Décembre 2000

Les violons de l'automne

Je rends grâces à Notre Seigneur, comme doit faire un pécheur adonné au siècle, de ce qu'il m'a octroyé pouvoir et loisir de terminer le riche ouvrage que j'ai entrepris : car je me suis travaillé beaucoup et appliqué curieusement pour le mener à fin, et j'ai achevé une longue œuvre. Maintenant qu'elle est faite, je me reposerai un peu, s'il plaît à Dieu, et prendrai quelque divertissement.
Anonyme, les Romans de la Table Ronde

Bach

Bach aurait pu prendre à son compte ces lignes, qui terminent le grand roman courtois du 13ème siècle, mais le temps ne lui fut pas laissé de prendre quelque divertissement, comme on le sait : il mourut avant d'avoir achevé son œuvre ultime, l'Art de la Fugue. Cela étant, quelque familier que l'on soit avec Bach, on reste toujours ébahi devant à la fois son extraordinaire diversité et son unité non moins extraordinaire, et aussi par une caractéristique plus remarquable encore : toute l'œuvre de Bach est, d'une certaine manière, contenue dans chacun de ses éléments, un peu comme dans les courbes fractales. Trois parutions récentes en témoignent.

Tout d'abord, les Sonates pour viole de gambe et clavier, dans un enregistrement qui était devenu rare et qui vient d'être repris en CD : celui de Paul Tortelier au violoncelle et Robert Veyron-Lacroix au clavecin, réalisé il y a près de 40 ans (1 CD ERATO n°77 de la collection remarquable " le Voyage Musical "). Les Sonates datent du début de la période heureuse de Cöthen ; elles sont moins connues que les Suites pour violoncelle seul, dont elles n'ont pas la rigueur austère et géniale, mais elles sont empreintes de cette sérénité que chacun de nous vient chercher chez Bach, et derrière laquelle se dissimule la complexité de l'écriture. Tortelier les joue avec la même plénitude et le même mélange impossible de perfection formelle, d'élévation spirituelle et d'humanité - qui fait le caractère unique de la musique de Bach - que les Suites (dont il a donné une des meilleures interprétations qui soient, tout à côté de celle de Casals, loin devant celles de Rostropovitch ou même de Yo-Yo Ma). On regrettera simplement que le clavecin soit aussi effacé par la prise de son, même si c'est bien dans la tradition de la basse continue, car Veyron-Lacroix a joué merveilleusement Bach (voir ses pièces pour flûte et clavecin avec Jean-Pierre Rampal).

Les Variations Goldberg sont, dans l'esprit de beaucoup de mélomanes, inséparable des deux interprétations qu'en a donné Glenn Gould. Outre les nombreux enregistrements au clavecin, d'autres s'y sont essayé au piano, comme Maria Tipo, sans jamais arriver à détrôner les versions Glenn Gould, disques-culte, presque mythiques. Eh bien, avec l'enregistrement tout récent de Murray Perahia (1 CD SONY SK 89243), c'est chose faite. On pourrait résumer de façon lapidaire la différence en disant que Gould est dans un autre monde tandis que Perahia est avec nous. Plus précisément, si Gould a recherché - et atteint - l'absolue perfection formelle et nous emmène dans un espace glacé, Perahia donne à ces Variations presque abstraites une dimension humaine, grâce à un jeu tout aussi rigoureux - aucune liberté avec la rythmique - mais moins percutant, plus chaleureux, dans la ligne des Suites Anglaises qu'il avait enregistrées il y a peu. Il y a toujours une joie un peu amère dans l'infidélité à une idole, mais le bonheur de l'écoute des Variations par Perahia ne laisse la place pour aucun remords.

Les Cantates ont, dans toute la musique de Bach, une place singulière : comme on le sait, ce sont pratiquement toutes des œuvres de commande, composées dans le cadre d'un contrat. Bien sûr, Bach pouvait reprendre des œuvres anciennes, mais il avait une obligation minimale de composition. La seule période de Leipzig (27 ans) lui en a vu produire plus de 150. Et la merveille est que ce travail récurrent d'artisan fonctionnaire d'une collectivité locale ait produit avec une telle régularité des œuvres dont la moindre aurait suffi à assurer le passage à la postérité d'un contemporain de Bach. Le volume 10 de l'édition Ton Koopman avec l'Orchestre et les Chœurs Baroques d'Amsterdam et Caroline Stam, Michael Chance, Paul Agnew, Klaus Mertens, présente les cantates sacrées des 18 premiers mois qui ont suivi l'arrivée de Bach de Cöthen à Leipzig (3 CD ERATO 8573 80220 2). Koopman poursuit sa tâche avec le même souci d'artisan perfectionniste qui dut être celui de Bach. Il reste encore 10 coffrets à produire pour achever cette intégrale, mais on peut déjà, avec une écoute répétée et attentive des dix premiers, des Passions (déjà publiées) et de la Messe en Si, commencer à embrasser une architecture d'ensemble dont la complexité - et la joie que l'on a à la décrypter - sont telles que l'architecture d'autres oeuvres réputées intelligibles comme un tout, comme le Ring, apparaît en comparaison comme dérisoire.

Ravel refusé

On sait que Ravel n'eut jamais le Prix de Rome. Ce ne fut pas faute de concourir, à cinq reprises (dans un but alimentaire) : en témoignent les trois Cantates (lors de deux des concours, Ravel ne parvint même pas à l'épreuve finale), sur des textes (imposés) d'obscurs versificateurs : Alyssa, Alcyone, Myrrha, que Norah Amsellem, Paul Groves, Marc Barrard, et l'Orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Michel Plasson viennent d'enregistrer (1 CD EMI 5 57032 2). Rien, absolument rien de Ravellien dans ces trois oeuvres convenues, écrites pour flatter un jury où prévalaient l'académisme et le rejet de toute novation : des réminiscences de Massenet, Gounod, Rimsky-Korsakov, Balakirev, et même…Puccini. On a peine à croire que, en parallèle, Ravel composait - et que l'on jouait - Miroirs, la Pavane, et même le Quatuor ! Mais cette curiosité rare vaut le détour (on épellera avec intérêt les noms des membres du jury et des lauréats, dont la plupart sont tombés depuis longtemps dans les oubliettes de l'histoire de la musique), et les orchestrations annoncent tout-de- même le grand, le vrai Ravel.

Armida de Haydn, Capriccio de Richard Strauss

1784 : première représentation à Estheraza d'Armida, composée par Haydn sur un poème épique du 16ème siècle ; 1942 : première représentation à Munich de Capriccio, de Richard Strauss, sur le thème des rapports entre la musique et les paroles dans l'opéra. Dans les deux cas, aucune trace des évènements qui secouent le monde : pour les créateurs de cette qualité, l'art transcende de toute évidence l'Histoire. Passons.

A la différence de ses symphonies et de ses quatuors, les opéras de Haydn ne sont guère connus. La publication d'Armida dans une distribution éclatante (Cecilia Bartoli, Christoph Prégardien, Concentus Musicus, Harnoncourt) (2 CD TELDEC 8573 81108 2) constitue une excellente occasion de combler une lacune que l'on regrettera, à l'écoute, d'avoir laissé subsister si longtemps. Il ne s'agit pas, en effet, d'une simple œuvre de cour, mais d'un opéra majeur. Avec une musique merveilleusement bien écrite et orchestrée, des airs superbes, une action soutenue avec une fin peu classique, Armida soutient tout à fait la comparaison avec les Noces ou même Cosi. Et les conditions hors du commun dont Haydn bénéficiait n'y sont certainement pas étrangères : il était au service d'un prince riche et cultivé, il disposait à demeure d'un orchestre, de chanteurs, d'un décorateur, tous à temps plein, il était libre de tout souci matériel et donc " forcé d'avoir du talent ". On s'émerveillera au passage de la voix de Cecilia Bartoli, qui rappelle à bien des égards l'Elisabeth Schwartzkopf de la grande époque.

C'est précisément Elisabeth Schwartzkopf qui a marqué l'enregistrement resté inégalé à ce jour de Capriccio, réalisé en 1957-58, avec des partenaires de rêve : Dietrich Fischer-Dieskau, Christa Ludwig, Eberhard Wächter, entre autres, et l'Orchestre Philharmonia dirigé par Wolfgang Sawallisch (2 CD EMI 5 67394 2). Capriccio, écrit sur une idée de Stefan Zweig - mais Strauss dut, étant donné les circonstances, faire appel à un autre librettiste, qui n'était autre que le chef d'orchestre Clemens Krauss - fut son dernier opéra, et c'est sans doute le plus attachant avec le Chevalier à la Rose . L'opéra commence avec un mouvement de sextuor à cordes sublime et d'un autre âge, et, d'un bout à l'autre, reste rigoureusement tonal (oubliés les modernismes d'Elektra et de la Femme sans ombre), avec des airs ineffables. Capriccio est clairement le testament musical de Strauss, avec Metamorphosen et les Vier letzte Lieder, dont il est d'ailleurs musicalement indissociable. On peut - et l'on doit, sans doute - avoir pour l'homme Richard Strauss haine et mépris. Mais l'on n'en est que plus libre pour reconnaître que, parfaitement indifférent à ce qui se passait en Europe en 1942, il a signé avec Capriccio un requiem exquis et décadent pour la fin d'un monde, celui de la " belle apparence " et de l'Europe du 18ème siècle, dont il avait feint depuis toujours d'ignorer la disparition.


