Charmes
Celui qui veut non point nous convaincre par des raisons, mais nous persuader par des
chansons, met en oeuvre un art passionnel d'agréer, c'est-à-dire de subjuguer en
suggérant, et d'asservir l'auditeur par la puissance frauduleuse et charlatane de la
mélodie, de l'ébranler par les prestiges de l'harmonie et la fascination des rythmes.
(...) Si le discours mathématique est une pensée aui veut se faire comprendre d'une
autre pensée en lui devenant transparente, la modulation musicale est un acte qui
prétend influencer un être.
Wladimir Jankélévitch, La Musique et l'Ineffable
Mozart retrouvé
Le souvenir de l'envoûtement peut être plus fort que l'envoûtement lui-même : le temps
sublime et magnifie. Aussi, c'est avec appréhension que l'on va écouter la reprise en CD
(1 CD Philips 464 718-2) d'un
enregistrement en microsillon autrefois révéré, d'autant que l'on se méfie de
l'aseptisation du disque laser par rapport à la richesse harmonique du disque noir. Et
puis les interprètes d'aujourd'hui, incomparablement supérieurs, en matière technique,
aux musiciens d'il y a cinquante ans, ont aiguisé notre exigence.
Un premier frisson avec les Concertos pour piano 20 (ré mineur) et 24
(ut mineur) de Mozart, par Clara Haskil et l'Orchestre des Concens Lamoureux dirigé par
Igor Markévitch . Eh bien, c'est encore plus fort que le souvenir que l'on en avait
gardé. Clara Haskil est sans doute la seule à conférer à la musique de Mozart la
fragilité ét la gravité de l'enfance, qui nous émeuvent au-delà de toute analyse.
C'est fluide, profond, immatériel. La Romance du n° 20, la Coda du n°
24 sont inoubliables. Un disque véritablement exceptionnel.
Nombre d'amoureux de la musique ont découvert les Quatuors de Mozart dans les
enregistrements 33 tours du Quartetto Italiano et en ont conservé un souvenir ébloui.
Les craintes étaient d'autant plus vives pour ces quatuors, dont l'intégrale,
enregistrée entre 1966 et 1973, est reprise en CD (1
coffret de 11 CD Philips 464 830-2), accompagnée de l'intégrale des
Quintettes, que d'autres enregistrements sont venus depuis, dont celui du Quatuor
Alban Berg. L'on redécouvre, dans cette nouvelle écoute, ce qui nous avait subjugués
autrefois, et que l'on peut analyser avec plus de sérénité aujourd'hui : au-delà de la
perfection technique, qui ne le rend en rien au Quatuor Alban Berg, une exaltation de la
dimension humaine de la musique de Mozart, qui se traduit par la joie éclatante de
certains mouvements (le 1er du Quatuor 23, par exemple), ou le caractère
tragique d'autres (l'introduction du Quatuor dit "des Dissonances ").
Pour simplifier, avec les Alban Berg, on plane au-dessus des cimes; avec le Quartetto
Italiano, on jouit ou on souffre avec Mozart. Quel bonheur !
Dans le même coffret, les six Quintettes sont joués en 1972 et 1973 par Arthur
Grumiaux - qui fut, on s'en souvient, le partenaire de Clara Haskil dans l'enregistrement
des Sonates pour piano et violon de Mozart - et un quatuor où l'on trouve Arpad
Gérecz et Eva Czako. Les quintettes sont plus élaborés que les quatuors, et moins
"habités" - ni romantisme, ni connotations métaphysiques - et deux d'entre eux
comptent parmi les chefs-d'oeuvre de Mozart. Un enregistrement d'une merveilleuse clarté
et d'une absolue perfection; et Grumiaux aura été un des très grands mozartiens.
Beethoven, Schumann
Les Variations Diabelli sont une des ceuvres les plus étranges, les plus
élaborées, et les plus attachantes de Beethoven, une oeuvre majeure, sa dernière pour
le clavier. Elles résultent d'une sorte de commande-concours (à laquelle ont également
participé Schubert, le jeune Liszt, et plusieurs autres), qui avait apparemment stimulé
sa verve créatrice. Piotr Anderszewski est un pianiste à la technique transcendante et
au jeu flamboyant, hors des sentiers battus, comme Fazil Say, l'interprète idéal pour
cette oeuvre complexe qui ne supporte pas une interprétation trop sage (1 CD Virgin 24354 54682).
Les quatre Symphonies de Schumann sont très proches, dans leur esprit et dans
leur style, de celles de Brahms, et elles sont moins jouées, à l'exception de la 3ème,
dite "Rhénane". Pourtant, elles occupent, dans l'univers des
symphonies romantiques et postromantiques, une place importante, et, surtout, elles ont ce
pouvoir de séduction et cette élégance qui les font préférer à bien des symphonies
de Beethoven, de Schubert, de Mendelssohn, de Brückner. Si elles ne vous sont pas
familières, une bonne approche est celle de la version récente dirigée par Christoph
Eschenbasch avec l'Orchestre Symphonique de Bamberg (2
CD Virgin 5 61884 2), claire, précise, classique.
Amours et galanteries savantes
Depuis Orphée, la séduction, et tout particulièrement la séduction amoureuse, est une
fin majeure de la musique. Les chansons du Moyen Age étaient d'abord destinées à une
dame, ou bien elles racontaient les déceptions que l'on avait du fait d'une dame. Celles
de la Renaissance ont poursuivi dans cette voie, en raffinant par des polyphonies subtiles
et parfois des instrumentations savantes. Même aujourd'hui, avec notre culture du 21ème
siècle, le charme que nous trouvons à ces chansons dépasse celui de l'évocation
mélancolique d'un prétendu âge d'or révolu. L'Ensemble Gilles Binchois a réuni sous
le titre Amour, amours une vingtaine de chansons du 16ème siècle de Janequin,
Josquin des Prés, Lassus, et d'autres moins connus (1
CD Virgin Veritas 5 45458 2). L'extraordinaire recherche de la forme,
qui fait appel au contrepoint le plus élaboré et à la fugue, participe au pouvoir de
ces chansons, écrites sur des textes de Ronsard, Marot, et François 1er lui-même, et
que l'on chantait aussi bien dans les châteaux que chez les bourgeois ou les paysans,
universalité qui fait rêver aujourd'hui.
