Août-septembre 2002

L'empire des sens

Tous les hommes devraient étre pianistes.
Dr Gérard ZWANG, La fonction érotique

Avec la cuisine, dont elle est proche à bien des égards, la musique est de tous les arts, celui qui fait le plus appel à la sensualité (une musique qui s'adresserait au seul intellect ne présenterait aucun intérêt, et ceux qui considèrent Bach comme cérébral sont bien à plaindre). Aussi, pendant la période des vacances, où l'on s'adonne plus que jamais aux plaisirs des sens, la musique prend-elle une place de choix (ce qui explique en grande partie la vogue des festivals). Notons au passage que l'excès de musique, contrairement à d'autres, n'est en rien nuisible à la santé.

Pianistes

Debussy par Samson François (
2 CD EMI 5 75434 2)fait partie de ces blue chips, de ces disques que l'on emporterait sans hésitation sur une île déserte. L'interprète inégalé de Chopin, fougueux et illuminé, est dans Debussy, comme par magie, tout de mesure, avec un toucher aux nuances infinies, une totale précision et... une extrême sensualité. De la Première Arabesque, pièce presque littéraire, commencée en notes piquées comme un prélude de Bach, aux Études à la limite de l'atonalité, c'est une exaltation raffinée et discrète des sens, comme un tableau de Seurat.


Trois pianistes femmes ont joué cet été au Festival de La Roque-d'Anthéron : Vanessa Wagner, Brigitte Engerer, Akiko Ebi. Vanessa Wagner, jeune, belle et fougueuse, qui fit merveille au cours de la nuit Brahms-Schumann, a enregistré les deux Sonates de Schumann avec les Nachstücke de l'Opus 23 (
1 CD LYRINX LYR 210 HM 90). Schumann est techniquement redoutable, ce qui amène souvent les pianistes à se concentrer sur la technique et le jouer avec froideur. Vanessa Wagner a de toute évidence longuement travaillé et mûri son interprétation et nous donne un Schumann remarquable, intelligent et sensible, sur un piano parfaitement réglé pour cette musique. Brigitte Engerer, elle, joue le Concerto de Schumann et celui de sa femme Clara avec l'Orchestre régional de Cannes (1 CD L'EMPREINTE DIGITALE ED 13146). Le Concerto en la mineur est particulièrement bien venu, parfaitement au point techniquement, d'un romantisme sobre, interprétation qui nous paraît préférable à plusieurs autres et notamment à celle de Martha Argerich. Le Concerto de Clara Schumann, oeuvre de jeunesse, est une curiosité. Enfin, Akiko Ebi j oue les Nocturnes de Chopin (1 CD ARION PV 700038) : une divine surprise ; c'est ce que l'on peut espérer de mieux, romantique sans sensiblerie, virtuose sans brillant superflu, personnel sans extravagances, du niveau du meilleur Samson François, que Akiko Ebi n'imite cependant pas, loin de là.

Murray Perahia achève son enregistrement au piano des Concertos pour clavier de Bach avec les numéros 3, 5, 6 et 7 (
1 CD SONY DK 89 690). Bach, comme il le faisait souvent, a composé ces quatre concertos en adaptant au clavier des oeuvres antérieures : les deux Concertos pour violon pour les numéros 3 et 7, le 4ème Brandebourgeois pour le numéro 6, et, semblet-il, deux concertos disparus pour le numéro 5 en fa mineur. Au fur et à mesure que Perahia avance en âge, son jeu dans Bach est de plus en plus hors du temps. Écoutez l'adagio du Concerto en fa mineur (dont Woody Allen avait fait, dans Hannah et ses soeurs, un élément d'un discours amoureux) et vous serez au septième ciel.

Musique de chambre

Il est des oeuvres dont la sensualité est liée à l'interprétation, ou encore aux conditions dans lesquelles on les écoute (voir le Boléro de Ravel dans l'oublié Ten avec Bo Derek, ou le Sextuor de Brahms dans Les Amants de Louis Malle). Mais il en est d'autres qui sont totalement sensuelles par elles-mêmes. Ainsi des Quatuors avec piano de Chausson et de Lekeu (
1 CD LYRINX KYR 162), enregistrés par le Quatuor Gabriel (une des rares formations permanentes du quatuor avec piano). Le Quatuor de Chausson est une oeuvre proustienne, aux thèmes et aux harmonies ineffables, tout à fait au sommet de la musique de chambre française, à écouter dans un jardin un soir d'été. Celui de Guillaume Lekeu est une de ces révélations que l'on n'ose espérer : inachevé (Lekeu est mort à 24 ans, comme on le sait, sans l'avoir terminé), il est d'un lyrisme et d'une sensualité exacerbés, plus fort encore que la Sonate pour violon et piano, et le titre des deux mouvements peut donner une idée de son climat : " dans un emportement douloureux et très animé " et " lent et passionné ". Courez l'écouter par le jeune Quatuor Gabriel, et lisez quelques instants auparavant du Lautréamont, parfaitement en situation.


Le Quintette avec clarinette de Brahms s'adresse à une formation classique de la musique tzigane, telle que l'on peut en entendre dans les restaurants de Budapest (où le violoncelle est souvent remplacé par une contrebasse). Il a été enregistré voici quelques mois par l'excellent Quatuor Debussy et Jean-François Verdier, avec celui de Weber (
1 CD ARION ARN 68 578). C'est une oeuvre à la fois mélancolique et voluptueuse, écrite par Brahms vers la fin de sa vie, un des dix chefs d'oeuvre absolus de Brahms, à écouter en rêvassant au temps qui passe, avec une bouteille d'un bon tokay à portée de la main. Celui de Weber est un mini-concerto pour clarinette, un peu mondain, charmant.

