Juin-juillet 2002
Langue vivante
Un Jazzman arrive dans un pays qui lui est étranger et dont il ne parle pas la langue. Il
a apporté son instrument, à moins qu'il soit pianiste, ou
bassiste, ou batteur. Il se rend dans un club de jazz - il y en a presque partout - se
joint au groupe qui joue ce soir-là, propose un standard (en en esquissant le thème),
et, en quelques minutes, il est en communion avec les autres musiciens, et pourra jouer
avec eux toute la nuit et les quitter au matin sans avoir échangé une parole, avec le
même sentiment de plénitude et d'exaltation que s'il avait passé la nuit avec des amis
de toujours à parler de choses fondamentales - la vie, l'amour, la mort - avec une totale
liberté, en faisant fi des conventions bourgeoises.
C'est que la musique est un moyen de communication universel et non codé, aux
possibilités infinies, donc un langage combien plus riche que les langues parlées avec
leurs mots en nombre limité, leur syntaxe, leurs usages codifiés par la vie sociale. Il
n'est pas nécessaire de pratiquer une musique d'improvisation comme le jazz : écouter
ensemble une pièce musicale, avec des amis dans un intérieur ou à mille dans une salle
de concert, confère la quasi-certitude d'avoir communié avec les autres, pour peu qu'ils
soient, comme vous, réceptifs à la musique. Et ce langage peut transcender les cultures
: si vous êtes un véritable amateur de musique, et si vous êtes ouvert, vous pourrez
éprouver la même impression de communion avec le public d'un village balinais devant un
ensemble de gamelan, ou en écoutant un raga indien avec des habitants de Delhi, alors que
vous n'avez pas les mêmes références culturelles que le reste de l'auditoire.
Chants
Le chant choral, d'abord : tous ceux qui ont chanté dans des chorales connaissent ce
sentiment de satisfaction intense que procure le chant collectif, pratiqué beaucoup
moins, d'ailleurs, par les Français, que par leurs voisins scandinaves, britanniques,
suisses (signe parmi d'autres, peut-être, de notre farouche individualisme). Un disque
récent présente des oeuvres de Marcel Landowski par l'excellente Maîtrise des
Bouches-du-Rhône (1 CD De plein
vent FA 9506). Il s'agit d'une musique tonale
très bien écrite et structurée, dans la lignée de Florent Schmitt, Honegger, et méme
Ravel, et qui émeut. Les Quatre Chants d'innocence sont une très jolie
évocation de l'enfance; les deux cantates les Rois Mages et Jésus, es-tu
là ? sont deux OEuvres plus ambitieuses et tout aussi accessibles d'un compositeur
qui vise d'abord, et très justement, au coeur.
Communier avec la divinité est le premier souci des hommes à travers les âges et les
religions, et le rôle premier de la musique, qui a été d'abord sacrée dans toutes les
civilisations. Sous le titre Chants de l'Amour divin, l'ensemble Venance
Fortunat, dirigé par Anne-Marie Deschamps, a enregistré des chants composés par des
soeurs moniales entre le 11ème et le 14ème siècle (1 CD L'Empreinte digitale ED 13133). Chants de plaisir qui inquiétaient certains théologiens, qui craignaient
que la musique trop agréable fasse oublier les textes, et n'avaient donc pas compris le
rôle messager de la musique ; musique de plénitude, même pour le non-croyant, et qui
permet au moins d'atteindre à la sérénité.
À la même époque, plus précisément du 10ème au 15ème siècle, en Espagne où
s'enrichissent mutuellement les trois religions monothéistes, fleurit une musique
liturgique juive qui se développe en symbiose avec la musique arabe, et qui, après
l'expulsion d'Espagne, accompagnera les Juifs au Maghreb et dans tout le Moyen-Orient,
élément sacré de la musique arabo-andalouse. Sous le titre Naguila, un disque récent
réunit des chants mystiques sépharades d'Afrique du Nord, interprétés par des
musiciens juifs et musulmans réunis au sein de l'ensemble du même nom (1 CD L'Empreinte digitale ED 13118) avec le cantor André Taïeb, élève du fameux Cheikh Raymond. Au-delà de
leurs fonctions liturgiques, ces chants et cette musique du malouf ont un charme et un
pouvoir quasi hypnotique, trés'proche de celui des chants classiques de l'Inde du Nord.
Et si la musique était un ciment de la réconciliation inéluctable israélo-arabe?
Aux antipodes de ce caractère sacré, sous le titre Mots d'amour, Anne Sofie von
Otter a enregistré 25 mélodies de Cécile Chaminade (1857-1944), pianiste et compositeur
quelque peu oubliée (1 CD DGG 471
331 2). Il s'agit d'une musique exquise et fine,
qui dépasse largement le cadre de la musique de salon dans lequel elle a été écrite,
et qui peut être l'homologue-1900 des lieder de Schubert. Si vous aimez Reynaldo Hahn,
Bizet, Chabrier, vous aurez une heure de pur bonheur à écouter la merveilleuse et
intelligente Anne Sofie von Otter, qui a ici des inflexions qui rappellent... Barbara.