Deux siècles plus tard, Vivaldi, lui, habillait de titres ambitieux des recueils
d'oeuvres galantes, comme Il Cimento dell'armonia e dell'inventione, que vient
d'enregistrer Europa Galante sous la direction de Fabio Biondi (2
CD Virgin Veritas 5 45465 2), interprétation scrupuleusement fidèle
car fondée sur les seuls manuscrits d'origine. Il Cimento regroupe les
sacro-saintes Saisons et une collection de huit concertos, dont deux pour
hautbois, sans réelle homogénéité de l'ensemble. Mais quelle faconde, quelle invention
- non formelle mais mélodique ! Vivaldi peut agacer par ses "ficelles", ses
trucs de compositeur à la mode (de la cour de Mantoue), mais ce Rabelais de la musique
reste un merveilleux séducteur, une sorte de magicien de la musique auquel on ne peut
résister, à condition d'abdiquer tout esprit critique.
Trois petits plaisirs pour finir l'été
Au 19ème siècle foisonnaient les paraphrases et les transcriptions de musiques
célèbres. Le 20ème, plus prude, a figé les musiques dites sérieuses dans leur version
d'origine, et nul n'y a gagné. Les États-Unis, où l'on n'éprouve pas ce respect
coincé pour les oeuvres telles qu'elles ont été écrites, ont repris la tradition, et,
après une très belle transcription d'airs de Porgy and Bess pour violon et
orchestre que joue Isaac Stem lui-même, on édite aujourd'hui une série de
transcriptions pour violon et orchestre d'oeuvres de Leonard Bernstein, dont une West
Side Story Suite, la sérénade du Banquet de Platon, et des airs de Candide
et On the Town. Joshua Bell vient de les enregistrer avec le Philharmonia
Orchestra dirigé par David Zinman (1 CD Sony SK 89358).
C'est bien écrit et d'autant plus agréable à entendre que Joshua Bell est un violoniste
de première grandeur. Même si vous êtes un intégriste de la musique, un ayatollah du
purisme, vous apprécierez ces musiques à mi-chemin entre la musique classique et la
musique de film, mais y a-t-il entre les deux une différence autre qu'arbitraire ?
Autre initiative américaine : faire jouer de la musique classique à des musiciens de
jazz. Cela devient presque une évidence lorsqu'il s'agit de pièces pour saxophone,
confiées pour un disque récent à Branford Marsalis, qui joue des pièces - presque
toutes des transcriptions - de Debussy, Ravel, Satie, Milhaud, Ibert, Fauré (1 CD Sony SK 89251). Bien sûr, les
techniques du saxophone jazz et classique ne sont pas les mêmes. Mais l'on est si bien
habitué aux attaques et aux inflexions du saxophone dans le jazz, instrument de la
confidence chaleureuse comme l'a si bien montré jadis Hugues Panassié, que les mêmes
attaques, les mêmes inflexions, s'imposent à nous dans Milhaud, par exemple, et La
Création du Monde nous semble enfin jouée comme il le faut, les interprétations
"classiques" antérieures apparaissant comme pâlottes et peu authentiques.
Enfin, pour clore ce petit florilège, deux oeuvres pour guitare et orchestre que joue la
jolie Sharon Isbin accompagnée par le Gulbenkian 0rchestra, concertos qu'elle a
commandités : le Concert de Gaudi de Christopher Rouse, et le Concerto Yi
de Tan Dun (1 CD Teldec 8573 81830 2).
L'un comme l'autre se veulent des musiques "de fantasmagorie" (sic), oniriques,
étrangères à toute école : le Concerto de Rouse sagement hispanisant et
inquiétant, celui de Tan Dun explosant de recherches de rythmes et de timbres, et
nettement sinisant, avec quelques instruments traditionnels de la musique chinoise. Et
l'un comme l'autre recherchent explicitement, comme nombre de musiques contemporaines, y
compris celles des meilleurs groupes de rock comme U2, l'envoûtement au premier degré de
l'auditoire, et y parviennent.
Juin/juillet 2001
Musiques jubilatoires pour un été à venir
Après le jeu, on se refraîchit devant un clair feu, et change l'on de chemise.
Et voluntiers banquette l'on, mais plus joyeusement ceux qui ont gaigné. Et grand chère
!
Rabelais, Gargantua
Chabrier
L'on éprouve parfois le besoin irrésistible de renoncer à toute lecture sérieuse, y
compris celle du journal du soir, pour lire Pierre Dac, Alphonse Allais ou San Antonio ;
de même il est des moments où il nous faut une musique qui nous détende et nous
divertisse, ou plus précisément nous amuse. Et si nous gardons en toute circonstance
cette exigence qui fait que nous ne saurions nous résoudre, quoi qu'il arrive, à
écouter une musique que nous pourrions mépriser, alors la solution est toute trouvée :
Chabrier. Cet autodidacte, anti-académiste, est le type-même du musicien à la fois
truculent et subtil, populaire et raffiné, que l'on jouerait aussi bien dans un kiosque
à musique que dans une salle de concert, qui fait le bonheur d'une fanfare municipale
comme celui d'une société de musique. Et pourtant ce contemporain de Brahms a influencé
aussi bien Ravel et Debussy que Poulenc. C'est que pour cet Auvergnat, lui-même
personnage hénaurme, la musique était un élément de la simple joie de vivre,
inséparable de la tendresse et de l'humour. Michel Plasson et l'Orchestre du Capitole de
Toulouse ont enregistré quelques-unes des uvres les plus caractéristiques de
Chabrier, les unes populaires et bien connues comme España, Bourrée
Fantasque, Joyeuse Marche, les autres rares comme A la Musique ou
le Larghetto pour cor et orchestre (2 CD EMI 5
74336 2). Un peu comme un film de Frank Capra, un remède infaillible
contre la morosité ou simplement le vague à l'âme, à écouter avec une tartine
beurrée, du saucisson, et un vin rouge sympathique et franc.
Samson François
Oui, Samson François peut lui aussi générer la joie au premier degré, lorsqu'il joue
de manière enlevée, sans rubato, sans romantisme, des uvres propres à susciter
l'enthousiasme, comme le 3ème et le 5ème Concerto de Prokofiev, les
deux Concertos de Liszt, et même le Concerto de Schumann, enregistrés
en 1959 et 1963 avec l'Orchestre National et le Philharmonia (2
CD EMI 5 74324 2). Les deux Concertos de Liszt sont joués
comme ce qu'ils sont, des uvres héroïques, faites pour mettre en valeur la
virtuosité de l'interprète, mais non dépourvues de recherche
et de trouvailles.
Les Concertos de Prokofiev sont d'une autre eau, deux archétypes de la "Nouvelle
Simplicité", dont l'un, le 3ème, est un des grands Concertos du 20ème siècle :
thèmes superbes, chantants, piano à la fois percutant et lyrique, orchestration très
fine; Samson François le joue mieux que quiconque, y compris Martha Argerich, et lui
confère ce caractère de joie dure et résolue qui nous transporte . Quant au Concerto
de Schumann, c'est le concerto romantique par excellence, d'abord sombre et fiévreux et
qui se termine dans la joie. Samson François, qui apparemment l'aimait avec réserve,
l'expédie avec panache sur un tempo inhabituellement rapide. Du coup, c'est un autre
concerto, brillant, enlevé, joyeux d'un bout à l'autre.
