Mars 2002
Un printemps adolescent
En souvenir de Jean Rousseau.
Quatuors : Debussy, Ravel, Milhaud, Mozart
Un jour, il y a bien longtemps, vous avez découvert le quatuor, la forme quatuor, avec le
Quartetto Italiano. C'était le Quatuor de Ravel. Vous aviez seize ou dix-sept
ans, vous étiez amoureux, c'était le début du printemps, tout concourait à
l'exaltation des sens. Et vous avez été subjugué, transporté : ces quatre cordes
soyeuses dessinaient des contrepoints savants et se fondaient en des harmonies subtiles,
avec des inflexions presque humaines, qu'aucun orchestre ne pouvait produire. Et vous
pouviez aussi en choisir une et la suivre seule d'un bout à l'autre de l'oeuvre sans
entendre les autres, et recommencer l'écoute du disque en choisissant une autre voix,
etc. Et aujourd'hui vous reconnaîtriez entre mille, malgré la perfection aseptique du
CD, cet enregistrement par le Quartetto Italiano, repris dans la série Références par
EMI (1 CD EMI Références 5 74792 2), avec le Quatuor de Debussy et le n° 12 de Darius
Milhaud, et vous ne pouvez l'entendre sans émotion. Ces cordes si typiquement italiennes
de Paolo Borciani et ses camarades, chaleureuses, sensuelles, fragiles, font merveille
dans Debussy et Ravel, et aussi dans le quatuor de Milhaud, écrit en 1945 et dédié à
Fauré, surprenant, très classique, presque mozartien, magnifique, le meilleur de
Milhaud. Et moi, dira un autre, qui n'ai pas découvert le quatuor à dix-sept ans avec le
Quartetto Italiano? Eh bien, lui dirons-nous, allongez-vous sur un canapé de votre salon
dont vous aurez tiré les rideaux, et rêvez éveillé à votre adolescence : Debussy,
Ravel, Milhaud et le Quartetto Italiano seront de merveilleux intercesseurs.
Quatre musiciens que vous avez connus adolescents, naguère, le Quatuor Hagen, ont
entrepris d'enregistrer les six quatuors de Mozart dédiés à Haydn (3 CD Deutsche Grammophon 471 024 2). Tâche non dépourvue de risque, venant après tant d'enregistrements
marquants, dont ceux du Quatuor Amadeus, du Quartetto Italiano, les deux versions du
Quatuor Alban Berg. Ces six quatuors sont, on le sait, le sommet du quatuor mozartien, et
laissèrent, dit-on, Haydn ému et sans voix lorsqu'il les entendit chez Mozart. Et tout,
les thèmes, la construction, les enchaînements harmoniques sont à la fois intemporels
et en avance de plusieurs décennies. Le dernier, le Quatuor dit "des
Dissonances", l'un des plus beaux quatuors qui aient jamais été écrits, est
une pierre de touche. Les Hagen ont perdu la fragilité magique de l'adolescence, mais ils
y mettent ce qu'il faut de joie un peu désabusée à la lisière du tragique, de
mélancolie ensoleillée, pour que leur version vienne se situer tout près de celles de
leurs aînés.
Stravinski, Janacek
Éternel adolescent, comme nous avons tous rêvé de l'être, Stravinski fut protéiforme
et on ne peut lui attacher aucune étiquette. Les quatre oeuvres enregistrées en
1994-1996 par Boulez et l'Orchestre de Cleveland, Scherzo fantastique, le Roi
des étoiles, le Chant du rossignol, Histoire du soldat (1 CD Deutsche Grammophon 471 197 2), témoignent de cette caractéristique qu'il a partagée avec Picasso,
autre éternel adolescent. Scherzo fantastique, très rarement joué, est une des
toutes premières oeuvres orchestrales de Stravinski ; elle pastiche un peu à la fois
Wagner, Rimski-Korsakov, Ravel, avec un beau brio dans l'orchestration. Le Roi des
étoiles, moins joué encore, écrit pour grand orchestre et choeur masculin, est une
oeuvre étrange, hermétique et décadente, dont le seul intérêt réside dans les effets
sonores très recherchés et inhabituels. Le Chant du rossignol est tiré d'un
opéra que Stravinski transforma en poème symphonique, et les quatre mouvements relèvent
chacun d'une manière et d'un style différent, le seul élément commun étant un
extrême raffinement dans l'orchestration et la recherche de timbres. L'Histoire
du soldat est, elle, plus que connue. Boulez en donne ici une version
purement orchestrale, sans récitant. Dans les quatre pièces, Boulez dirige, comme à son
habitude, avec la clarté et la précision qui le caractérisent : chaque pupitre se
détache - chaque instrument dans le cas de l'Histoire du soldat - et cette rigueur, qui
déçoit dans ses enregistrements de Ravel, par exemple, fait évidemment merveille dans
Stravinski.