Novembre 2000

Intérieurs

Quand j'entends du Wagner, j'ai envie d'envahir la Pologne
Woody Allen

C'est l'automne. Les vacances sont déjà loin, vos activités professionnelles, le stress et la passion qui leur sont associés, ont repris possession de vous depuis plusieurs semaines, et vous ressentez le besoin d'une pause, d'un retour sur vous-même , d'une introspection, que la brève accalmie d'un week-end peut vous offrir. La famille crie au scandale, mais vous n'en avez cure : vous allez, malgré les protestations et les railleries, vous enfermer dans la musique, casque sur les oreilles, comme dans un caisson étanche, et vous en sortirez, qui sait, serein et régénéré.

Chostakovitch

Que Chostakovitch soit un musicien complexe, ce n'est pas un scoop ; mais, au delà du penchant pour le grinçant et le grandiose qu'affichent certaines de ses symphonies, l'on redécouvre aujourd'hui un créateur que les contraintes et les harcèlements des pontifes de la culture stalinienne ont non bridé mais stimulé, tout comme les règles étroites de la tragédie classique ont seules permis à Racine et Corneille d'exprimer leur génie

Tout d'abord les concertos, dont un " double disque " présente une belle anthologie (2 CD SONY SM2K8979 ). Le 1er Concerto pour violon, enregistré en 1956 par son dédicataire David Oïstrakh avec le Philharmonique de New York dirigé par Dimitri Mitropoulos, vous prend au cœur dès le premier mouvement et ne vous lâche plus ; au point que, en comparaison, les concertos de Brahms, Tchaïkovsky, Mendelssohn, pourraient vous apparaître comme des bluettes : aucune concession à la virtuosité, aucune respiration, une tension permanente qui vous laissera chancelant , véritablement. Le 1er Concerto pour violoncelle est, lui aussi, joué par son dédicataire Rostropovitch, en 1960, avec le Philadelphia Orchestra dirigé par Eugène Ormandy : là aussi, pour peu qu'on se laisse prendre - et comment faire autrement - une œuvre face à laquelle les grands du répertoire, les Dvorak et autre Schumann, semblent convenus et pâlichons, d'autant que le langage reste l'écriture classique. Enfin, les deux concertos pour piano, le premier avec trompette, par André Prévin et le New York Philharmonic dirigé par Bernstein, l'autre que joue Bernstein lui-même en dirigeant le même orchestre, sont l'un fort, avec deux mouvements centraux lyriques dans l'esprit de Mahler, l'autre agréable , et permettent de respirer.

Sur un autre " double disque " (2 CD VIRGIN 5 61760 2), deux œuvres-phares de la musique de chambre du 20ème siècle : le Quintette avec piano, et le 2ème Trio pour piano, violon et alto, par Ian Brown et des solistes du Nash Ensemble : encore deux œuvres au lyrisme exacerbé, impossibles à écouter d'une oreille distraite, et qui vous pénètrent au plus profond. On n'a sans doute jamais écrit de musique aussi puissante dans l'introspection et aussi désespérée que le Trio, à ne pas écouter un jour de vague à l'âme, et qui vous posera, si vous ne vous les posez pas déjà vous-même , les problèmes majeurs : la vie, l'amour, la mort, surtout la mort…

Les quatre valses qui accompagnent ces deux œuvres sont de la musique de film, d'un intérêt nul. Le deuxième disque, en revanche , consacré à Schoenberg, est passionnant car il présente, à côté de la Nuit Transfigurée, la Kammersymphonie, arrangée pour piano et quatuor par Webern, et l'Ode à Napoléon. La Symphonie de chambre est une pièce superbe et très classique, qu'aimeront ceux qui sont peu perméables à la manière sérielle de Schoenberg ; l'Ode à Napoléon est une œuvre assez dure, typiquement sérielle, avec récitant , où Schoenberg vise, à travers Napoléon, l'hitlérisme. Quant à l a Nuit Transfigurée, que chacun connaît, sans doute l'une des plus belles œuvres de Schoenberg, et la plus accessible, elle est jouée ici dans sa version d'origine pour sextuor, plus poignante encore que la version pour orchestre de chambre, et le jeu aérien, pas trop expressionniste, des solistes du Nash Ensemble mérite un grand coup de chapeau.

Claude Helffer joue Schoenberg

Notre camarade Claude Helffer est le paradigme du musicien pur et dur, c'est-à-dire sans aucune concession. On connaît ses interprétations de Ravel (qui sont au piano ce que celles de Boulez sont à l'orchestre, un modèle d'explication de texte dépouillée de tout romantisme), on l'a même entendu jadis dans le Concerto de Schumann. En enregistrant l'intégrale de l'œuvre de piano de Schoenberg, il présente une somme qu'il est sans doute le seul aujourd'hui à pouvoir jouer avec une autorité indiscutable, car elle est l'aboutissement de toute une vie (1 CD PIANOVOX 76005 565344) consacrée essentiellement à la musique sérielle. Celui, quelque fermé qu'il soit à la musique dodécaphonique, qui a entendu Claude Helffer expliquer une sonate de Boulez en la décortiquant au clavier, aura compris que ce diable d'homme, un pédagogue-né, est capable de nous faire aimer toute musique qu'il aime lui-même. Eh bien, c'est vrai aussi pour Schoenberg, qu'il joue comme on joue du Brahms, avec sensibilité et intelligence, et non avec froideur. Que Helffer soit polytechnicien n'est pas indifférent : cette manière de jouer clair, qui en définitive rend accessibles les pièces les plus difficiles, n'est-elle pas la marque d'une certaine école de pensée, d'une certaine Ecole tout court ?

Le nouveau Fazil Say

L'irruption de Fazil Say dans le monde musical français, voici quelques années, a déclenché des réactions passionnelles - pianiste génial pour les uns, fantaisiste doué pour les autres - mais elle n'a laissé personne indifférent. Aujourd'hui, avec du recul et quelques enregistrements, dont Mozart et Bach, force est de reconnaître que le jeune pianiste turc n'est pas tombé dans le piège du vedettariat, et qu'il joue de mieux en mieux et de plus en plus clair, en limitant au strict minimum l'utilisation de la pédale forte, et en choisissant des compositeurs et des œuvres qui imposent la clarté et la perfection technique. Ainsi, en enregistrant le Sacre du Printemps (1 CD TELDEC 8573-81041-2), seul, à quatre mains (profitant des possibilités qu'offre la technique de l'enregistrement musical, possibilités mises à profit il y a bien longtemps déjà par Sydney Bechet dans un Sheik of Araby de légende, où il tenait non seulement le saxo soprano mais aussi deux autres instruments), Fazil Say produit rien de moins qu'un petit chef d'œuvre au sens où l'entendent les Compagnons du Tour de France, variant les couleurs à l'infini, et où l'auditeur le moins averti peut distinguer chaque plan sonore mieux encore que dans la version orchestrale. Stravinsky aurait aimé, sûrement.

Musique dégénérée : Von Zemlinsky

On sait que Goebbels fit interdire sous le Troisième Reich certains compositeurs, taxés d'écrire de la musique " dégénérée " (entartete Musik), et que Bartok lui écrivit pour réclamer l'honneur d'être classé parmi eux. Alexandre von Zemlinsky, mort en 1942, fut de ceux-là, et, comme l'on pouvait s'y attendre, sa musique est superbe. Superbe, mais pas seulement : cette musique qu'aima Webern est d'une extrême originalité, subtile , fine, faisant appel à tous les registres de la palette sonore, à la limite de l'atonalité. On pourrait dire que Zemlinsky est à la musique ce que Proust est à la littérature, Vuillard à la peinture. En témoignent ses lieder avec orchestre, dont l'intégrale vient d'être enregistrée par James Conlon à la tête du Gürzenich-Orchester Köln Philharmoniker avec une pléiade de solistes, parmi lesquels une extraordinaire soprano, Soile Isokoski (1 CD EMI 5 57024 2). Une œuvre majeure, qui couvre 35 ans de composition, et où l'on distinguera, pour les pyrrhoniens qui voudraient un échantillon pour être convaincus, Maiblumen blühten überall, pour soprano et sextuor à cordes, petite merveille enregistrée en première mondiale, et qu'aimeront au delà du raisonnable ceux qui aiment les chansons de Ravel, le gewürtztraminer, Baudelaire et les jardins du Luxembourg en automne.