Deux disques de Skarbo
A l'heure où l'édition discographique fait l'objet, comme toutes les industries "du
contenu", de concentrations à l'échelle mondiale, la persévérance de notre
camarade Jean-Pierre Ferey qui, à la tête de Skarbo, est un des derniers éditeurs
français et indépendants, mérite un grand coup de chapeau. D'autant qu'il persiste à
avancer hors des sentiers battus, comme en témoignent les deux derniers disques de Skarbo
: les deux Quatuors de Jean Martinon (1 CD
SKARBO SK 4002), par le quatuor Ravel, et Flûte Panorama,
un florilège de pièces pour flûte seule par Michel Debost (1
CD SKARBO SK 1993). Jean Martinon est surtout connu comme l'un des
grands chefs français de l'après guerre. Son Quatuor n°1 est une uvre
singulière et magnifique, polytonale plus qu'atonale, assez dans l'esprit des quatuors de
Bartok et de ceux de Chostakovitch. Le second est dodécaphonique, d'un abord plus
difficile, mais non sans charme.
Michel Debost, un des très grands flûtistes français avec Jean-Pierre Rampal et Maxence
Larrieu, joue un très joli choix d'uvres françaises - Debussy, Honneger, Ibert,
Koechlin, Jolivet, Ohana, et aussi Ferroud et Bozza, tous les deux beaucoup moins connus -
qui toutes ont un élément en commun : elles sont, au sens propre du terme, jubilatoires.
Bien sûr, la flûte, au timbre chaud et évocateur (agreste, antique etc), et le jeu
clair de Michel Debost, y sont pour beaucoup. Mais aussi, des compositeurs aussi
différents que Debussy et Honegger ont clairement confié à la flûte des uvres
qui ne témoignaient ni de leur inquiétude métaphysique ni de leur mal-être. Et nous
prenons, à entendre ces uvres, autant de plaisir qu'ils ont dû en éprouver à les
composer. Vive la flûte !
Mai 2001
Musiques sacrées, sacrée musique
Et les sept anges qui avaient les sept trompettes se préparèrent à les faire
résonner.
Et chacune des trompettes annonça que beaucoup de malheurs assailleraient le monde et
l'humanité.
Apocalypse de St Jean, Bible de Luther
Chacun de nous ressent - ou fuit - son angoisse métaphysique à sa manière, selon qu'il
est croyant, agnostique, athée, panthéiste
Et la musique est un des meilleurs
moyens - le seul moyen universel, car, quoi qu'en aie dit Pascal, la prière n'a guère
d'effet sur un non-croyant - de s'isoler ou de communier avec les autres pour contempler
sans effroi le grand mystère et essayer de comprendre. Aussi, religieux de quelque
religion que ce soit, ou non croyant, la musique sacrée nous transporte, si nous voulons
bien l'écouter dans certaines conditions propices à la méditation, quelle que soit la
religion à laquelle elle fait référence, quel que soit le texte sur lequel elle
s'appuie. Cela est vrai aussi, bien sûr, de la musique profane, à condition qu' elle ait
- ou que nous puissions lui prêter, tant cela est subjectif - cette profondeur, cette
puissance d'envoûtement qui nous permet de nous abstraire du monde qui nous entoure, et
de nous absenter, très loin, au dessus
Franz Schmidt, Le Livre des sept Sceaux
Lorsque Schmidt termine à Vienne son oratorio Das Buch mit sieben Siegeln, en
1937, à la veille de l'Anschluss, la grande apocalypse se prépare. Il mourra
sans en être le témoin, en 1939. Peu connu du grand public d'aujourd'hui, Schmidt a
joué devant Brahms, a été dirigé par Mahler, a connu - et respecté - Schoenberg et
Alban Berg. Sa musique, rigoureusement tonale, est, pourrait-on dire, au barycentre - avec
pondérations égales - de celles de Fauré, Puccini, Wagner, Mahler, Schoenberg (celui
d'avant la musique sérielle). C'est à dire qu'elle est très séduisante, lyrique, mais
aussi recherchée et inventive, superbement orchestrée. Ecrit sur le texte fantastique de
l'Apocalypse de St Jean, le Livre des sept Sceaux est une uvre tout à fait hors du
commun, qui ne peut être comparée, par son esprit et par la fascination immédiate
qu'elle exerce sur l'auditeur, qu'au Requiem Allemand de Brahms ou à la Messe
en Si de Bach. Il est inexplicable que cette uvre, que l'on peut préférer à
bon droit au Requiem de Verdi, soit restée pratiquement inconnue jusqu'à
l'enregistrement de Nikolaus Harnoncourt avec le Philharmonique de Vienne, le Wiener
Singverein, et des solistes parmi lesquels se détache Kurt Streit, ténor, dans le rôle
de l'évangéliste (2 CD TELDEC 8573 81040 2).
Le langage pratiqué par Schmidt, qui a fait choix, comme Bach, non d'innover dans la
forme mais de capitaliser sur tout ce qui a été écrit avant lui, est sans doute un
élément majeur du pouvoir de pénétration de l'oratorio. Mais au delà de cette
relative facilité d'accès, il y a un souffle, une force, qui font du Livre des sept
Sceaux une uvre majeure du XXème siècle, un authentique chef d'uvre.
Bach, la Passion selon St Matthieu, par Harnoncourt
A la différence de l'oratorio de Schmidt, la Passion selon St Matthieu fait
partie de notre univers familier de mélomane, de notre panthéon. Et c'est non sur
l'uvre mais sur l'interprétation que l'on peut juger un enregistrement nouveau.
Harnoncourt, qui avait déjà enregistré la Passion selon St Matthieu dans les
années 70, y revient 30 ans après, à la tête du Concentus Musicus Wien, du Chur
Arnold Schoenberg, et d'une pléiade de solistes dont Christoph Prégardien dans le rôle
de l'évangéliste (3 CD TELDEC 8573 81036 2, avec
CD-ROM contenant le manuscrit de la partition). C'est le bonheur
total. Chaque mesure est l'occasion de découvrir des nuances jamais remarquées,
l'ensemble orchestral atteint la perfection absolue, les solistes sont parfaitement en
situation, et même les récitatifs sont géniaux. Et Harnoncourt a eu la bonne idée,
iconoclaste mais salutaire, de remplacer les churs d'enfants par des altos et
sopranos féminins, beaucoup plus riches en harmoniques et plus puissantes (au XVII ème
siècle, les voix des enfants muaient vers 12-13 ans, contre 9-10 aujourd'hui).Il faut
écouter ces chorals, dont chaque note est modulée en puissance sur toute la durée de sa
tenue, et qui vous prennent littéralement aux tripes Du côté technique de
l'enregistrement, on ne peut faire mieux (chaque instrument, chaque voix se détache avec
une absolue clarté). Au total, l'interprétation de toute une vie.
