mai 2002
Réminiscences
Après tout, mieux vaut se souvenir sur du Mozart que sur du Meyerbeer,
dit par Louis Jouvet à Gaby Morlay dans Un Revenant de Christian-Jaque,
dialogues d'Henri Jeanson.
La capacité d'une pièce de musique d'être reproduite à volonté identique à
elle-même et d'occuper tout l'espace sonore en fait une véritable - et inespérée -
machine à se souvenir. Vous avez vécu - ou rêvé - un moment particulier et fort en
même temps que vous entendiez cette musique, un certain jour ; et ce segment de temps,
où nulle machine de H. G. Wells ne pourrait vous transporter à nouveau, il suffit que
cette même pièce de musique vous soit jouée, dans un concert ou, mieux, chez vous, sur
votre appareil de reproduction sonore, pour que, les yeux fermés, vous le reviviez, pour
peu qu'aucun autre son ne vienne troubler votre concentration, bien mieux, bien plus
fidèlement que par tout autre moyen psychanalytique d'évocation, y compris en mordant
dans une madeleine.
Le piano de la plage : Pollini, Volodos, Toros Can
Maurizio Pollini est un médium idéal pour un tel voyage, sans doute parce que son jeu à
la fois intérieur et habité agit sur vous comme une drogue douce. DGG vient de réunir
en un coffret de 12 CD trente ans d'enregistrements, et il en publie des extraits en un
disque où chacun, avec un peu de chance, trouvera un support pour revivre un instant de
sa propre vie, depuis l'Adagio du Concerto 23 de Mozart avec Böhm
jusqu'à la Danse russe de Petrouchka de Stravinski, en passant par
Chopin, Schumann, Debussy, etc (1 CD
Deutsche Grammophon 28947 10002). Ce toucher,
cette perfection qui paraît naturelle, ce pouvoir de possession magique de l'auditeur
sont exactement l'optimum absolu, ce 20/20 que les chroniqueurs gastronomiques
n'accordentjamais, ce que l'on espère sans trop y croire de chaque pianiste en s'asseyant
dans une salle de concert, et que Pollini a atteint.
Arcadi Volodos, à l'autre extrémité du spectre, est connu pour son jeu totalement
extraverti, servi par une technique d'acier qui rappelle Horowitz. Et son premier disque,
des transcriptïons përsonnelles de Mozart, Rachmaninov, etc., l'avait clairement
installé dans ce créneau de virtuose du clavier. Or, voilà que Volodos, renonçant à
la "musique d'épate", joue deux Sonates de Schubert réputées pour
être rien moins que faciles d'accès pour l'auditeur, en sol majeur et en mi majeur
(inachevée) (1 CD SONY SK 89647). Et c'est remarquable de concentration, de finesse de toucher, avec une
certaine distance, un peu l'équivalent pianistique de Vadim Repin au violon. Le jeune
pianiste russe rejoint ainsi Lugansky et Pletnev dans le groupe des très grands de la
nouvelle génération.
Hindemith : il faut du courage, surtout lorsque l'on est un jeune pianiste comme Toros
Can, pour choisir de révéler au public des pièces de ce compositeur peu connu, un
archétype de l'Entartete Musik, la "musique dégénérée" interdite
de Troisième Reich. C'est en fait une découverte fantastique, comme il est hélas peu
d'occasions d'en faire aujourd'hui, avec la frilosité - explicable - des éditeurs. Les
oeuvres présentées s'étalent sur vingt ans, de l'immédiat après-guerre de 1918 à la
consolidation du nazisme en 1936. Dadaïsme, surréalisme, jazz, musique de bastringue,
percussion et célébration dérisoire du machinisme industriel, toutes les influences de
l'époque se retrouvent, à l'exception du dodécaphonisme, auquel Hindemith préfère
décidément la polytonalité, dans la Suite 1922, Lied, In Einer
Nacht, Tanztücke et la 2e Sonate pour piano (1 CD L'Empreinte Digitale ED 13135). Si vous aimez l'expressionnisme allemand, Nolde, Kirchner, Beckmann, si
vous aimez Kurt Weil, vous aimerez la musique de piano de Hindemith.
Hindemith, Mahler, Rodrigo
Un autre disque de Hindemith accompagne un disque de Mahler dans un coffret
d'enregistrements de l'Orchestre Symphonique de Bamberg, que dirige Karl Anton
Rickenbacher (2 CD VIRGIN 5 62047 2). Y figurent deux pièces qui seront pour l'auditeur autant de
réminiscences de l'explosive et dure Allemagne prénazie, l'ouverture de l'opéra Neues
vom Tage (Nouvelles du Jour) et la Symphonie Mathis der Maler (Mathis le
Peintre), ainsi que les Métamorphoses sur des thèmes de Carl Maria von Weber,
qui datent de l'époque américaine de Hindemith. Mathis le Peintre vaut vraiment le
détour, musique polyphonique aussi colorée que du Ravel, lyrique, petit chef-d'oeuvre
marquant d'une époque difficile que seule la persévérance de Furtwàngler permit de
créer en 1934.
De Mahler, le disque présente Totenfeier, qui devint plus tard le le` mouvement de la 2ème
Symphonie "Résurrection", Blumine, un andante écrit à l'origine pour la 1ère
Symphonie "Titan" dont il fut disjoint, et la Symphonie n° 10,
dont Mahler n'a achevé que le le 1er mouvement, comme on le sait. Ce sont trois pièces
majeures, maîtresses, de la musique de Mahler, et dont la juxtaposition met en évidence
l'évolution depuis le postromantisme de Blumine en 1889 jusqu'au dépouillement
désespéré et presque atonal de la 10ème Symphonie (1910). Si vous êtes
fasciné par la Vienne hypercréative et multiculturelle de l'avant 1914, celle de Freud,
de Klimt, qu'ont décrite Zweig et Canetti, et qui devait être emportée, avec l'empire
des Habsbourg, par le grand cataclysme, la musique de Mahler, étrangement presciente,
sera votre philtre magique à remonter le temps.