Octobre 2000

L'amour dans trois opéras

Amor che move il sol e l'altre stelle
DANTE, la Divine Comédie

Dans les festivals de l'été, les touristes béats que nous sommes tous perdent tout esprit critique et sont prêts à avaler le pire avec le meilleur, et le plus modeste des concerts se donne à guichets fermés : le vacancier ne veut pas bronzer idiot. Hélas, il n'en est plus de même dans les salles de concert que nous retrouvons à la rentrée, et, en France tout-au-moins, seules des valeurs sûres convenablement médiatisées parviennent à les remplir, en musique symphonique comme en musique de chambre : pour le bourgeois vaguement amateur, s'endormir sur son sofa devant la télévision est plus confortable que sur le fauteuil d'une salle de concert.

L'opéra, fort heureusement, échappe à cette désaffection, sans doute en raison du goût du spectacle que la télévision, précisément, contribue à entretenir. Encore faut-il qu'il y ait spectacle, d'où la course à la mise en scène originale, excessive, éventuellement extravagante, destinée à étonner le chaland. Mais qu'importe, si c'est pour le bien de la musique ! Cela étant, nous n'aimons, nous ne possédons entièrement un opéra que si nous l'avons intériorisé, si nous avons dépassé les souvenirs visuels que nous en avons, et si les caractères sont devenus indépendants des chanteurs qui les ont, un jour, incarnés pour nous sur une scène, si les lieux ne doivent plus rien aux décors aperçus, et s'il ne nous reste que la quintessence de l'oeuvre, c'est-à-dire la musique. A cet égard, pour le puriste, une version de concert est mille fois préférable à une version scénique, d'autant que les chanteurs qui n'ont plus à être aussi des acteurs et ne sont plus embarrassés par les costumes, les attitudes, les mouvements, se concentrent sur la seule musique. Allons, Messieurs les metteurs en scène, ne cherchez plus à nous étonner, rivalisez dans la modestie, le dépouillement, et souciez-vous de servir la seule musique, comme jadis Vilar, au TNP, servait le texte, rien que le texte.

Monteverdi - L'Incoronazione di Poppea

Monteverdi s'écoute en général avec le respect dû aux grands anciens, respect souvent mêlé d'un peu d'ennui : on n'est pas sans servitude l'inventeur ancien de l'opéra moderne. Mais après avoir fustigé les metteurs en scène, il faut bien avouer que c'est la représentation scénique qui a révélé le Couronnement de Poppée au public il y a quelques années, et lui a conféré le statut mérité de chef d'oeuvre. Opéra historique qui se déroule à l'époque de Tacite et qui met en scène Néron et Sénèque, le Couronnement de Poppée, loin d'être momifié, brûle : le Mal triomphe du Bien, le désir sexuel domine les relations humaines, Néron répudie sa femme et épouse sa maîtresse, Sénèque est acculé au suicide, et la musique n'est ni convenue, ni innocente.

Il faut de très bons spécialistes de la musique baroque pour une oeuvre aussi complexe et sulfureuse. Les Britanniques excellent dans ce domaine, et la version du City of London Baroque Sinfonia, dirigé par Richard Hickox, avec une pléiade de solistes excellents et homogènes dont la remarquable Arleen Auger en Poppée, sera une version de référence (3 CD VIRGIN 5 61783 2)

Alcina, de Haendel

Opéra majeur , le trentième de Haendel, joué à Covent Garden peu après son ouverture en 1732, Alcina a été découvert par beaucoup grâce à sa représentation à l'Opéra de Paris en 1999. C'est précisément une de ces représentations qui a été enregistrée par Erato, avec Renée Fleming, Susan Graham, Nathalie Dessay, et les Arts Florissants dirigés par William Christie (3 CD ERATO 8573-80233-2). Histoire elle aussi imprégnée par l'érotisme, personnages incertains et changeants à la psychologie complexe, arias superbes, tout concourt à faire de cet opera seria une oeuvre extraordinairement moderne. Ce n'est pas le cas de la musique baroque en général, ni même de la plupart des opéras de Haendel. Aussi se réjouit-on d'écouter et de réécouter Alcina, découvrant quelque chose de plus à chaque écoute, et aussi, chez Haendel, un magicien, scrutateur de l'âme humaine, que l'on ne soupçonnait pas.

La Traviata, avec José Cura, Eteri Gvazava, Rolando Panerai

La version de La Traviata enregistrée par Zubin Mehta à la tête de l'Orchestre Symphonique et des Choeurs de la RAI, avec les trois solistes ci-dessus (2 CD TELDEC 87738 27412), est un paradoxe : elle est le by-product d'un événement télévisuel médiatisé à l'excès en juin 2000, et c'est, contre toute attente, une version optimale de l'opéra de Verdi. Il s'agissait, rappelons-le à l'usage de ceux qui auraient échappé au battage médiatique de l'époque, de diffuser en quatre séquences, en direct, dans le monde entier (ou presque), l'oeuvre chantée et tournée à Paris sur les lieux (approximativement) où elle se déroule (comme naguère la Tosca à Rome dans des conditions semblables). Pourquoi obtient-on ainsi une version optimale, avec en outre une qualité technique d'enregistrement exceptionnelle ? Parce que le chef, les solistes et les choeurs sont de tout premier plan, bien sûr (y compris la très belle et peu connue sibérienne Eteri Gvazava, qui a une voix magnifique) ; mais aussi, peut-être ( et l'on peut le regretter ou s'en réjouir, au choix), en raison de la longue préparation et du budget considérable du film : seuls les naïfs pensent qu'en art l'argent salit ce qu'il touche.

Aussi relativisera-t-on ce que l'on écrivait plus haut : la médiatisation à outrance, la télévision, les superproductions ne sont pas nécessairement vouées à la médiocrité musicale. Si elles doivent contribuer à l'épanouissement de la musique dite classique tout en assurant son accès au plus grand nombre, eh bien, vive la société de consommation et vive la télévision !


Août-septembre 2000

Jadis et naguère

"Cunégonde était à la vérité bien Iaide, mais elle devint une excellente pâtissière"
(VOLTAIRE, Candide)

Voilà, Messieurs, la phrase la plus triste de la littérature française.
JEAN STÉFANINI, professeur de lettres en première.

L'édition d'enregistrements de musique dite classique ne se porte pas bien, et pour survivre, se livre à toutes sortes d'expédients, dont certains auraient provoqué il y a vingt ans un formidable éclat de rire, comme la publication d'anthologies de mouvements isolés de symphonies ou de concertos, sans parler de certains musiciens qui n'ont de remarquable que leur tenue vestimentaire ou l'extravagance de leur style de jeu : il faut bien vivre, en ces temps de consommation de masse. France-Musique n'échappe pas à la règle, qui ne livre en pâture à nos oreilles avides, aux heures de grande écoute, que des extraits d'oeuvres, musique en miettes qui d'ailleurs remplit les maigres intervalles laissés par le bavardage pontifiant et les interviews de complaisance de pauvres journalistes. Aussi, vous qui aimez la musique, camarades, ne vous résignez pas à sa mort annoncée, achetez des disques, et soutenez les éditeurs sérieux et les interprètes honnêtes par tous les moyens dont vous disposez. La vraie musique - celle de Bach et de Duke Ellington - est en danger !

Jacqueline du Pré, violoncelliste, et Maxim Vengerov, violoniste

La carrière relativement brève de certains interprètes et leur mort prématurée les nimbent parfois d'une aura qui contribue à leur légende. Ainsi de Kathleen Ferrier, de Ginette Neveu, de Samson François... Jacqueline du Pré, qui interrompit sa carrière à 27 ans, frappée par une maladie qui ne pardonne pas et qui devait l'emporter quelques années plus tard, n'échappe pas à la règle. La violoncelliste - anglaise, comme son nom ne l'indique pas - fut réellement une apparition fulgurante, et un coffret qui reprend quelques-uns de ses principaux enregistrements avec orchestre (4 CD EMI 5 67341 2) en témoigne : y figurent huit concertos : le 1er de Haydn - découvert en 1961 -, ceux de Boccherini, de Schumann, de Monn (milieu du 18ème siècle) , de Dvorak, de Delius, le 1er de Saint-Saëns, et enfin le Concerto d'Elgar, suivis par Don Quichotte de Richard Strauss. il y a eu de superbes violoncellistes - comme Casals, Navarra, Fournier, Tortelier - il y en a encore, Anne Gastinel, par exemple ; mais ce qui rend Jacqueline du Pré unique, c'est la fougue extraordinaire qui l'anime, soutenue par une technique sans faille et un son chaud et plein, qui font que l'on ne peut la comparer qu'à Maxim Vengerov (violon) aujourd'hui. Même les afféteries postbaroques de Monn, même les mondanités musicales de Saint-Saëns sont jouées par elle comme si sa vie était en jeu. Mais, bien entendu, les Concertos de Dvorak, de Schumann, et plus encore celui d'Elgar, semblent être sa musique. Pour le moment, aucun autre enregistrement de ces oeuvres n'atteint à une telle émotion.