Films et chansons

Sous le titre Le cinéma ça s'écoute, Naïve publie une série de petits coffrets remarquablement bien faits consacrés aux grands réalisateurs français, et qui reproduisent, pour chacun d'entre eux, des extraits de la bande-son de quelques-uns de leurs films. Ainsi, pour.Renoir (
1 CD NAÏVE K 1613), La Bête humaine, Une Partie de Campagne, Le Crime de Monsieur Lange, La Grande lllusion; pour Tati (1 CD NAÏVE K 1611), Jour de fête, Mon oncle, Les Vacances de M. Hulot, Playtime. La mémoire auditive, qui possède la capacité magique de faire revivre les images instantanément (l'inverse n'est pas vrai), nous projette ainsi Pierre Fresnay, Jules Berry, Jean Gabin, Marcel Dalio, Jacques Tati, au cours de dialogues-clés, avec les musiques qui ont marqué ces films et qui étaient tapies quelque part, au fond de notre mémoire. Quelques joyaux musicaux, au gré des films : l'extraordinaire Au jour le jour, à la nuit la nuit de Prévert et Kosma chantée par Florelle accompagnée par un quatuor à cordes pour le Crime de Monsieur Lange, la valse de Kosma dans Une Partie de Campagne, la musique d'Alain Romans pour Les Vacances de M. Hulot, celle de Francis Lemarque pour Playtime. Du pur bonheur...

Et puisqu'il est question de chansons devenues des classiques, il faut saluer la réédition en CD de la collection de Jacques Canetti d'où nous extrairons Serge Reggiani chante Boris Vian (
1 CD UNIVERSAL S89696 2) et Vingt-cinq ans de chansons de Léo Ferré par Catherine Sauvage (1 CD UNIVERSAL S89704 2). Deux interprètes et deux auteurs presque mythiques qui auront marqué la France de l'après-guerre et qui sont cependant devenus intemporels : réécoutez Le Déserteur, Je Bois, Est-ce ainsi due les hommes vivent, Avec le temps ; c'est de la poésie à l'état pur, qui touche aussi bien Margot que les intellectuels de salon, et cela vaut bien des lieder.

De grands chefs

Sous le titre Great conductors of the 20th century, EMI publie une série de coffrets consacrés à des chefs d'orchestre qui ont marqué leur époque et dont les enregistrements, réalisés dans les années 1950-70, sont techniquement tout à fait aux normes d'aujourd'hui. En écoutant ces enregistrements de très grands orchestres, réalisés avec un soin extrême, après des répétitions nettement plus nombreuses que celles que l'on pratique à présent, on est pris d'inquiétude pour l'industrie contemporaine du disque classique et pour les formations contemporaines non spécialisées (dans le baroque, par exemple) : qu'est-ce qui peut justifier aujourd'hui, mis à part les concertos avec des solistes médiatisés, les investissements qu'impliquent de nouveaux enregistrements des grandes oeuvres symphoniques des 19ème et 20ème siècles ?

Ferenc Fricsay, disparu en 1963 à moins de 50 ans, est un chef mythique. Le coffret qui lui est consacré (
2 CD EMI 5 75109 2) présente, enregistrées en public, presque toutes les facettes de l'héritage musical qu'il a laissé (à l'exception des Symphonies de Mozart, dont la 40ème et la 41ème restent inégalées) : la Symphonie n° 9 de Chostakovitch, la Troisième de Beethoven, L'Apprenti sorcier de Paul Dukas, les Danses de Galanta de Kodaly, les Métamorphoses symphoniques de Hindemith, etc., avec le Philharmonique. de Vienne, l'Orchestre Radio-Symphonique de Berlin et l'Orchestre RIAS de Berlin. Sensualité à fleur de peau dans une pâte orchestrale légère et fluide, sans pathos, dans la veine hongroise, à des années lumière de la tradition germanique.

Eugène Ormandy, lui aussi hongrois d'origine, a dirigé pendant plus de quarante ans l'Orchestre de Philadelphie en faisant connaître nombre d'oeuvres nouvelles ou peu jouées. Les deux disques présentent, à côté de la Quatrième Symphonie de Brahms et de Don Juan de Richard Strauss, le très rare In Sommerwind de Webern, la flamboyante Deuxième Symphonie de Rachmaninov, le Retour de Lemminhdinen de Sibelius (extrait de Quatre Légendes pour orchestre), et l'Ouverture de Colas Breugnon de Kabalevski (
2 CD EM1 5 75127 2).

Précision, générosité, lyrisme, et une qualité totale due à une entente parfaite du chef et de l'orchestre, que l'on ne trouvera guère par la suite qu'avec Bernstein et le New York Philharmonic.

Enfin, paroxysme de la sensualité raffinée, Ernest Ansermet, qui passa quarante-neuf ans à la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande, dirige la musique française, bien sûr : Ravel (La Valse), Debussy (Prélude à l'après-midi d'un faune), Chabrier (Fête polonaise) ; et aussi Bartok (le Concerto pour orchestre), Rimski-Korsakov (Schéhérazade), Rachmaninov (L'Ile des Morts), et enfin le Chant du Rossignol de Stravinski, dont il fut le créateur (
2 CD EM1 5 75094 2). La clarté, la séparation nette entre les divers plans musicaux, si importants dans la musique française comme dans Stravinski, sont la marque d'Ansermet, comme plus tard celle de Boulez, avec, pour Ansermet, la chaleur en plus ; ou plutôt cette sensualité voisine de l'érotisme sans laquelle toute musique ne serait que la transposition sonore d'un exercice de mathématiques.