Janvier 2002
Petit voyage d'hiver
Chantez, dansez, villageois la nuit tombe
Sabine un jour
A tout donné, sa beauté de colombe, tout son amour
Pour l'anneau d'or du Prince de Sardagne
Pour un bijou
Le vent qui vient à travers la montagne
M'a rendu fou.
Victor Hugo, Gastibelza
Hilary Hahn joue Brahms et Stravinsky
La beauté inhabituelle, sérieuse et fragile, d'Hilary Hahn, mise à profit sur les
pochettes de ses disques et sur les livrets qui les accompagnent, nous émeut et suscite
en même temps un sentiment de méfiance : une jeune femme aussi exceptionnellement belle
peut-elle être aussi une grande violoniste, ou, tout au moins, son physique ne serait-il
pas mis en valeur par son éditeur pour pallier l'éventuelle banalité de son
interprétation ? Si vous avez découvert Hilary Hahn dans les Concertos de
Barber et Mayer, parus il y a quelques mois, vous avez déjà été frappés par son jeu
aérien et pur, qui porte en lui la gravité et la grâce de l'adolescence, semblable à
celui de Menuhin dans ses premiers enregistrements avec Enesco. Son enregistrement du Concerto
de Brahms, joué avec l'Academy of St Martin in the Fields dirigée par Sir Neville
Mariner (1 CD SONY CB 811), est plus qu'une confirmation, une révélation. Nous avons comparé
soigneusement l'interprétation de Hilary Hahn avec celles de Perlman, Vengerov, Milstein,
Menuhin : le disque de Hahn est au même niveau que celui - historique - de Milstein,
au-dessus de tous les autres. C'est le bonheur total. Ecoutez l'Adagio carré dans un
fauteuil, et vous n'en sortirez pas les yeux secs. Sur le même disque, le Concerto
de Stravinsky, joué avec brio, élégance et raffinement, témoigne de l'extraordinaire
capacité d'adaptation de Hilary Hahn que nous plaçons sans hésitation au sommet de la
jeune génération de violonistes, qui comprend pourtant les très grands Vadim Repin,
Maxim Vengerov et Sarah Chang.
Vengerov et Kremer s'encanaillent
La mode pour les violonistes, mode à laquelle Hilary Hahn n'a - heureusement - pas encore
succombé, est au métissage et à l'encanaillement. C'est apparemment ce que demande le
public de la société de consommation. Maxim Vengerov, dont le style tzigane, allié à
une technique d'acier, fait merveille dans Chostakovitch, vient d'enregistrer des "
bis " avec l'ensemble Virtuosi et le pianiste Vag Papian (1 CD EMI 5 57164 2).
Il s'agit de pièces qui ont fait le bonheur des salons du début du XXème siècle, et
qu'aimait jouer en récital avec piano Jascha Heifetz, comme Humoresque de Dvorak
ou Méditation de Massenet, que l'on trouve dans ce disque associés à Csardas
de Monti, la Danse du Sabre de Katchaturian, etc., et aussi à des Danses
Hongroises de Brahms et à l'admirable Vocalise de Rachmaninov. C'est de la
musique de brasserie, délicieusement rétro, où Vengerov et ses acolytes jouent
exactement comme les ensembles que l'on entend dans les restaurants de Budapest, la
perfection technique en plus.
Plus sérieux : Gidon Kremer, qui ne fait plus partie de la jeune génération, est
désormais inséparable de son ensemble Kremerata Baltica, avec lequel il vient
d'enregistrer le disque " After Mozart " (1 CD NONESUCH 7559 79633 2), c'est-à-dire " d'après Mozart ". Sous ce titre figurent deux
sérénades de Mozart, la Serenata Notturna et Eine Kleine Nachtmusik,
la Kinder Symphonie de Leopold Mozart (appelée parfois Symphonie des Jouets), et
trois pièces d'auteurs contemporains inspirées par Mozart : Cinq Minutes de la vie
de W.A.M. d'Alexandre Raskatov, Le Messager de Valentin Silvestrov, et Moz-Art
à la Haydn, d'Alfred Schnittke. Seule la Petite Musique de Nuit sort
intacte des mains de Kremer. La Serenata Notturna est dotée aux endroits prévus
par Mozart de multiples cadenzas humoristiques, jazziques et autres. La Kinder
Symphonie de Leopold Mozart est accompagnée par des jouets d'aujourd'hui. Quant aux
œuvres contemporaines, toutes trois très fortes, c'est-à-dire très suggestives et
même émouvantes, elles partent de matériaux d'œuvres de Mozart réorganisés,
nantis de percussions, etc. Au total, un disque intéressant et roboratif, fait pour
démontrer l'intemporalité de Mozart, et d'autant mieux venu que les instrumentistes de
la Kremerata sont des musiciens hors pair.