Maxim Vengerov, lui, est bien vivant, et vient d'enregistrer, avec le London Symphony dirigé par Rostropovitch (avec qui il avait joué au Barbican, à Londres, pour le 200ème anniversaire de l'X, le 1er Concerto de Chostakovitch), les Concertos de Schedrin (Chédrine) et de Stravinski, et la Sérénade mélancolique de Tchaïkovski (1 CD EMI 5 56966 2). Le Concerto de Schedrin est dédié à Vengerov ; c'est une de ces oeuvres de musique contemporaine comme on aimerait en découvrir plus souvent, ayant digéré les acquis de l'école de Vienne mais rien moins que cérébrale, chaleureuse et très russe... comme le Concerto de Stravinski, tendre, drôle et vif, rappelant l'Histoire du Soldat. Quant à la Sérénade de Tchaïkovski, le jeu de Vengerov est merveilleusement adapté à son lyrisme amer et exacerbé.

Nikolaï Luganski, pianiste, Marcelo Alvarez, ténor, Gérard Lesne, alto

Il est admis que Luganski est un des grands de la nouvelle école russe, une sorte de Guillels de demain, et son enregistrement des Études des opus 10 et 25 de Chopin donne à chacun la possibilité de juger sur pièces (1 CD ERATO 85738 02282) . Technique éblouissante, toucher subtil, tout est là pour une interprétation exemplaire. Et pourtant, il y manque ce presque rien, cette touche de génie perceptible on ne sait comment, que possèdent Vengerov et Fazil Say, et que seule la vie pourra conférer à Luganski, si le succès tôt venu ne l'en dispense pas.

Marcelo Alvarez est un excellent ténor argentin qui a entrepris d'enregistrer les tangos mythiques du légendaire Carlos Gardel, né à Toulouse (1 CD SONY 099706 184027) et Argentin lui aussi. Ils y sont tous, El dia que me quieras, Por una cabeza, Golondrinas, etc. Le style bel canto d'Alvarez choque un peu dès l'abord, surtout comparé à la voix rauque et chaude de Gardel, avec qui le CD le réunit en un improbable et virtuel duo (le tango Mi Buenos Aires querido). Mais la qualité des musiciens, parmi lesquels Nestor Marconi au bandonéon, fait de ce disque un petit bonheur, que l'on écoutera en cachette, délaissant un instant Bach et Mahler, avec une bouteille d'un bon vin bien tannique, à l'ombre d'un feuillage automnal qui porte à la mélancolie.

Tout aussi automnale et plus mélancolique encore est l'Ode sur la mort de M Henry Purcell, de John Blow (1649-1708), qu'ont enregistrée Gérard Lesne, Steve Dugardin, alto lui aussi, et l'ensemble " La Canzona " (1 CD VIRGIN 5 45342 2) . C'était une époque où l'on savait écrire, sur un poème conventionnel, à l'occasion d'un événement officiel, une musique exquise et rien moins qu'ennuyeuse. Purcell avait été l'élève de Blow, le dépassa, et mourut avant lui. Le disque réunit intelligemment des musiques entrecroisées de Blow et Purcell, instrumentales et vocales, jusqu'à l'ode finale. On connaissait Purcell et ses airs souvent inspirés - le meilleur de la musique anglaise - et l'on découvre Blow, élégant, sachant trousser une fugue rigoureuse au clavier comme un "Ground" (forme apparemment propre à l'outre-Manche) vivace et orné. Les voix des alti masculins, pures de tout vibrato, confèrent à cette musique délicieuse ce qu'il faut de distance pour que méme les réfractaires à la musique baroque y prennent du plaisir. À écouter parmi des fleurs, en buvant un thé subtil et léger, donc surtout pas un thé anglais, mais par exemple un thé vert de Chine... ·


Juin-juillet 2000

Pour une nuit d'été

Ah ! Nous qui voulions préparer le terrain
pour un monde amical
N'avons pas pu être amicaux
Mais vous, quand on en sera là
Que l'homme sera un ami pour l'homme
Pensez à nous
Avec indulgence

BERTOLT BRECHT, A ceux qui vivront après nous


Kurt Weill, Die Bürgschaft

Pour beaucoup, Kurt Weill, ce sont l'Opéra de quat'sous, Mahagonny, Happy End, les "songs" aux thèmes inoubliables accompagnés par des orchestres de bastringue avec des enchaînements harmoniques inouïs, c'est-à-dire la période allemande prénazie et la collaboration avec Brecht, puis, à l'opposé, les "musicals", par comparaison insipides, de la période américaine. Les initiés connaissent les premières oeuvres symphoniques, éventuellement Die Sieben Todsünden des Kleinebürger, de la brève période de l'exil parisien. Mais qui a entendu les opéras écrits après la rupture avec Brecht et avant la fuite d'Allemagne? Et pour cause : il a fallu attendre plus de soixante ans pour qu'ils soient montés à nouveau. C'est le cas de Die Bürgschaft, écrit en 1930, monté à Berlin en 1932 dans l'enthousiasme, repris pour la première fois en 1998 en Allemagne puis en 1999 au festival de Spoleto, dans la distribution qui est celle de l'enregistrement réalisé pendant le festival par EMI (2 CD EMI 5 56976 2).

On se gardera bien de résumer ici un livret de type social-pessimiste mais rien moins que simple, pour se focaliser sur la musique : c'est ce que Weill a considéré qu'il avait fait de mieux, et c'est sans doute ce qu'il a écrit de plus achevé, même si l'on garde la nostalgie de Mahagonny et autres pièces brechtiennes. Sorte d'oratorio pour solistes, deux choeurs et orchestre, sans voix éraillées à la Lotte Lenya ni ensemble de bastringue, tonale, avec ces mêmes originalités harmoniques qui font que l'on reconnaît Weill aux premières mesures, il s'agit d'une oeuvre d'une force exceptionnelle, qui porte en elle toute l'angoisse et la violence de la fin de la République de Weimar, sorte d'équivalent musical des films de Fritz Lang de cette époque, et que l'on placerait vraisemblablement tout à côté de Lulu, de Wozzeck, du Château de Barbe-Bleue, du Psalmus Hungaricus, si l'on avait la chance de la voir montée à la scène. La première surprise passée, en entendant Weill chanté par des chanteurs d'opéra, ce qui serait insupportable dans l'Opéra de quat'sous, on est vite pris par la qualité de la musique et par l'intensité dramatique de l'oeuvre. Et maintenant, à quand Der Weg der Verheissung, monté récemment à New York, et que l'on aimerait bien découvrir en France ?

Franck, Dvorak, Martinù

C'est un tout autre genre d'oratorio que Les Béatitudes de César Franck, l'oeuvre-une, l'opus majeur, où le compositeur a fait le pari insensé de mettre toute sa foi, naïve sinon simpliste ; mais Franck n'était pas Bach. Aussi a-t-il mis dix ans à écrire son oratorio et il n'a pas su " faire court", comme Racine s'en excusait auprès de ses maîtres de Port-Royal : deux heures. Mais, au-delà d'une construction maladroite, où abondent les choeurs célestes, il reste quelques très beaux airs qui à eux seuls méritent l'écoute, même pour ceux qui ne sont pas des inconditionnels du " pater seraphicus ", comme le surnommaient ses disciples, et que l'on découvrira dans un très bel enregistrement de 1985 par des solistes parmi lesquels Nathalie Stutzmann et Jane Berbié, les Choeurs de Radio France et Le Nouvel Orchestre Philharmonique dirigé par Armin Jordan (2 CD ERATO 3984 24233 5).

Ce que l'on aime dans la musique de chambre de Dvorak, c'est ce mélange de classicisme romantique proche de Brahms et d'inspiration puisée dans le folklore tchèque - que l'on nous pardonnera de préférer mille fois aux thèmes pseudo-indiens de la Symphonie du Nouveau Monde. Curieusement, ce sont ces deux sources d'inspiration que l'on trouve dans la très jolie Sonatine pour violon et piano qu'ont enregistrée Isaac Stern et Robert Mac Donald, avec d'agréables Pièces Romantiques proches de Mendelssohn (1 CD SONY 5 099706 259725).! Mais ce qui est beaucoup plus fort dans ce même disque, c'est le 2ème quatuor avec piano, oeuvre majeure de la même veine que le Quintette avec piano, et que jouent, avec Stern, Yo-Yo Ma, Emmanuel Ax, Jaime Laredo : proche de Brahms, du très grand Dvorak, un chef-d'oeuvre.

Autre Tchèque, mais résolument du 20ème siècle : Bohuslav Martinù, relativement peu joué, moins en tout cas que son compatriote Janacek, et dont un coffret nous présente les diverses facettes : le Double Concerto pour piano, cordes et timbales, le Concerto pour quatuor à cordes et orchestre, les Trois Ricercare pour deux pianos et orchestre, le Fresques de Piero della Francesca, la Sinfonietta " La Jolia ", Toccata e due canzoni, par Jean François Heisser, Alain Planès, le Quatuor Brandis, et l'Orchestre National dirigé par James Conlon (2 CD ERATO 39842 42385). C'est une musique tonale et complexe, proche, si l'on veut des références, à la fois de Milhaud et de Prokofiev, mais tout à fait personnelle, explosant de créativité, avec un fond d'angoisse quasi permanent - Martinù avait été marqué par la Deuxième Guerre mondiale, où il avait fui successivement la Bohème envahie et la France occupée. Mais, surtout - et peut-être à cause de cela - ce n'est jamais gratuit pour le seul plaisir de la musique, et si vous jouez le jeu de l'écoute attentive, vous êtes pris au plus profond (écoutez le 2ème Ricercare et relisez ensuite Le Monde d'hier, de Stefan Zweig).