Il serait bien étrange que le Concerto d'Aranjuez pour guitare, de Rodrigo,
n'évoque en vous aucun souvenir, tant cette musique, qui date des années 40, a été
omniprésente dans les versions les plus diverses, y compris par Miles Davis. Et cette
musique rabâchée ne vous lasse pas, tant est grand son pouvoir de séduction, lié à
des thèmes superbes et une orchestration très habile, que servent très bien l'Orchestre
National de la Radio Bulgare et le guitariste français Philippe Jouanneau (1 CD FREMEAUX FA 9009). Sur le même disque, la Rhapsodie de Mai, pour guitare et
orchestre, du compositeur contemporain français Marc Vic, est une oeuvre ambitieuse et
complexe, au climat mystérieux, qui mérite la découverte.
Souvenirs imaginaires : CPE Bach, Scarlatti père et fils
Grâce aux recherches des musicologues, aux festivals, au disque, au cinéma même (Tous
les matins du monde, Farinelli) et, aujourd'hui, au théâtre baroque
superbement recréé par des comédiens comme Benjamin Lazar et Louise Moaty, s'est
installée une sorte de mythe du baroque, tel que, pour nombre d'entre nous, tout se passe
comme si nous avions vécu cette époque et que nous en ayons la nostalgie. Il en est de
même pour le 18ème siècle, siècle mythique de l'apprentissage des libertés, dont nous
avons tellement rêvé qu'il nous est peutêtre plus familier que toute autre époque, y
compris celle de notre enfance. Alessandro Scarlatti symbolise parfaitement l'époque
baroque, Domenico Scarlatti et Carl Philipp Emanuel Bach le 18ème siècle.
Alessandro Scarlatti, le père, a écrit plus de 600 cantates, et de multiples pièces
orchestrales, parmi lesquelles six Concerti Grossi pour sept instruments dont
Haendel se serait inspiré, et qui figurent avec des Sinfonie de luimême et de
son fils Domenico sur un enregistrement tout récent par Fabio Biondi qui dirige l'Europa
Galante (1 CD VIRGIN 5 45495 2). Les Concerti Grossi, rien moins que banals, sont une merveille à
la fois d'invention et d'équilibre, l'apogée de la musique baroque. Les Sinfonie de
Domenico sont dans le style du temps, mais rompent avec la mode en donnant la priorité
aux ruptures de rythme et à tout ce qui peut surprendre l'auditeur.
C'est le même Domenico Scarlatti, contemporain de Bach et Haendel, qui va écrire plus de
550 Sonates pour le clavier, qui constituent sans doute - que Chopin, Liszt,
Rachmaninov, Debussy et tous les autres nous pardonnent - le recueil d'oeuvres les plus
variées, les plus inventives, les plus virtuoses de la littérature pianistique ; car ces
pièces, composées pour le clavecin, sonnent merveilleusement bien au piano, comme l'a
révélé Horowitz, et comme le démontre aujourd'hui Mikhail Pletnev, qui vient d'en
enregistrer 31 (2 CD VIRGIN 5 61961
2). Aucune redite ; aucun ennui, un constant
émerveillement à l'écoute de ces Sonates brèves et fulgurantes, étrangement modernes,
quintessence de l'art, concentré de musique, qui sollicitent à la fois notre sensualité
et notre intelligence. Pletnev en fait un feu d'artifice.
C'est le même Pletnev qui joue sur un disque tout récent six Sonates, trois Rondos
et un Andante de Carl Philipp Emanuel Bach, né vingt ans après Domenico
Scarlatti et mort à la veille de la Révolution française ()1 CD DGG 459 614 2. Pour
caractériser cette musique, on pourrait dire qu'elle se situe à mi-chemin de Bach, celui
du Concerto italien et des Variations Goldberg, et des Fantaisies de
Mozart (dont CPE Bach fut donc le contemporain). Elle explose elle aussi de créativité -
ses contemporains reprochaient à CPE Bach de refuser de suivre la mode -, de virtuosité
aussi : il fallait donner ses lettres de noblesse au piano-forte. Mais écoutez aussi l'Andante
hors du temps qui clôt ce recueil, et vous serez en situation pour le souvenir
mélancolique et divin de votre choix. Pletnev a un jeu d'une extrême clarté, sans
afféteries, un toucher très fin, bref une manière "simple" de jouer du piano,
qui évoque irrésistiblement Richter.
CPE Bach est, curieusement, plus connu pour sa musique orchestrale. Six de ses Concertos
hambourgeois, dont le nom et le nombre (arbitraire, car lié au choix de l'éditeur :
CPE en a écrit onze) évoquent, bien sür, les Brandebourgeois de son père,
viennent d'être enregistrés par Bob Van Asperen au clavecin et le Melante Amsterdam (2 CD VIRGIN 5 61913 2). Il s'agit de concertos pour clavier et orchestre de chambre, écrits pour
mettre en évidence d'abord le jeu du claveciniste, et qui marquent une rupture nette avec
le style baroque. Une manière très personnelle, une instrumentation d'une grande
élégance font que vous saurez, quand vous les aurez entendus, reconnaître pour toujours
CPE Bach entre tous : il ne fut rien moins qu'un petit maître, en réalité un créateur
majeur de ce 18ème siècle dont il personnifie bien l'esprit de rupture et de liberté et
dont il vous aidera, désormais, à vous souvenir.