Messiaen, Turangalîla-Symphonie
Le langage musical auquel nos oreilles et notre cerveau sont habitués, celui de la gamme
tempérée à 7 tons et 12 demi-tons, de l'accord parfait et des autres accords de base,
est notre langage universel d'occidentaux. C'est dans ce langage que chantent les rockers
comme les enfants des écoles, qu'improvisent les jazzmen aussi bien que les joueurs de
guitare flamenco. C'est aussi dans cette langue que se répandent, hélas, les musiques de
fond des ascenseurs et des supermarchés. L'échec de la musique sérielle s'explique par
le caractère tout à fait arbitraire de son langage, qui n'est lié à aucune culture,
aucune tradition. Les autres musiques contemporaines pénètrent le grand public (des
mélomanes, s'entend) ou sont confinées dans le cercle étroit des initiés selon
qu'elles font référence à un acquis culturel (le Stockhausen d'Hymnen, Pierre
Schaeffer, Pierre Henry, Philip Glass) ou non.
Olivier Messiaen, lui, choisit une voie originale, celle de la transposition de musiques
" de la nature " (comme le chant des oiseaux) et de musiques de civilisations
non occidentales (indienne par exemple), ce à quoi des oreilles occidentales peuvent
s'adapter sans trop de difficulté et sans apprentissage. La Turangalîla-Symphonie,
commandée à Messiaen en 1945 par Koussevitzky, est une uvre monumentale, difficile
mais pleine de références à la musique tonale et accessible à un non-initié, et qui
se veut un hymne d'amour, le chant de l'amour fou, un peu comme le Sacre du Printemps de
Stravinsky était l'hymne à la création du Monde. Rugueuse mais subtile et non
primitive, elle est écrite pour un ensemble orchestral imposant, qui comprend piano et
ondes Martenot, et elle requiert un très bon orchestre et un grand chef qui la domine.
C'est le cas de Kent Nagano et du Philharmonique de Berlin (1
CD TELDEC 8573 82043 2), et si vous avez le courage de vous plonger
dans ce monde de couleurs et de timbres qui peuvent être nouveaux pour vous, votre effort
sera récompensé et vous pourrez même, si vous êtes en état de grâce, connaître la
sensation de l'infini.
Marin Marais, Pièces de viole
Le film " Tous les matins du monde " a beaucoup fait pour rendre
populaire la musique de Marin Marais, l'anti-Lully, à qui l'on doit que la musique
française ait prévalu, en définitive, au Grand Siècle, malgré la mode de la musique
italienne. A quoi tient que cette musique galante, sans intentions métaphysiques, nous
touche si fort aujourd'hui et d'une manière qui dépasse de très loin le propos de ses
allemandes, gigues, et autres muzettes ? Une réponse peut être trouvée dans une
séquence de " Tous les matins du monde ", où l'un des personnages
écrase par inadvertance sous son pied et réduit ainsi en poussière une de ces fragiles
et immatérielles oublies, (ces pâtisseries légères et craquantes, disparues
aujourd'hui, qui ressemblent un peu à des gaufres, mais qui sont à la gaufre ce qu'un
adagio de quatuor de Beethoven est à une marche militaire) : rien mieux que la musique de
Marin Marais ne vous donne le sentiment du temps qui passe, de l'irréversibilité de
toute action humaine, de l'absurdité d'un monde qui se limiterait au perceptible.
Jérôme Hantaï sait tirer avec son archet, de sa basse de viole, les accents qui vous
transportent hors du temps, et Pierre Hantaï et Alix Verzier l'accompagnent fort à
propos à la basse de viole et au clavecin (1 CD VIRGIN
VERITAS 5 45448 2). Si une personne féminine de votre entourage veut
bien vous confectionner quelques oublies (on trouvera la recette dans Les grandes recettes
de la cuisine française, R.J.Courtine), croquez les doucement en buvant à petites
gorgées un Muscat de Baumes de Venise très frais, et vous atteindrez peut-être, le
temps d'un disque, au sentiment ineffable de l'immortalité.
Avril 2001
Torrents de printemps
Le musicien est celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré.
Louis Parrot, Mozart
C'est dimanche. Sur votre terrasse, une brise de printemps déjà tiède ploie doucement
les têtes fleuries des papyrus et caresse les jeunes pousses vertes des romarins. Demain
lundi commence une semaine de travail dense et ses négociations difficiles dont le stress
prétendument redouté vous excite déjà en réalité. Mais cette perspective vous
apparaît comme lointaine et presque dérisoire, devant le plaisir attendu de quelques
musiques dont la plupart vous étaient encore inconnues il y a peu, et que recèlent en
leurs flancs minces les quelques disques qui jonchent votre table.
Zemlinsky et Prokofiev - Deux Opéras
On peut se faire une idée de l'extraordinaire bouillonnement intellectuel à Vienne au
début du 20ème siècle en lisant Stefan Zweig (Le Monde d'Hier) ou Elias
Canetti (La Langue Retrouvée). La Vienne multiculturelle où se côtoient Klimt,
Mahler, Freud, Schnitzler, est le paradigme d'une Europe idéale qui disparaîtra bientôt
à jamais, emportée par l'apocalypse de la 1ère Guerre mondiale. Les chefs d'uvre
y foisonnent et sont remisés parfois dans un tiroir au profit de l'uvre suivante
avant même d'avoir été créés. Ainsi de l'opéra Der Traumgörge (Görge le
Rêveur), qui devra attendre 1980 pour être créé (à Nüremberg), que compose en
1903-1907 Alexander von Zemlinsky, et que viennent d'enregistrer, dirigés par James
Conlon, le Gürzenich-Orchester Kölner Philharmoniker et une pléïade de solistes parmi
lesquels David Kuebler, Patricia Racette, Susan Anthony, Iride Martinez, Andreas Schmidt (2 CD EMI 5 57087 2). uvre tonale
subtile aux harmonies complexes et à l'orchestration raffinée, sans airs, onirique, dont
la musique a pour ambition de " coller " aux émotions des personnages,
eux-mêmes à la psychologie tourmentée : on pense, bien sûr, à Pelleas, composé dix
ans auparavant ; mais Görge est moins austère, plus séduisant, avec des lignes
mélodiques proches de la musique de Mahler plus que de celle de Strauss. C'est très
beau, aussi raffiné et plus intelligent que Strauss. Conlon dirige avec beaucoup de
clarté. A découvrir absolument.