Hillary Hahn

La qualité sans cesse croissante de l'enseignement musical, aux États-Unis comme en Europe et au Japon, fait que les jeunes prodiges, notamment du violon, ne sont plus une rareté. Que l'un de ces prodiges soit une fille de dix-neuf ans merveilleusement belle est plus rare. Mais ce ne sont pas ces deux qualités qui font que Hillary Hahn apparait comme unique aujourd'hui : elle a ce mélange d'assurance et de fragilité qui rappelle le Menuhin des débuts, une sonorité à la fois chaude et distante, et elle choisit de ne pas se cantonner dans les best-sellers du répertoire romantique; ainsi, elle vient d'enregistrer deux petits joyaux de la musique contemporaine tonale :l)es concertos de Samuel Barber et d'Edgar Meyer (1 CD SONY 5 099708 902926). Le Concerto de Barber est, pour nous, l'égal, en musique contemporaine, de ceux de Sibelius, Goldmark, Max Bruch, et, plus récemment, de Berg. Quant à celui de Meyer, écrit pour l'interprète - on comprend Meyer ! remarquablement orchestré, il vaut le détour. Il ne nous reste plus qu'à souhaiter que le succès n'ait pas raison du génie adolescent de Hillary Hahn, et qu'elle nous fasse découvrir encore d'autres perles de la même eau.


Mai 2000

Fin d'une liaison

Dire que j'ai gâché des années de ma vie,
que j'ai voulu mourir,
que j'ai eu mon plus grand amour,
pour une femme qui ne me plaisait pas,
qui n'était pas mon genre !

Marcel PROUST, Du côté de chez Swann.

Un jour, presque par hasard, vous mettez sur la platine de votre lecteur de disques une musique qui a été, jadis, une de vos passions, et que vous n'avez pas écoutée depuis plusieurs années. Et une immense déception vous attend : ce n'était donc que cela ! Ainsi, pour quelques-uns d'entre nous, de certaine symphonie de Beethoven, d'un concerto de Vivaldi, d'un opéra de Wagner, qui tombent d'autant plus haut que nous les avions placés, autrefois, sur un piédestal. Bien sûr, nous nous refusons à croire que nous avons changé, ou plutôt nous nous rëjouissons que notre goût soit devenu plus sûr, que notre sens critique se soit affiné; plus jamais nous ne perdrons notre temps, précieux et compté, à de telles musiques lourdes, simplistes, ou surannées, alors que nous avons tant d'oeuvres de Brahms, de Fauré, de Bartok ou Schoenberg, à réécouter ou à découvrir, etc. Et nous tournons une page pour toujours, persuadés qu'il n'en sera jamais de même pour nos amours musicales du moment.
Or, il n'en va pas ainsi - fort heureusement - de toutes nos passions anciennes en musique, et nous restons fidèles à bien des oeuvres que nous avons aimées et qui, pour nous, résistent à l'usure du temps.

Mendelssohn, Bach, et Schubert/Liszt par Perahia

Les romances sans paroles figurent parmi les pièces les plus rabâchées de la littérature pianistique : tout pianiste amateur ajoué l'une ou l'autre de ces petites oeuvres exquises, publiées au début des années 1830. Le problème, avec la plupart des interprétations discographiques, est que les pianistes les enregistrent souvent à première lecture ou presque, et que le résultat est plat. Murray Perahia a choisi 14 d'entre elles (1 CD SONY CB 801), et les interprète réellement, c'està-dire les joue après une étude approfondie ; et voici que, à l'inverse des déceptions des amours anciennes, l'on découvre des joyaux insoupçonnés là où l'on avait gardé le souvenir de bluettes : c'est aussi fort que Schumann, aussi beau que Schubert. De Schubert, précisément, Perahia joue sur le méme disque les arrangements que Liszt fit de quatre de ses lieder, arrangements où il y a plus de Liszt que de Schubert, mais dont l'un au moins, le Roi des aulnes, emporte l'adhésion et même l'enthousiasme. Le disque commence par quatre chorals de Bach, transcrits (et non arrangés) par Busoni, Wachet auf, ruft uns die Stimme, Nun Komm, der Heiden Heiland, Nun freut euch, lieben Christen, et Ich ruf' zu dir, Herr Jesu Christ. Là, c'est le bonheur total, la plénitude, la sérénité absolue. Au total, Perahia est bien l'un des tout premiers, le digne successeur de Richter.

Rachmaninov et Tchaïhovshi par Mihhaïl Rudy

Autres oeuvres ultra-jouées, les quatre concertos et la Rapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov et le 1er de Tchaïkovski que Mikhaïl Rudy enregistra en 1990 avec le Philharmonique de Leningrad/Saint-Pétersbourg dirigé par Mariss Jansons et que l'on réédite aujourd'hui (3 CD EMI 7 542322 / 7 54880 2 / 5 55188 2). On a dit que Tchaïkovski et, plus tard, Rachmaninov avaient écrit de la "musique de film" (ce qui se voulait ironique mais l'est moins aujourd'hui où les musiques écrites pour le cinéma sont jouées au concert). Bien sûr, ces oeuvres sont l'archétype du romantisme finissant (pour Tchaïkovski) et attardé (pour Rachmaninov). Mais la postérité a rarement tort, et n'importe laquelle de ces oeuvres a aujourd'hui plus de faveur auprès des amateurs de concerts ou de disques que la plupart des oeuvres qui leur furent contemporaines et qui se voulaient en rupture avec le passé. C'est qu'elles sont superbement écrites et orchestrëes, et que, venant après nombre d'oeuvres de l'époque romantique, elles ont innové par leurs thèmes, leur rythmique, Ieurs harmonies (pour Rachmaninov); et qu'elles chantent merveilleusement dans la mémoire, sans prendre une ride. Mais il faut les jouer avec brio, ce qui est relativement facile si l'on possède la technique, et avec au moins autant de finesse que les Concertos de Brahms et Schumann, ce qui est moins simple et beaucoup plus rare. Mikhaïl Rudy, pianiste extraordinairement subtil (écoutez ses Intermezzi de Brahms et sa Valse de Ravel), et russe par ailleurs, est l'interprète idéal pour ces oeuvres qui ne supportent pas la banalité. Une quasi-redécouverte et un régal, véritablement.

Vivaldi - Piazzolla par Gidon Kremer

De tous les compositeurs que l'on a aimés autrefois, Vivaldi est sans doute celui qui réserve le plus de déceptions potentielles. Ses qualités essentielles - le brio, l'invention, le foisonnement - apparaissent comme surfaites, l'on découvre ses " ficelles ", et les excès dont les Saisons ont fait l'objet depuis que I Musici les révélaient à nombre de discophiles (y compris leur utilisation comme musique d'attente dans nombre de PABX, qui pousse à l'exaspération), contribuent à un rejet somme toute injuste. Ce sont précisément les Quatre Saisons que Gidon Kremer, avec son propre orchestre de chambre (cordes), dénommé drôlement Kremerata Baltica, s'est mis en devoir de renouveler, sans les changer, mais en les associant aux Cuatro staciones portenas (les quatre Saisons de Buenos Aires) d'Astor Piazzolla (1 CD NONESUCH 79568 2), avec lesquelles elles s'interpénètrent, le Printemps de Vivaldi suivi du Verano Porteno qui précède l'Été, etc., et le Printemps de Piazzolla, la Primavera Portena, terminant l'ensemble. D'abord, Kremer joue superbement Vivaldi, dépoussiéré, presque tzigane (et pas du tout baroque), et ses collègues sont de première grandeur. Du coup, Vivaldi apparait moderne et neuf. Et la musique de Piazzolla, où l'absence du bandonéon, ôtant le côté "canaille ", ajoute à l'universalité, est beaucoup plus subtile que les tangos et milongas auxquels nous sommes habitués. Enfin Kremer joue Piazzolla comme il joue Vivaldi, avec la même sonorité, les mêmes structures orchestrales, les mêmes basses en particulier, d'où une unité inattendue. Ce mélange, loin de choquer (il est d'ailleurs tout à fait dans l'esprit de l'époque de Vivaldi), se révèle quasi génial : une petite merveille. À boire, si l'on peut dire, avec tequila, citron vert, et sel.


Avril 2000

Sève de printemps

Au printemps Cupidon fait flèche de tout bois.
Georges BRASSENS, Mes amours d'antan.