Le Chevalier à la Rose définitif
Il y a exactement 45 ans, Walter Legge, l' " inventeur " d'Elisabeth
Schwartzkopf, réalise pour HMV un enregistrement du Rosenkavalier qui va devenir
à jamais la référence. Autour de Schwartzkopf, peu connue à l'époque, qui joue la
Maréchale, une distribution de rêve : Christa Ludwig joue Octavian, Teresa Stich-Randall
Sophie, Eberhard Wachter, Faninal, et l'on trouve meme Nicolai Gedda dans le (second) role
du chanteur. L'Orchestre et les Chœurs Philharmonia sont dirigés par Karajan. C'est
l'absolue perfection à tous égards, solistes, bien sur, mais aussi qualité de la
gravure, sans oublier l'orchestre : Karajan, dont l'exigence glacée est si mal placée
dans certains enregistrements romantiques, est parfaitement en situation pour cette
œuvre brillante et désenchantée, cet adieu subtil et nostalgique au XVIIIème
siècle, qui, n'en déplaise aux contempteurs de la musique de Strauss, est l'un des chefs
d'œuvres majeurs de la musique du XXème siècle. EMI reprend intelligemment en CD (3 CD EMI 5 64605 2) cet enregistrement historique qui n'a pas pris une ride, et qui est, d'un
bout à l'autre - écoutez les yeux fermés l'adieu de la Maréchale, en dégustant une
flûte d'un bon champagne, vous étés au Paradis - un régal absolu.
Christophe Prégardien chante Schubert
Poète étrange, féru de mythologie grecque et hanté par la mort, et qui devait se
suicider, Mayrhoffer fut l'ami de Schubert. Moins connus que les grands cycles de lieder
comme le Voyage d'Hiver ou la Belle Meunière, ces lieder n'en sont pas
moins superbes, plus mélancoliques peut-être que les autres. Le duo que constituent
Prégardien avec Andra Staier au pianoforte est déjà bien connu (le Voyage d'Hiver)
et fonctionne parfaitement. Prégardien, aussi à l'aise dans Schubert que dans Bach, est
le digne successeur de fischer-dieskau.
Liszt et Cziffra au piano
Liszt fut un personnage hors du commun : pianiste virtuose qui transportait les foules,
retiré des concerts à 35 ans, compositeur d'avant garde qui a préfiguré toute la
musique de piano du XXème siècle, beau-père de Von Bulow puis de Wagner, abbé enfin.
Cziffra, lui, aura été un pianiste hors série : autodidacte, virtuose médiatisé et
transportant lui aussi les foules, regardé avec méfiance par l'establishment académique
musical, spécialiste de Liszt, dont il a enregistré une bonne part de l'œuvre pour
piano. Ce sont quelques-uns unes de ces pièces, enregistrées entre 1956 et 1985, les
unes en mono, les autres en stéréo, qu'EMI publie en un coffret de 5 CD (5 CD EMI 5 74512 2) . On y trouve les 15 Rhapsodies Hongroises, 12 Etudes
d'Exécution Transcendante, la Sonate, ainsi que des œuvres diverses (Méphisto
Valse , les Jeux d'eau de la Villa d'Este, la Campanella, Funérailles,
une Ballade, une Polonaise, etc.).
Cziffra joue Liszt comme Liszt devait jouer lui-même : technique effectivement
transcendante, recherche de l'effet avant tout (les piano sont joués pianissimo, les
forte fortissimo, les traits sont accélérés à la limite du possible ), piano à la
fois percutant et orchestral, pédale forte souvent écrasée - encore que la Sonate,
œuvre sérieuse et profonde, soit jouée intériorisée et retenue, comme il se doit,
sans exagérer les contrastes. En un mot, c'est du vrai Liszt. Et il ne faut pas bouder
notre plaisir : Cziffra fut de la race des Thalberg, Paderewski, Rachmaninov, musiciens
excessifs et légendaires, et des pianistes de ce caractère ne se rencontrent qu'une ou
deux fois par siècle.