Composé à la veille de la Révolution d'Octobre, Le Joueur de
Prokofiev, d'après le roman de Dostoïevsky, n'était pas dans la ligne du parti et ne
fut créé en Union Soviétique qu'en 1963. Alors que l'opéra de Zemlinsky est tout de
mesure et d'équilibre, Le Joueur est une uvre enfiévrée et excessive,
avec pas moins de 31 solistes et un orchestre considérable - Dostoïevsky n'en méritait
pas moins. La musique est très proche du texte, expressionniste, et évoque
irrésistiblement Wozzeck d' Alban Berg. L'enregistrement récent par les solistes, le
choeur et l'orchestre du Kirov (aujourd'hui le Marinsky) dirigés par Valery Guergiev est
superbe (2 CD PHILIPS 28945 45592).
Ceux qui ont eu la chance de voir Guergiev diriger au Marinsky, à St Petersbourg, ont
découvert une sorte de Bernstein russe, extraverti, qui maîtrise avec passion un
orchestre de premier plan, sans doute le meilleur de Russie aujourd'hui, avec des cuivres
fabuleux. Si vous aimez Wozzeck et Lulu, courez écouter Le Joueur :vous découvrirez une
musique beaucoup plus subtile et originale que celle des ballets que vous connaissez, Romeo
et Juliette, l'Amour des Trois Oranges, ou encore, pour les aficionados d'Eisenstein,
Alexandre Nevsky.
Mahler, Chostakovitch, Schoenberg- Trois symphonies, presque quatre
La 2ème Symphonie de Mahler - " Résurrection " - est un de ces
monuments de la musique que tout mélomane connaît bien aujourd'hui, alors qu'elle était
encore peu jouée, et redoutée, il y a trente ans. Peut-être la plus ambitieuse des
symphonies de Mahler par ses connotations métaphysiques - Mahler y aborde explicitement
le grand problème de la Vie et de la Mort avec l'emphase qui le caractérise - elle est
grandiose aussi par son orchestration (un effectif considérable, dont 10 cors,8
trompettes, 4 trombones, 2 harpes, un orgue). Malgré ces excès, ou peut-être grâce à
eux, c'est une uvre magnifique, du même niveau que la 9ème de Beethoven, à
laquelle on peut secrètement la préférer. L'interprétation qu'en donne Seiji Ozawa à
la tête de l'Orchestre Saito Kinen de Tokyo, avec Nathalie Stutzmann, est très
classique, et même beethovénienne, aux antipodes des envolées de Bernstein (2 CD SONY CB 802).Pour ceux qui aiment la
mesure et l'équilibre, même dans Mahler.
Les Symphonies 2 ( Octobre) et 3 (Le 1er Mai) sont parmi les moins
connues de Chostakovitch, et il est bon que Neeme Järvi les ressuscite, à la tête de
l'Orchestre et du Chur Symphoniques de Göteborg (2
CD DGG 469 525-2). Commandes très officielles du gouvernement, elles
furent par la suite désavouées par Chostakovitch. On voit mal pourquoi : la musique est
du meilleur Chostakovitch, avec le mélange habituel de grandiose et de burlesque, avec
des thèmes qui prennent à la gorge, une orchestration d'une extrême richesse, une
architecture irréprochable. Alors ? Reste l'argument, de toute évidence propagandiste.
On veut voir aujourd'hui dans Chostakovitch un créateur qui souffrait en silence de
devoir se plier aux contraintes inacceptables de la culture d'Etat, et qui aurait adopté
par réaction le mode parfois burlesque, voire sarcastique, pour brocarder les autorités.
Certes. Mais la réalité est sans doute plus simple : dans le système, il n'y avait
guère le choix qu'entre plier, s'enfuir si l'on le pouvait, ou risquer le Goulag. Comme
l'immense majorité des artistes demeurés en France sous Vichy, à moins d'être un
héros, il fallait bien
composer. En réalité, sans les contraintes du régime,
Chostakovitch n'aurait peut-être pas écrit une musique aussi forte : la liberté absolue
ne vaut rien aux créateurs.
Schoenberg est un de ceux, nombreux, qui se sont laissés séduire par le poème de
Maeterlinck Pelleas et Mélisande. Le symbolisme et la psychanalyse naissante
faisaient bon ménage. Encore inconnu, Schoenberg écrit non un opéra ou une musique de
scène mais une symphonie en quatre mouvements, la dernière de ses uvres tonales,
qu'il dénomme modestement Pelleas et Mélisande, poème symphonique. Une musique
intense, très fouillée, une des oeuvres les plus fortes - et les plus belles - de la
musique du début du siècle, que dirige remarquablement Christian Thielemann à la tête
de l'Orchestre de l'Opéra de Berlin (1 CD DGG 469 008-).
Sur le même disque, Siegfried Idyll, l'uvre exquise, aérienne, de Wagner,à des
années lumière des outrances du Ring.
Henze, Schubert
Les Six Chants de l'Arabe sont une uvre toute récente (1999) de Werner Henze,
écrite précisément pour Ian Bostridge, l'extraordinaire ténor anglais, qui
l'interprète sur un récent disque d'EMI (1 CD EMI 5
57112 2). Henze a écrit lui-même les textes. Il en résulte une
uvre étrange, très difficile, mais qui mérite l'effort d'écoute. Henze,
compositeur atypique, a goûté de tout, de la musique sérielle au néo classicisme. Ici,
chaque mesure est supposée être la traduction de ce qu'expriment les mots du texte qui
la sous-tendent (alors que, dans un lied classique, la musique dans son ensemble
crée une atmosphère cohérente avec celle du texte). Sur le même disque, une autre
uvre de Henze, Trois Mélodies d'après Auden. Bostridge est accompagné par Julius
Drake.
Et pour terminer, l'ineffable : quatre Sonates de Schubert par Alfred Brendel . Il s'agit
des Sonates en sol majeur, si majeur, la majeur, si bémol majeur. Nul aujourd'hui ne
sait, comme Brendel, jouer Schubert à la fois avec ce détachement serein, mélancolique
mais non désespéré, qui parle si bien de la vie qui s'écoule, du temps qui passe, sans
dimension métaphysique, sans sentimentalisme ni mièvrerie non plus. Aucun des
Romantiques ne nous place aussi bien face à notre " petit tas de secrets ",
selon le mot de Malraux - ni Chopin, encore moins Beethoven, ni même Brahms ou Schumann -
avec une telle simplicité, une telle absence de recherche formelle, et nous procure en
même temps un tel plaisir d'écoute. Il n'y a plus que nous, nous et la petite musique de
l'âme, et Brendel est, entre les deux, le modeste et merveilleux intercesseur.