Il est des moments où l'on a envie de tout absorber, de tout boire sans distinction, tant est grande la soif de musique et tant nous apparaît court le temps, dont il convient de ne pas gâcher une seconde. On en vient à accélérer l'écoute, à sauter les récitatifs des opéras et cantates, à écourter un mouvement moins réussi pour mieux jouir des autres musiques dont on s'est promis, ce soirlà, de grandes joies.

Alcina ou Haendel érotique

Une très belle histoire : Alcina, magicienne nymphomane, attire les hommes sur son île, puis, après en avoir joui, les transforme en animaux, en arbres, en vagues, etc. L'amour véritable - et déçu - qu'elle porte à son dernier amant, lui fera perdre ses pouvoirs magiques, et ses amants successifs retrouveront leur forme originelle. Sur ce livret très moral, et en feignant de ne pas se départir du ton convenu qui est un des attributs de la musique baroque, Haendel signe son opéra le plus fort, le plus humain, et dont la sensualité et l'amertume font irrésistiblement penser à... Cosi fan tutte. Et découvrir cette oeuvre dans une distribution qui comprend rien de moins que Renée Fleming, Susan Graham, Natalie Dessay, parmi les solistes, et Les Arts Florissants de William Christie (3 CD ERATO 8573 80233 2), est un de ces petits bonheurs rares qui marquent l'auditeur, éclairé ou non, de manière plus durable qu'une journée de printemps ensoleillée.

Bach - La Passion selon saint Marc

La Passion selon saint Marc a disparu, on le sait, comme nombre d'oeuvres de Bach, emportée sans doute dans la tourmente des vicissitudes qu'ont connues ses fils, qui s'étaient partagé ses manuscrits. De savants musicologues ont tenté, à plusieurs reprises, de la reconstituer à partir d'oeuvres sacrées de Bach en se fondant sur des documents de l'époque, et sur le fait que Bach réutilisait couramment les matériaux de ses oeuvres, tout particulièrement de ses cantates, pour en bâtir d'autres. Une telle reconstitution est plus subjective encore que celle d'un animal préhistorique à partir de fragments d'os. Aussi vaut-il mieux que l'archéologue soit un expert des oeuvres sacrées de Bach. À cet égard, Ton Koopman, à qui l'on doit les enregistrements des Cantates et Passions sans doute les meilleurs de ces vingt dernières années, et qui par ailleurs, claveciniste, a accompagné tant de récitatifs de Bach, était l'homme de la situation. Il a donc reconstitué à sa manière la Passion selon saint Marc, à partir des oeuvres de Bach (hormis les Passions) qui lui paraissaient les plus vraisemblables, et en écrivant lui-même les récitatifs. Les explications qu'il donne sont convaincantes, et le résultat, qu'il présente (2 CD ERATO 8573 80221 2) avec l'Orchestre et le Choeur baroques d'Amsterdam, et divers solistes dont, dans le rôle de l'Évangéliste, Christoph Prégardien, est étonnant d'homogénéité et de force : du grand Bach, en définitive.

Beethoven - Les Sonates pour pianoforte et violoncelle

Nombre d'entre nous considèrent la musique de chambre de Beethoven comme le sommet de son oeuvre. Mais l'on pense généralement, ce faisant, aux quatuors et trios, et aux Sonates pour piano et à celles pour piano et violon. Les Sonates pour piano et violoncelle, que Anner Bylsma et Jos van Immerseel, qui a choisi un pianoforte d'époque, viennent d'enregistrer (2 CD SONY S2K 60761 ), seront pour beaucoup une découverte. Pièces presque confidentielles par leur atmosphère feutrée, rien moins que brillantes même si savantes, et où le choix du pianoforte contribue à créer une atmosphère en demi-teinte, elles donnent le sentiment réconfortant qu'il reste encore des oeuvres de Beethoven, et non mineures, à écouter pour la première fois. En complément, dans le même coffret, les Variations sur un air de La Flûte enchantée, délicieusement évocatrices des salons du début du xixe siècle.

Concertos pour piano : Mozart et Nino Rota

Mozart a, on le sait, écrit deux quatuors avec piano. Mais certains de ses concertos pour piano sont des concertos de chambre, et lui-même les a arrangés pour quatuor à cordes et piano. Ainsi du Concerto n° 12, que le Quatuor Alban Berg et Alfred Brendel - association de rêve -jouent dans un enregistrement récent (1 CD EMI 5 56962 2 ), avec le 2ème Quatuor avec piano. Quelle suprême élégance de Mozart de dissimuler ses trouvailles, harmoniques et autres, pour que le non-spécialiste y trouve son compte, et quelle bonne idée que de faire jouer une ceuvre dans une formation qui n'est pas celle d'origine ! Ce procédé, usuel au 18ème et même au 19ème siècle, a été rendu désuet par le respect quasi religieux et un peu bête que le 20ème siècle porte à l'oeuvre écrite. Il serait intéressant de le remettre au goût du jour ; mais trouverait-on des musiciens-adaptateurs suffisamment fins pour le mettre en oeuvre aujourd'hui ?

Nino Rota a vu sa musique dite sérieuse éclipsée par celle qu'il a écrite pour les films de Fellini, et qui est devenue partie intégrante de ces films (imaginerait-on Huit et Demi ou Amarcord sans la musique de Rota?). Et pourtant il a écrit des pièces de concert dans un style très différent de sa musique de film et qui lui est propre, comme ses deux Concertos pour piano, que joue la belle Giorgia Tomassi avec l'Orchestre de la Scala dirigé par Riccardo Muti (1 CD EMI 5 56869 2). Il y a à la fois du Stravinski, du Prokofiev, dans cette musique classique avant tout, car respectant la forme tonale, mais décalée, comme un tableau de Magritte, ou, mieux, de Chirico. Non une imitation des anciens maîtres, mais une évocation nostalgique et incisive de ce qui a été et ne sera plus. Cher vieux Nino Rota !

Sarah Chang, Astor Piazzola

Richard Strauss écrivait à 17 ans son Concerto pour violon, dans une forme tout à fait semblable à celle des grands concertos romantiques, sans distanciation. C'est une curiosité, qui n'ajouterait rien à la gloire de Strauss, n'était l'interprétation lumineuse, superbe de rigueur et de sonorité chaude, de la violoniste Sarah Chang, que l'on connaissait précisément dans ces grands concertos romantiques, et quijoue ici avec l'Orchestre de la Radio Bavaroise dirigé par Wolfgang Sawallisch (1 CD EMI 5 56870 2). Sur le même disque, la Sonate pour violon et piano de Strauss, avec Sawallisch au piano, qui est bien, elle, dans la manière de Strauss, mais d'un Strauss encore jeune, qui écrit encore dans le sil)age de Brahtns et même de Mendelssohn.

Piazzola traite son bandonéon comme un violon, et ce qu'iljoue, dans la grande tradition des tangos et des milongas, fait désormais partie du patrimoine de la musique classique, au même titre que Duke Ellington ou Carlos Jobim. Deux disques parus coup sur coup, où i) joue ses ceuvres avec le New Tango Quintet (1 CD NONESUCH 7559 79469 2, 1 CD NONESUCH 7559 79516 2), résument bien ce que fut sa manière, qui sollicitait un peu l'auditeur, certes, mais qui a recréé en le sublimant un monde musical qui, sans lui, serait tombé dans l'ornière triste de la musique un peu vulgaire des dancings rétro, et qui a atteint à l'universel. Installez-vous dans un bon fauteuil, prenez un de vos vins préférés, si possible bien tannique et bien gras (par exemple un Faugères ou un Côte-Rôtie) et laissezvous aller au chant déchirant du bandonéon et aux ruptures d'harmonie dévastatrices. Ce n'est pas l'Argentine qui est là, pays qui vous indiffère peut-étre et où vous n'irez sans doute jamais, mais votre vie et ses moments les plus intenses, de joie ou de tristesse. "Dites ces mots - ma vie - et retenez vos larmes "...

P.-S. : repentance, dans notre chronique de février, nous avons attribué injustement à Molière les vers : "Et comme il voit en nous des âmes peu communes... ", persuadé qu'ils figuraient dans la tirade de Tartuffe : " L'amour qui nous attache aux beautés éternelles. . . " Hélas ! Notre camarade Raymond H. L,évy, lecteur fidèle mais vigilant et impitoyable, rend à César, en l'occurrence à Corneille (Horace, acte II, scène III), ce qui lui revient, et nous rappelle à l'ordre avec une mordante mais amicale ironie. Honte sur nous, et pardon à nos lecteurs pour cette impardonnable bévue. Nous nous condamnons, pour la peine, à écouter d'une traite L'Anneau des Nibelungen.


Mars 2000


Bach, toujours

Elle est retrouvée! quoi ? l'éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.
Une Saison en enfer, Arthur RIMBAUD

Et si le goût, la passion, de la musique, n'étaient en définitive que le désir d'éternité? D'abord, et au premier degré, la musique est le seul de tous les arts qui puisse occuper entièrement l'espace d'un de nos sens, donc nous envelopper tout entiers pour peu que nous parvenions à faire abstraction de nos autres sens, par exemple en l'écoutant immobile dans la pénombre, dans un décor neutre. Comme un morceau de musique peut se reproduire indéfiniment, rigoureusement identique à lui-même, au gré de notre seule volonté, nous pouvons ainsi revivre la même tranche de temps aussi souvent que nous le désirons.