Quatre pianistes
Pollini est un des rares pianistes qui, aussi bien dans Mozart, Beethoven, Chopin, que
dans la musique contemporaine, nous donne toujours le sentiment de l'évidence : mais bien
sûr, c'est comme cela qu'il fallait j ouer, comment ne pas s'en être rendu compte plus
tôt, etc. Il vient d'enregistrer un disque de Schumann, où figurent les Kreisleriana,
les Gesänge der Frühe, et un allegro en si mineur (1 CD DGG 471 370 2). La
musique de piano de Schumann est une des plus difficiles à jouer qui soient ; d'abord
techniquement, mais cela est vrai aussi des pièces techniquement faciles, comme les Scènes
d'enfant : l'interprétation pose des problèmes quasi insurmontables. Les Kreisleriana
cumulent ces deux difficultés ; elles constituent vraisemblablement l'apogée non
seulement de la musique de Schumann, mais de toute la musique romantique de piano. Servi
par un piano aux basses exceptionnelles, Pollini leur confère une dimension quasi
symphonique, une couleur, une chair, uniques parmi toutes les interprétations que nous
connaissons de ces pièces. L'Allegro n'ajoute rien à la gloire de Schumann,
mais les 5 Chants de l'Aube, dernière oeuvre de Schumann avant qu'il sombre dans
la folie, sont de la plus belle eau, avec cette touche de mystère qui lui est propre.
Nelson Freire : les habitués du festival de La Roque d'Anthéron connaissent bien et
révèrent ce pianiste brésilien à la présence chaleureuse qui joue souvent à deux
pianos avec Martha Argerich et qu'ils s'ingénient à empêcher de partir par des rappels
multiples. Dans un disque tout nouveau consacré à Chopin, il joue la Sonate en
si mineur, les douze Études de l'opus 25, et trois nouvelles Études (1 CD Decca 470 288 2) . La Sonate est exceptionnelle : nous l'avons comparée avec
deux des meilleurs enregistrements à ce jour, ceux de Samson François (1963) et de
Pollini (1985) ; elle est plus enlevée que celle de Samson François, et moins aérienne
que celle de Pollini, par ailleurs sublime, et pour nous elle est en tête. Les Études
sont jouées comme des études, avec une virtuosité parfois excessive, comme par exemple
dans l'Étude aux triolets, mais toujours avec une technique sans faille.
Lukas Foss n'est guère connu du grand public français. L'intégrale de son ceuvre pour
piano, qui vient d'être enregistrée par la pianiste japonaise Saori Mizumura rassemble
des pièces composées entre 1938 et 1988 (1
CD L'Empreinte digitale ED 13143), et permet de
découvrir un compositeur peu banal et très intéressant. Les influences sont multiples,
comme souvent chez les compositeurs américains : Bartok, Prokofiev, Hindemith,
Stravinski, Gershwin, et même Bach. Mais Foss a su faire la synthèse de ces acquis et,
comme sa musique est tonale ou polytonale, rarement dodécaphonique, elle est
immédiatement accessible. Au total, pour ceux qui ressentent le besoin de ce "
nouveau " cher à Baudelaire, voici une oeuvre à découvrir, intéressante, variée,
jamais ennuyeuse. Et c'est aussi l'occasion de découvrir une pianiste de grande qualité,
claire, précise, sans affectation, que l'on aimerait entendre dans d'autres oeuvres,
pourquoi pas dans... Bach?
Musique de plaisir
Le camarade Ferey poursuit fidèlement sa production d'oeuvres pour flûte, sous le titre
de Flûte Panorama, avec un disque de musique française pour flûte et harpe par
Frédéric Chatoux, flûte, et Benoît Wéry, harpe (1 CD Skarbo SK 4012). Y
figurent deux pièces majeures, la Sonate n° 2 de Jean-Michel Damase, et la Suite
de Jean Cras, à côté de trois mélodies de Fauré où la flûte remplace la voix,
de la Pavane de Ravel, d'Entracte de Jacques Ibert, et d'une trouvaille
remarquable, la Fantaisie de Saint-Saëns, qui nous réconcilie avec ce
compositeur généralement académique. Les caractéristiques communes à ces oeuvres sont
leur élégance, leur séduction, et leur finesse, typiques d'une certaine musique
française, décriée lors de la dictature sérielle, et qui refait surface auj ourd'hui :
tant mieux !
La musique de film est difficilement séparable des films, et même des scènes pour
lesquelles elle a été conçue. Mais certaines survivent à leurs films, comme Alexandre
Newski ou Ivan le Terrible, de Prokofiev, ou Pacific 231,
d'Honegger. Korngold fut un grand compositeur classique (un superbe Concerto pour
violon, notamment), et devint un compositeur hollywoodien lorsque le nazisme le
contraignit à quitter son Autriche natale pour les États-Unis. Un disque récent
réunit, par le London Symphony dirigé par André Prévin, les musiques de Korngold
écrites pour quatre grands films avec Errol Flynn : L'Aigle des. Mers, Capitaine
Blood, Le Prince et le Pauvre, et La Vie privée d'Élisabeth
d'Angleterre (1 CD 471 347 2). Cette musique ne fait pas, osera-t-on dire vulgairement, dans la dentelle,
d'autant que l'orchestration, qui n'est pas de Korngold mais de spécialistes de la
musique de film, fait appel aux effets que requièrent les scènes épiques chères au
public de l'époque. Mais si vous avez la nostalgie de ces films dits
"d'action", en technicolor, que l'on ne revoit plus guère, eh bien
munissez-vous d'un panier de chocolats glacés, installez-vous dans un bon fauteuil,
fermez les yeux, et vous serez emporté, avec Errol Flynn, dans ses bouillantes aventures.