Mars 2001
Enthousiasmes
Toutes passions qui se laissent gouster et digérer ne sont que médiocres
Montaigne, Essais
Le Quatuor Alban Berg
Quel que soit l'enthousiasme que l'on éprouve à l'écoute d'un pianiste, on ne saurait
déclarer raisonnablement que telle oeuvre a trouvé avec lui son interprète définitif :
on sait qu'un autre viendra, tôt ou tard, qui aura une autre lecture de l'uvre, et
qui nous séduira, en attendant d'être détrôné à son tour. De même pour une
uvre orchestrale et pour la majeure partie de la musique de chambre. Pourquoi le
quatuor semble-t-il échapper à la règle ? Peut-être parce que l'extraordinaire
mélange de richesse et de concision de cette forme unique, qui la distingue
fondamentalement des deux formes voisines du quintette et du trio, impose aux interprètes
une telle rigueur et une telle ascèse qu'il est exclu qu'ils cherchent à innover dans
l'interprétation.
Le Quatuor Alban Berg a trente ans cette année, et chacune de ses interprétations qui
ont jalonné ces trente années - Mozart, Beethoven, Brahms, etc - frappe l'auditeur comme
une révélation : on n'a jamais fait aussi bien, on ne fera jamais mieux. La raison en
est sans mystère : chaque ligne, chaque mesure, chaque note a été travaillée
inlassablement jusqu'à ce que soient atteints d'abord cette perfection absolue dans la
forme puis ce nirvâna au dessus duquel il n'y a plus que Dieu. Ainsi des quatuors de
Debussy et Ravel, enregistrés en 1984 et 1986, et que l'on réédite aujourd'hui en CD (1 CD EMI 5 67550 2), avec les Trois
Pièces pour quatuor à cordes de Stravinsky. Ils avaient stupéfait à l'époque. Il
y a eu depuis des dizaines d'enregistrements de ces quatuors-culte, dont plusieurs
excellents ; mais vous reconnaîtrez sans peine, dans un test à l'aveugle,
l'interprétation du Quatuor Alban Berg quand vous l'aurez entendue une fois : c'est le
bonheur total.
Deux enregistrements plus récents (1999) sont de la même eau : les quatuors opus 51
et 105 de Dvorak (1 CD EMI 5 57013 2).
Même clarté, même traitement extraordinairement subtil de la note, même unité comme
si les quatre ne faisaient qu'un (avez-vous regardé cette émission récente, sur Arte,
ou le Quatuor Alban Berg formait un jeune quatuor, et où l'on passait d'un plan où l'un
des quatre dirigeait les jeunes à un autre sans se rendre compte que ce n'était plus
Pichler -le 1er violon- qui parlait mais Erben -le violoncelle) avec, en plus, dans
Dvorak, aussi " slave " que Debussy et Ravel sont " français ", cette
langueur romantique des mouvements lents et ce rythme tourbillonnant des mouvements
rapides. Quel plaisir !
Vadim Repin et Nikolaï Lugansky
Vadim Repin, le Sibérien, fait partie de cette " cuvée " de l'école russe de
violon qui nous a donné aussi Maxim Vengerov ; ils sont, avec Hillary Hahn et Sarah
Chang, la relève de la génération précédente, celle des Itzhak Perlman et Gidon
Kremer. Mais c'est dans une génération plus ancienne qu'il faut chercher des
ressemblances : c'est à Jascha Heifetz que Repin fait immanquablement penser, avec son
absolue perfection technique, son élégance et sa distanciation. Repin vient
d'enregistrer, avec Boris Berezovsky au piano, trois uvres qui n'ont en commun que
leur caractère " extérieur " ; c'est-à-dire qu'il s'agit de musique pour la
musique, sans référence apparente au " moi " du compositeur, sans romantisme :
la Sonate pour violon et piano de Richard Strauss, le Divertimento de
Stravinsky (version piano-violon du Baiser de la Fée), les Danses Roumaines de
Bartok (1 CD ERATO 85738 57692).
C'est merveilleusement clair, rigoureux comme une épure, avec en outre une touche de
chaleur tzigane à laquelle Repin ne nous avait pas habitués. On prendra beaucoup de
plaisir à la Sonate de Strauss, non pas post romantique mais tout simplement
romantique, et aussi au Divertimento de Stravinsky, très proche de Tchaïkovsky.
Economiquement et politiquement, la Russie ne se porte pas bien, et c'est un euphémisme.
Mais quelle vitalité dans la production, si l'on ose dire, de musiciens ! Nikolaï
Lugansky a déjà largement fait parler de lui, notamment dans Chopin (qui, contrairement
à la critique unanime, ne nous avait pas enthousiasmé). Le voici aujourd'hui dans
Rachmaninov, 11 Préludes et 6 Moments Musicaux (1
CD ERATO 85738 57702). Et là, plus aucune réserve : Lugansky est
fait pour jouer Rachmaninov comme Gould l'était pour Bach ou aujourd'hui Brendel pour
Schubert. Technique transcendante, toucher subtil -ce qui ne va pas toujours de
pair,-capacité de faire chanter le piano comme s'il s'agissait d'un violoncelle ou de le
traiter comme un orchestre. Pour ceux qui considèrent Rachmaninov comme un des très
grands compositeurs pour le piano, tout-à-côté de Liszt (et même un petit peu au
dessus), voilà qui sera certainement un enregistrement de référence.
Le Requiem de Verdi par Giulini
En cette année Verdi, nous allons goûter du Verdi accommodé à toutes les sauces, et
entendre certainement de multiples versions de son Requiem. Le moment était venu de
rééditer une version (1963) du Requiem dont la seule distribution fait rêver :
Elisabeth Schwartzkopf, Christa Ludwig, Nicolaï Gedda, l'Orchestre et les Choeurs
Philharmonia, dirigés par Carlo Maria Giulini (2 CD EMI).
Bien sûr, il ne suffit pas de réunir des stars pour faire un chef d'uvre, le
cinéma en fournit de nombreux exemples : il faut la grâce, et Giulini, ici, l'avait
atteinte, ou plutôt en avait été touché. Et chaque instant est un émerveillement. On
pourrait décortiquer l'enregistrement, et parler, par exemple, des churs, dont la
capacité de varier la puissance de manière infinitésimale, tout particulièrement dans
les pianissimos, est proprement inouïe. Mais c'est le tout, et non chacune des parties,
qui est ici exceptionnel. Au total, nous mettons au défi un auditeur aussi endurci
soit-il d'écouter cette musique les yeux secs. On écoutera avec surprise, et non moins
d'émerveillement, sur le même disque, les Quatre Pièces Sacrées, inconnues
des non spécialistes, dont un Ave Maria ineffable.