Mais plus profondément, au-delà de ce phénomène primaire, la musique est à même de nous permettre, pour peu que nous le voulions, de nous évader pour un temps hors du monde palpable, et d'atteindre à des sphères intemporelles qui dépassent, comme disait un général connu chacune de nos pauvres vies. Mise à part la musique, seule la prière, peut-être, pour les croyants...

Bach - Références

... Pas toutes les musiques, bien sûr, mais certainement celle de Bach. Et la musique de Bach transcende tellement notre vie de tous lesjours que la qualité technique des enregistrements devient secondaire par rapport à l'interprétation, ou du moins à certaines interprétations qui, une fois appropriées par notre oreille, s'imposent à tout jamais comme des évidences.

Ainsi du Concerto pour deux violons par Menuhin et Enesco, enregistré en 1932 - Menuhin avait 16 ans - avec l'Orchestre Symphonique de Paris dirigé par Pierre Monteux
(1 CD EMI Références 5 67201 2). Quelle magie rend ineffable ce largo, à la fois profondément humain et au-delà du monde visible? Une de ces alchimies inexplicables, mais qui font que l'on est un peu plus heureux d'exister. Sur le même disque, enregistrés entre 1933 et 1936, les deux Concertos pour violon seul par Menuhin, qui joue également la chaconne de la Partita en ré mineur. Jamais plus, la maturité venue, ni Menuhin ni personne d'autre ne joueront ces Concertos en nous donnant une pareille impression de génie fragile, comme Rimbaud.

Cette manière qu'avait Menuhin jeune de jouer clair, naturel, sans effets, sans chercher à séduire, comme en contact médiumnique avec Bach, se retrouve encore pour une bonne part dans les Sonates pour violon et clavier enregistrées avec Louis Kentner au piano en 1951
(2 CD EMI Références 5 67203 2). Le jeu s'est affermi, a perdu sa fragilité séraphique, mais la magie est toujours présente. Dans le même ensemble, une autre version de la Sonate n° 3 en mi majeur avec Wanda Landowska au clavecin enregistrée en 1944, curieusement lyrique et complètement différente de l'autre. Si vous avez oublié que les Sonates, qui datent de la période heureuse de Cöthen, sont parmi les pièces les plus achevées de Bach, celles qui atteignent le plus à l'universalité, courez écouter Menuhin et Kentner et préparez-vous à de grandes joies.

On retrouve Wanda Landowska dans un autre disque de la série Références, les Variations Goldberg, suivies du Concerto italien et de la Fantaisie chromatique et fugue
(1 CD EMI Références 5 67200 2). Ici, ce n'est pas la fragilité, mais l'assurance. Mais quel métier du clavecin ! Grâce à la diversité des registres, ou à cause de cette diversité, les Variations perdent de leur abstraction et deviennent presque syxnphoniques. Mais l'on placera la version Landowska au tout premier rang, tout à côté de la version de Glenn Gould.

Enfin, un autre enregistrement de référence de Bach, celui du Clavier bien tempéré par Edwin Fischer
(3 CD EMI Références 5 67214 2). Pour les pianistes, c'est ici la source à laquelle ils reviennent sans cesse, qu'ils soient pianistes de jazz ou classiques. Et pour les amoureux de la musique en général, et les passionnés de Bach en particulier, ces deux livres sont, avec L'Art de la fugue, la bible de la musique tonale. Bach a eu, comme disait Éluard, "le grand souci de tout dire", et il a tout dit, si bien que tous, après lui, de Liszt à Bartok, joueront et rejoueront Le Clavier bien tempéré, non comme un exercice nécessaire, mais en tant que nourriture indispensable. Du coup, il y en a d'innombrables versions enregistrées, dont ressortent, parmi les relativement récentes, au piano, celles de Richter et de Gould. Mais celle de Fischer ne peut être comparée à aucune autre : c'est l'aboutissement de quarante années de pratique, et, pour beaucoup d'entre nous, la leçon de piano ultime. Enregistrés en 1933-1936, ces 48 préludes et fugues constituent un parcours initiatique dans la sérénité absolue, non désincarné et austère comme chez Gould, mais humain, lumineux, d'où irradie une joie extatique. Un grand bonheur, ou plutôt le bonheur.

Chopin à l'X

Patrice Holiner, qui continue inlassablement à révéler à nombre d'élèves de l'X qu'ils sont non des amateurs mais de véritables musiciens, a réuni une nouvelle fois quelques-uns d'entre eux dans un disque consacré à Chopin
(1 CD MUSICALIX 9902 (disponible auprès de Patrice Holiner, à l'X), dont Jean Abboud (91), Matthieu Darracq-Paries (94), Pierre-Alain Miche de Malleray (97), dans des Études, Valses, Nocturnes, la 2ème Ballade. Tous jouent avec conviction mais trois d'entre eux émergent du lot : Étienne Brion (96), dans le 2ème Scherzo, qui a une excellente technique, Emmanuel Naim (97), avec un toucher très sensible dans deux Mazurkas et une Étude particulièrement bien choisies, et enfin Xavier Aymonod (96), qui joue deux Nocturnes et la 1ère Ballade véritablement en professionnel. On ne rencontre pas de tels talents dans les autres grandes écoles, et ce n'est vraisemblablement pas par hasard. Pour la Patrie, les Sciences, la Gloire.., et la Musique?


Février 2000


Quelques concertos

Et comme il voit en nous des âmes peu communes
Hors de l’ordre commun il nous fait des fortunes
Molière, Tartuffe

Il fallait bien les intermèdes salutaires et décapants du dodécaphonisme puis des musiques concrète, électronique, aléatoire, et autres pour que l’on puisse revenir à la musique tonale sans parodier Brahms, Wagner, Debussy, ni même Mahler ou Bartok. Ainsi peut-on sans honte, aujourd’hui, hors musique de film, écrire tonal sans paraître ringard ni même simplement conservateur. Mais ce n’est pas simple : il est évidemment plus commode d’innover en brisant les formes éprouvées qu’en les épousant. Aussi faut-il saluer ceux qui, depuis que l’Ecole de Vienne a fait exploser les formes classiques, ont continué – comme Richard Strauss – ou recommencé – comme Nicholas Maw aujourd’hui - à écrire de la musique tonale : ils n’ont pas choisi la facilité.

Goldmark, Sibelius, Maw : les concertos pour violon


Mis à part quelques amateurs éclairés, qui, aujourd’hui, connaît Goldmark (1830-1915) ? Son Concerto pour violon mérite pourtant de figurer au florilège des grands concertos romantiques, tout près de ceux de Mendelssohn, Brahms et Tchaïkovski. Si vous ne le connaissez pas, courez l’écouter dans la version sage et pas trop lyrique – pas assez, peut-être – qu’en donne Joshua Bell avec le Los Angeles Philharmonic dirigé par Esa-Pekka Salonen
(1 CD SONY CB 811 CDK) :l’Andante – que vous trouverez serein ou déchirant selon votre disposition d’esprit - vaut à lui seul la découverte, et vous ne comprendrez pas que ce concerto ne figure pratiquement jamais au programme des concerts. Sur le même disque, beaucoup plus joué mais guère plus classique, le Concerto de Sibelius est lui aussi un pied de nez au romantisme germanique et à Wagner, avec des courbes mélodiques superbes, une atmosphère de " Lumières du Nord ", ce que Sibelius a fait de mieux, et qui annonce les concertos de Bartok.

Sibelius et Goldmark sont morts. Maw, lui, est né en 1935 et bien vivant, et son Concerto de violon date de 1993. Sa musique, polytonale plutôt que tonale, a du souffle et de l’envergure, et elle ne ressemble à aucune autre, même s’il se réclame de la filiation de Brahms : il y a une couleur orchestrale unique, particulièrement dans le traitement des cordes, des thèmes sombres et puissants, peut-être ça et là une évocation de Barber ou de Bartok. Une œuvre forte et prenante, écrite pour Joshua Bell, qui la joue, parfaitement en situation, cette fois, avec le London Philharmonic dirigé par Roger Norrington
(1 CD SONY CB 801 CDK).