Depuis quelques années, on redécouvre Janacek, au-delà de Jenufa et de Kata
Kabanova. Journal d'un disparu, joué à Aix-en-Provence l'an dernier, est
une oeuvre belle et singulière, opéra pour une voix (plus quatre ça et là) et piano,
sur un cycle de poèmes en dialecte tchèque. II a été enregistré en 2000-2001 par
l'excellent ténor Ian Bostridge, accompagné par Thomas Adès (1 CD EMI 5 57219 2),
qui joue sur le même disque.un ensemble de pièces de Janacek pour piano seul. La musique
de Janacek (1854-1928), tonale et un peu austère, ne ressemble à aucune autre. Pour qui
connaît Prague, la campagne tchèque et leurs habitants, elle exprime bien la
quintessence de l'âme tchèque, autant que nous puissions croire la comprendre.
Prokofiev, Lindberg
Les deux Concertos pour violon de Prokofiev font partie du groupe des dix ou
quinze concertos majeurs pour violon des 19ème et 20ème siècle, et ils sont
vraisemblablement ce que Prokofiev a écrit de plus achevé, de plus fort, de plus
séduisant, avec le Troisième Concerto pour piano. Aussi, les violonistes jeunes
et brillants s'y essayent-ils dès que la gloire les a touchés. Après Vengerov, Leila
Josefowicz vient de les enregistrer, avec l'Orchestre Symphonique de Montréal dirigé par
Charles Dutoit (1 CD Philips 462 592
2). C'est une musique délectable, superbement
écrite. Nathan Milstein les jouait avec une certaine distance, et leur conférait une
dimension quasi métaphysique; Maxim Vengerov, avec son inimitable style tzigane, en
faisait des danses lyriques et diaboliques. Leila Josefowicz, qui est presque encore une
adolescente, les joue plus tzigane encore que Vengerov, avec une fougue et une sensualité
qui leur vont très bien. Au fond, pouvoir se prêter à des interprétations aussi
différentes est peut-être la marque des oeuvres véritablement universelles.
Connaissez-vous Magnus Lindberg (finlandais, né en 1958) ? L'enregistrement en première
mondiale de quatre de ses oeuvres, Cantigas, Parada, Fresco et
le Concerto pour violoncelle, par Esa-Pekka Salonen et l'orchestre Philharmonia (1 CD SONY SK 89810), mérite que l'on s'y arrête. Il s'agit d'une musique tonale, ou plutôt
polytonale (au sens de la musique de Scriabine, par exemple), dont la forme repose sur un
principe : c'est l'architecture qui compte en musique, et les recherches harmoniques et
rythmiques peuvent être d'autant plus approfondies que les piliers architecturaux sont
forts. Lindberg est un orchestrateur de première grandeur ; sa musique s'apprivoise, elle
a du souffle - il y a à la fois du Mahler et du Kanchali dans Lindberg - et pour
l'amateur à la recherche du "nouveau", comme disait Baudelaire, il y a là
matière à découverte enrichissante.
Ravel : Sonates et Trio
Trois garçons qui, eux, sortent tout juste de l'adolescence, viennent d'enregistrer les
quatre oeuvres qui, avec le Quatuor, les Chansons, les Valses nobles
et sentimentales, constituent l'essentiel de la musique de chambre de Ravel : le Trio,
la Sonate pour violon et piano, la Sonate pour violon et violoncelle et
la "Sonate posthume" pour violon et piano. Il s'agit de Renaud et
Gautier Capuçon et de Franck Braley (1
CD Virgin 545492 Z 9). Ravel est, avec Bach, l'un
des très rares compositeurs qui n'ont pas écrit d'oeuvres mineures ou ratées : sans
doute le mélange inespéré du génie, du talent, de l'exigence et de la lucidité. Si
l'on excepte la Sonate posthume, oeuvre de jeunesse assez fauréenne, le Trio et
les deux Sonates réunissent ce qui constitue la marque même de Ravel : rigueur de la
forme, subtilité et sensualité des thèmes et des harmonies, invention rythmique,
lyrisme empreint de pudeur, le tout dans la plus pure lignée de la musique française de
Rameau à Fauré, et avec ce "je ne sais quoi" qui fait reconnaître la musique
de Ravel dès les premières mesures, même au non-initié. C'est une musique à la fois
savante et exquise, qui confère à l'auditeur le sentiment flatteur et fallacieux
d'appartenir à une élite, celle des sybarites raffinés. Il faut, pour jouer Ravel,
beaucoup d'expérience et de retenue, ce qui ne s'acquiert en général qu'après de
longues années de pratique. Aussi est-il stupéfiant d'entendre nos trois musiciens jouer
ces oeuvres avec une telle maturité, une telle sensibilité : on ne peut rêver
interprétation plus fine, plus juste. Rimbaud, Radiguet, Mozart ont atteint jadis à
cette gravité insouciante, à cette grâce. Jean Rousseau (42), baroudeur au coeur
tendre, aurait aimé ce disque.