Février 2001
Nostalgies
Filles en fleur, mes églantines
Vous mes printemps, vous mes étés
L'hiver s'en vient, sonnez mâtines
Plus ne suis ce que j'ai été
Adieu mes amours enfantines
Anonyme du XVIIème siècle
Les saisons portent en elles des états d'âme, sans doute parce que nous sommes des
animaux sensibles à la température, à la couleur du ciel, aux parfums que l'air
apporte. Ainsi de l'hiver, époque des réminiscences embrumées et du sentiment du temps
qui passe. Aussi, profitons des dernières semaines de l'hiver pour nous offrir un petit
coup de nostalgie avant que le grand vent de printemps emporte, avec nos souvenirs, et
pour un an, toute velléité de regarder en arrière.
Trois Quatuors français
On écoute parfois avec sympathie et curiosité une uvre d'un compositeur peu connu,
pour faire plaisir à un ami, ou simplement par hasard. Mais, quelque optimiste que l'on
soit, on n'espère pas découvrir le mythique chef d'uvre oublié. Eh bien, cela
finit par arriver : le Quatuor de Journeau est un chef d'uvre, un
authentique chef d'oeuvre. Journeau, né en 1898, a traversé le siècle et nous a
quittés en 1999, compositeur par plaisir comme d'autres sont, par plaisir, jardiniers ou
poètes. Sa musique est restée connue du seul cercle de ses proches. Son quatuor, écrit
en 1927, vient d'être enregistré par le Quatuor de Chartres (1
CD REM 311 335). Il s'agit d'une oeuvre en 4 mouvements, qui emporte
l'enthousiasme dès la première écoute, car elle procure un plaisir d'une rare qualité.
Pour simplifier, disons qu'elle se situe dans la filiation des quatuors de Ravel (surtout)
et Debussy, avec des thèmes, des harmonies, une pâte musicale, une architecture, une
sensualité, une sûreté d'écriture, qui devraient en faire l'une des uvres
majeures du répertoire de la musique de chambre française du XXème siècle. Pourquoi ce
quatuor est-il resté pratiquement inconnu à ce jour ? Mystère. Mais vous qui, lorsque
vous saisit le vague-à-l'âme, mettez sur votre lecteur de CD le Quatuor de
Ravel, cent fois entendu, en regrettant qu'il n'en ai pas écrit un deuxième, courez
l'écouter, toutes affaires cessantes, avec une tartine de foie gras et un verre de
Château Chalon, rien de moins : ce n'est pas tous les jours que vous ferez une telle
découverte.
Sur le même disque, deux autres quatuors : celui de Daniel Lesur (une Suite pour
quatuor), une uvre très forte, comparable, elle, aux quatuors de Bartok, qui fut
écrite à la mémoire de Marc Legrand, X 35, frère de cinq autres camarades, tombé au
combat en mai 1940 ; et le 3ème Quatuor de Jean-Louis Petit, plus difficile
d'écoute, mais dont le mouvement central est un petit diamant.
Au total, un disque superbe, vraiment.
Trois disques de pure nostalgie
Depuis le film Buena Vista Social Club, la musique cubaine est à la mode. Ou plutôt,
c'est à qui découvrira un musicien de La Havane âgé mais vivace, qui, avec un peu de
chance, aura été à la pêche avec Hemingway. Les surs Faez (1
CD ERATO 8573 80218 2), deux extraordinaires vieilles dames à la
voix éraillée mais juste, chantent boléros, sérénades, tangos, sans sensiblerie et
avec la même acuité que Gisela May chantant Kurt Weill. Les musiciens sont excellents,
et la nostalgie est au rendez-vous.
Ruben Velasquez, lui, en un disque dénommé Yedra, chante des chants traditionnels qui
ont jalonné le Moyen Age entre Toulouse et Cordoue, les uns en Occitan, d'autres en
Castillan, d'autres en Judéo-Andalou, avec des arrangements musicaux extrêmement
raffinés qui non pas restituent mais recréent très intelligemment l'atmosphère de cet
âge d'or, où cohabitaient les trois religions du Livre, ou plutôt l'idée que nous nous
en faisons aujourd'hui (1 CD WARNER 8573 83293 2).
Enfin, sous le titre " Some of these Days ", les Dixieland Seniors , quatre
camarades de la promotion 45, qui ont reconstitué avec trois amis l'ensemble qu'ils
avaient formé à l'époque, jouent des standards du jazz New Orleans, parmi lesquels Some
of these Days, bien sûr (popularisé par
Sartre dans La Nausée), High
Society, Basin Street Blues, et bien d'autres (1
CD - Contacter D.Pélissier, 01 42 89 95 18). Que vous ayez vécu
l'époque du Tabou et du Lorientais réellement ou par littérature
interposée (Boris Vian, en particulier), vous retrouverez dans ces pièces jouées avec
l'enthousiasme juvénile et un peu naïf sans lequel le jazz dixieland n'est pas
authentique, le souvenir réel ou rêvé d'une époque presque mythique aujourd'hui, celle
de la France au lendemain de la Libération, où Saint Germain des Prés n'était pas un
quartier de maisons de mode et où la Série Noire révélait aux Français Raymond
Chandler et James Hadley Chase.
Janvier 2001
La traversée de l'hiver
Les situations changent, et ce que nous désirons nous finissons toujours par l'avoir.
Oui, mais elles changent moins vite que notre cur, et ce que nous désirions, si
nous finissons toujours par l'avoir, c'est quand nous ne le désirons plus.
Marcel Proust, Jean Santeuil
Brahms par Mikhaïl Rudy
Brahms est un musicien qui appelle la subjectivité, peut-être celui qui suscite le plus
chez l'auditeur la remontée des souvenirs et, partant, de la mélancolie des temps
révolus et des désirs assouvis mais dont la satisfaction a été trop longtemps
attendue. Rendez-vous à Bray, de Delvaux, un film rare et fort, rend compte
merveilleusement de ce pouvoir quasi unique ; il est bâti entièrement sur les trois
Intermezzi de l'Opus 119, opus qui clôt l'ensemble des enregistrements des pièces
pour piano de Brahms par Mikhaïl Rudy de 1988 à 1994, qui vient d'être republié
en coffret (3 CD EMI ). Cet
ensemble comprend les Klavierstücke de l'Opus 76, les Rhapsodies de
l'Opus 79, les Valses, les Variations (sur un thème de Schumann, sur un
thème de Haendel, sur un thème hongrois, sur le sextuor à cordes Op.18 - celui
des Amants de Louis Malle), et puis les uvres de la fin de la vie de
Brahms, les Fantaisies Op.116, les Intermezzi Op.117 et les
Klavierstücke Op.118 et 119. Nul n'a jamais joué aussi " vrai ", à ce
jour, ces pièces, que Rudy, avec cette précision pour les Variations et surtout,
surtout, ce désenchantement et cette mélancolie à peine douloureuse pour les pièces de
la fin. Une parfaite musique d'hiver, à écouter avec un grog ou, mieux, un vin chaud aux
épices - un glugg suédois - en se disant tout de même, sous peine de sombrer dans le
désespoir, que tout cela n'est, en définitive, que de la musique.