De John Field à Britten


Autre quasi inconnu aujourd’hui, Field (1782-1837) a été en quelque sorte le Rachmaninov anglais de l’époque, célèbre avant tout comme interprète, virtuose du pianoforte pour lequel il a écrit 7 concertos, dont les n° 2 et 3 sont enregistré par Andreas Staier et le Concerto Köln dirigé par David Stern
(1 CD TELDEC LC 6019). Cette musique plus proche dans son style de Haydn que de Schubert, brillante et un peu vide, plut beaucoup, paraît-il, à Liszt et Chopin, mais elle n’est pas de celles qui feront changer d’avis les contempteurs de la musique anglaise…

…Contrairement à celle de Britten, dont on ne dira jamais assez qu’il est un des compositeurs majeurs du XXème siècle, qui restera sans doute lorsque nombre de ses contemporains seront tombés dans les oubliettes de l’histoire. Un disque récent présente quatre de ses œuvres, dont deux, le Double Concerto pour violon et alto, et Deux Portraits, sont enregistrés pour la première fois
(1 CD ERATO 3984 25502 2), avec Yuri Bashmet, Gidon Kremer, et l’Orchestre Hallé dirigé par Kent Nagano. Les deux autres sont Young Apollo et la Sinfonietta. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans ces quatre œuvres, toutes composées dans les années 30, est qu’elles débordent d’énergie créatrice, qu’elles sont à la fois complexes et séduisantes, et parfaitement classiques dans la forme et l’esprit. Dans la comparaison du Double Concerto avec celui – pour deux pianos – de Poulenc, ce dernier ne tient pas la rampe, et apparaît presque comme une exquise musique de salon.

 Chostakovitch for ever

On aura gardé pour la bonne bouche les deux Concertos pour piano de Chostakovitch, par Yefim Bronfman et Esa-Pekka Salonen qui dirige le Los Angeles Philharmonic
1 (CD SONY 099706 067726) . Ce sont deux petits mais purs chefs d’œuvre, bouillonnant de vie et d’invention musicale, et qui auront émergé malgré (grâce à ?) la chape de plomb que faisait peser la culture officielle de l’époque stalinienne. Tout dans cette musique sollicite l’esprit et procure le plaisir : les thèmes, les rythmes, les harmonies et l’orchestration : un pur bonheur d’écoute.

Mais sur le même disque se trouve un diamant d’une eau inespérée : le Quintette pour piano et cordes, par Bronfman et le Quatuor Juillard. Comme souvent chez Chostakovitch, l’apparente légèreté des concertos ne rend que plus poignant le Quintette, œuvre douloureuse et intense. Le deuxième mouvement, une fugue-adagio dont la progression ne peut que susciter chez l’auditeur le plus détaché une émotion difficile à contenir, est sans doute une des pièces les plus fortes de toute la musique russe du XXème siècle.

Après Chostakovitch, Britten, Maw, et bien d’autres, la musique tonale, la seule qui parle sans réflexion préalable à nos oreilles formées par cinq siècles d’écoute, a encore de beaux jours devant elle. Tout comme la langue française, en somme.


Janvier 2000

Blue chips

Quand on est vraiment quelqu'un de bien, on reste un apprenti toute sa vie.

Gustav MAHLER, lettre à Bruno Walter, 1898

Il y a dans l'histoire de la musique enregistrée des moments de grâce : c'est lorsqu'un interprète et une ceuvre s'apparient si bien qu'ils finissent par être indissolublement liés, si bien que l'on imagine mal l'oeuvre jouée par un autre. Ainsi des Ballades de Chopin et de Samson François, de Horowitz dans Scarlatti, de Ben Webster dans Chloé. Cela ne signifie pas qu'une autre interprétation, un jour, ne va pas nous toucher au point de nous rendre infidèles à ces premières amours. Mais nous ne retrouverons jamais, vraisemblablement, cette sorte de magie du jour de grâce.

Beethoven par Francescatti et Casadesus

Casadesus et Francescatti font partie de ces duos mythiques, comme Barbizet et Ferras ou Grumiaux et Haskil. Celui qui a eu la chance de découvrir la Sonate à Kreutzer jouée par eux en aura été marqué pour la vie. Leur enregistrement de l'intégrale des Sonates de Beethoven pour violon et piano, qui s'étale entre 1958 et 1964, est réédité en CD (3 CD SONY SM3K 64 117 - 3 CD pour le prix d'1). Avec le recul du temps, il permet de prendre conscience de ce qui a fait - et fait encore aujourd'hui - le caractère unique de leur interprétation : deux musiciens pondérés et magnifiques, qui sont là pour servir l'oeuvre qu'ils jouent, et que seule leur qualité d'honnête homme guide dans la recherche de cette perfection discrète qui a longtemps caractérisé l'art des musiciens français.

Bruno Walter dirige Mahler

Bruno Walter avait été, comme on le sait, l'assistant de Mahler à Vienne dès l'âge de 18 ans, en 1894, et il avait assisté à la création de toutes ses symphonies ; de la 2ème à la 8ème (Walter devait créer lui-même la 9ème et le Chant de la Terre après la mort de Mahler). L'un et l'autre avaient fait l'objet des mémes attaques haineuses d'origine extramusicale, les mêmes qui amenèrent Walter à s'exiler aux États-Unis à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Walter devait ensuite s'employer, toute sa vie durant, à servir l'oeuvre de Mahler, qu'il connaissait aussi bien que le compositeur (il avait ainsi réalisé pour Mahler, dès 1894, une réduction pour piano de la 2ème Symphonie).

Bruno Walter était, lui aussi, un interprète adepte de la fidélité totale à l'oeuvre et au compositeur. Aussi, ses enregistrements des Symphonies 1 et 2 (Résurrection), qui datent de 1958 et 1960, et celui de la 5ème, de 1947 (celle-ci techniquement imparfaite) avec le New York Philharmonic et le Columbia Symphony (3 CD SONY SM3K 60 838 - 3 CD pour le prix de 2), font-ils foi. Direction rigoureuse, claire, équilibrée, alors que tout, dans ces oeuvres, porte à l'excès : un modèle. Dans le même coffret, les Lieder eines fahrenden Gesellen, avec Maureen Forrester.

Horowitz et les Sonates de Scarlatti

Horowitz aura été le pianiste virtuose du 20ème siècle par excellence. Il dominait à ce point sa technique qu'il pouvait donner une impression de froideur, impression que confortaient son humour et son sens apparent de la dérision (ceux qui l'ont vu en concert, au moins télévisé, n'auront pas oublié son oeil narquois face aux ovations enthousiastes du public après avoir joué en bis ses diaboliques Variations sur Carmen). Plus que les pièces de Schumann, ce sont les Sonates de Scarlatti, qu'il aura d'ailleurs pratiquement révélées, qui sont désormais inséparables d'Horowitz : précision, régularité du rythme et du toucher, légèreté et élégance, on retrouve ces qualités dans la réédition en CD de 18 des Sonates pour clavier (1 CD SONY SK 53 460). En réalité, derrière la façade pudique de la froideur feinte, peut-être une sensibilité exacerbée.

Glenn Gould joue Bach : les Suites anglaises et françaises

Pour nombre d'entre nous, au-delà de l'agacement que son jeu, sec et métronomique, ne manque pas de susciter, Gould est lui-même la musique de Bach. Si nous plaçons Bach au-dessus de tous les autres, ou, plus exactement, hors de l'espace-temps, nous devons admettre, pour étre logiques avec nous-mémes, que l'on nejoue pas Bach comme Mozart, Beethoven, Chopin, ou même Schoenberg. Et le jeu de Gould, dépouillé de tout effet au point de se refuser à respecter les notations mêmes de Bach lorsqu'elles lui paraissent céder au goût du temps... cette " radiographie" de Bach ne peut que combler ceux que transporte encore la sublime ordonnance des mathématiques.

Dans les Suites françaises et les Suites anglaises (4 CD SONY SM2K 52 609 - 4 CD pour le prix de 3), pourtant suites de danses si l'on s'en tient à la lettre, Gould, le "dernier des puritains", se dépasse lui-même dans l'immatériel. C'est Bach presque abstrait - peut-être la dernière représentation de Dieu.

Gershwin par Fazil Say

Il fallait bien qu'unjour Fazil Say enregistrât Gershwin, dont la musique semble faite pour lui. On ne s'attardera pas sur la Rhapsody in Blue, pour aller à l'essentiel d'un disque tout récent : d'une part les Variations sur I got Rhythm, avec le New York Philharmonic dirigé par Kurt Masur ; d'autre art onze pièces pour piano seul, dont les trois Préludes (1 CD TELDEC 3984-26202-2).

Fazil Say nous a habitués à sa technique hors pair, semblable à celle d'Horowitz. Les Variations, rarement jouées en concert, sont un petit joyau où Gershwin rejoint Stravinski dans une jonglerie de rythmes en opposition, très savante, et où Fazil Say s'en donne à coeur joie avec son exubérance légère et son humour. Parmi les pièces pour piano seul, on lui saura gré d'avoir mis au jour deux pépites aussi brèves qu'inédites : Impromptu in two keys, et Rubato, où il montre qu'il a aussi un toucher très subtil.

Cela dit, on ne saurait trop recommander à Fazil Say de se méfier de la gloire précoce qui lui est faite, et qui peut l'amener à négliger de travailler au profit des concerts aux bravos faciles : Rubinstein et Horowitz eux-mêmes ont bien failli s'y brûler les ailes, et n'ont dû leur salut qu'à une remise en question et une retraite temporaire qui, pour Horowitz, dura douze ans. Quant à Rimbaud, comme on le sait, il ne devait plus écrire après l'âge de dix-neuf ans.