Vengerov joue Dvorak et Elgar
Brahms a eu une influence majeure sur ses contemporains et leurs disciples, et cela n'est
vrai ni de Schumann, ni de Schubert, ni même de Mendelssohn ; en cela, Brahms est le
père de toute la musique tonale moderne. Nul besoin d'être musicologue pour s'en
convaincre, ni d'analyser les superpositions de rythmes ternaire/quaternaire, ou les
enchaînements harmoniques typiquement brahmsiens : il suffit d'écouter Dvorak, Elgar, ou
même Franck, Chausson et autres franckistes. Cet héritage est particulièrement frappant
dans deux oeuvres que vient d'enregistrer Maxim Vengerov, l'une avec le New York
Philharmonic dirigé par Kurt Masur, l'autre avec Revital Chachamov au piano : le Concerto
pour violon de Dvorak, et la Sonate pour violon et piano d'Elgar (1 CD TELDEC ).
Le Concerto de Dvorak est, inexplicablement, peu joué, moins en tout cas que les
grands concertos romantiques du répertoire, et ceux qui ne le connaissent pas pourraient
en déduire qu'il s'agit d'une uvre mineure, à tort. Très proche du Concerto de
Brahms, dont il est une sorte de jumeau, mais rien moins qu'un démarquage, et très
personnel en même temps, on peut à bon droit en préférer au moins l'Adagio,
au lyrisme poignant, au mouvement lent de celui de Brahms. La Sonate d'Elgar,
elle, a été composée en 1918, et elle est à la fois dans la lignée des Sonates de
Brahms et de celles de Franck et Lekeu. Surtout, c'est ce qu'Elgar -l'auteur de
l'inénarrable Pump and Circumstances, repris chaque année en chur par le
public des Promenade Concerts à l'Albert Hall - a écrit de plus fort, et l'un des rares
diamants de la musique anglaise du 20ème siècle. Deux uvres dont la découverte
vous réservera des joies fortes et inattendues, d'autant que Vengerov a maintenant
atteint la plénitude de son jeu chaud et lyrique, qui fait ici merveille aussi bien que
dans ses enregistrements - qui seraient légendaires s'ils n'avaient moins de dix ans -
des Concertos de Prokofiev et Chostakovitch.
Latinos encanaillés : Piazzolla et Barenboïm
La mode est, pour les musiciens dits classiques (la distinction remonte à peine au 19ème
siècle), à l'aventure dans des genres qui relèvent de la musique populaire : tangos
(Kremer), musique kletzmer (Perlman). Barenboïm, touche à tout hyperdoué, s'est déjà
essayé au tango (Mi Buenos Aires Querido). Le voici aujourd'hui, argentin égaré plus au
Nord, dans des sambas, réunies sous le titre de Brasilian Rhapsody (1
CD TELDEC ), avec un petit ensemble - bois, percussion, voix. Il y a
deux Saudades de Milhaud, mais tout le reste est musique populaire
indiscutablement et traité comme tel, au premier degré, avec des standards de Jobim et
autres Cardoso. C'est joliment joué, parfaite musique de fond si vous attendez des amis,
mais Brahms n'a-t-il pas commencé sa carrière comme pianiste de brasserie ?
Piazzola, lui, était un compositeur de musique traditionnelle qui a intellectualisé le
tango tout en s'en défendant (" une musique faite pour être jouée par des
musiciens à moitié soûls, dans un bordel ", disait-il). On publie aujourd'hui un
enregistrement de Piazzola et ses amis réalisé à New York en 1987 sous le titre "
The rough dancer and the cyclical night " (1 CD
NONESUCH). C'est vraiment de la musique canaille, que Piazzola a
écrite, arrangée et jouée mieux que personne. Et ce traitement du bandonéon, que celui
qui a visité l'Amérique Latine ne pourra plus oublier, n'appartient qu'à lui ; ou
plutôt c'est lui qui l'a renouvelé, ouvrant ainsi la voie à ceux qui sont venus
ensuite, notamment le Cuartetto Cedron.
Vivaldi, encore - Callas, toujours
L'Orchestre Baroque de Venise s'est donné pour tâche de dépoussiérer la musique
baroque, et de l'interpréter librement, comme à l'époque. Le résultat est assez
vivifiant, comme on peut en juger avec les Saisons et trois Concertos pour
violon (1 CD SONY). C'est vif,
précis, pas coincé, et cela renouvelle agréablement les interprétations qui ont fait
date, aujourd'hui dépassées, des Musici et autres ensembles courageux et novateurs qui
avaient tiré Vivaldi de l'oubli. Cela étant dit, Vivaldi est un musicien foisonnant et
léger, et il ne faut pas chercher dans sa musique autre chose que le plaisir de l'instant
qui passe, comme dans
Piazzola.
Enfin Maria Callas, puisqu'il faut en passer par là, même si l'on est exaspéré par le
battage médiatique ancien et actuel. Ce fut une indiscutablement une diva, parmi les plus
grandes, et l'exploitation qui a été faite - et qui l'est encore - de son image, ne doit
pas faire oublier son talent, et surtout sa présence scénique, non perceptible au
disque. Il y a eu des voix, notamment françaises, plus pures dans le bel canto. Callas ne
laissera pas une trace impérissable dans Mozart, encore moins dans Wagner. Mais c'est une
légende, et c'est comme telle qu'il faut la juger aujourd'hui. Un coffret superbement
présenté (iconographie, etc) précisément nommé " Maria Callas, la légende "
rassemble une trentaine d'airs de Bellini, Puccini, Giordano, Verdi, et aussi Massenet,
Meyerbeer, Saint Saens, Charpentier, de celle qui fut une des idoles du 20ème siècle .
On peut être irrationnel et se pâmer, ou être critique et réservé. Mais Callas est
désormais intégrée, avec Elvis Presley et d'autres, dans le panthéon des artistes
populaires. Et le peuple ne saurait avoir tort.