Novembre 2002
Alchimie
J'écrivais des silences, des nuits,
je notais l'inexprimable.
ARTHUR RIMBAUD, Alchimie du Verbe
(Une saison en enfer)
Combien de pianistes obtiennent, chaque année, un premier prix d'un grand conservatoire
(Paris, Moscou, etc.), et combien peu d'entre eux seront, dans quelques années, devenus
des solistes - ou chambristes, ou accompagnateurs - de renommée internationale ? Et
pourtant, tous ont une technique irréprochable, infiniment supérieure à celle des
pianistes légendaires d'autrefois, tous sont capables de "bien" jouer une
pièce complexe, avec toutes les notes, toutes les nuances indiquées sur la partition
tous peuvent imiter les tics des grands, y compris la gestuelle, si exaspérante au
concert. Mais pour être un vrai musicien il faut en plus ce pouvoir magique d'exprimer
l'inexprimable, que le compositeur, limité par les codes de l'écriture musicale, n'a pu
fixer sur la partition. Ceux-là seulement sont touchés par la grâce et pourront emmener
leur auditoire hors du temps et de l'espace perceptible.
Claviers
Martha Argerich a entrepris ce que devrait faire tout grand musicien reconnu : faire
connaître de jeunes pianistes qu'elle juge exceptionnels, par le concert et par le
disque. Tout d'abord, une révélation, à découvrir toutes affaires cessantes :
Dong-Hyek Lim, 18 ans, qui avait déjà enthousiasmé le public du festival de La
Roque-d'Anthéron en 2000, joue Chopin (2ème Scherzo, lère Ballade, etc.),
Schubert (4 Impromptus) et La Valse de Ravel (1 CD EMI 5 67933). Au-delà d'une technique stupéfiante, un jeu habité, magique,
incroyablement mûr, et, dans La Valse, une interprétation véritablement
hallucinante, que vous ne pourrez plus oublier, et qui efface à jamais toutes les autres,
y compris celles à deux pianos.
Alexandre Mogilevsky, autre découverte de Martha Argerich, joue, de Brahms, trois des Intermezzos
de l'opus 116, de Schumann les Scènes d'enfants, et la 7ème Sonate
de Prokofiev (1 CD EMI 5 67934 2). On préférerait les Scènes d'enfants jouées plus simple, mais
les Intermezzos de Brahms (ceux de l'opus 116 sont les moins joués) sont
ineffables, proustiens.
Philippe Cassard, lui, est un musicien confirmé depuis une vingtaine d'années, d'abord
musicien de chambre et accompagnateur. Il a longuement travaillé et intériorisé
Schubert, dont il vient d'enregistrer deux sonates qui sont, pour nous, les plus belles de
Schubert, la DV960 en si bémol et la DV664 en la majeur (opus
posthume) (1 CD AMBROISIE AMB
9923). Bien sûr, il y a eu Brendel et d'autres,
mais Cassard a un jeu limpide et sans effets, il est de toute évidence ému par ce qu'il
joue et cette émotion est communicative, il est Schubert.
Les éditions Actes Sud, qui avaient découvert Kertès bien avant qu'il ait le prix
Nobel, publient en un joli petit fascicule noir les Variations Goldberg de Bach,
jouées par Jean-Louis Steuerman, et un texte de Hubert Nyssen, les Variations sur les
Variations Goldberg (1 CD ACTES
SUD/NAIVE 4660). L'idée est excellente : le texte
de Nyssen, non une analyse mais un petit essai sur le plaisir d'écoute des Goldberg,
est court et subtil, mais l'édition d'une nouvelle version des Variations Goldberg suscite
d'abord le doute : après Glenn Gould, Perahia et tant d'autres, ce nouveau disque
tiendra-t-il la rampe ? En fait, cette oeuvre est si profondément intimiste et si ancrée
en chacun de nous, qu'aucune nouvelle version ne peut nous laisser indifférents, et
celle-ci moins que d'autres : elle rappelle Glenn Gould par son dépouillement, et elle
est le médiateur idéal pour nos retours sur soi les plus secrets, pour ces moments où,
poursuivis par les problèmes de l'entreprise ou de la cité, nous recherchons un moment
de sérénité.
Notre camarade Jean-Pierre Ferey, pianiste et éditeur (Skarbo), joue et publie toujours
hors des sentiers battus, ce qui exige courage et ténacité. Il récidive avec un disque
de piano et orgue, association rarissime (1
CD SKARBO DSK 4027) qui laisse perplexe avant
l'écoute. Eh bien, c'est un succès. L'orgue est, par nature, un instrument orchestral,
aux timbres multiples et totalement distincts de ceux du piano. Les Variations sur
deux thèmes, de Marcel Dupré, sont une petite merveille d'associations de timbres
et d'harmonies subtiles, une sorte de concerto de chambre assez proche de Déodat de
Séverac. Le Concerto pour piano et orgue de Flor Peters, novateur et très
intéressant, distingue clairement un piano percutant à la Bartok et un orgue orchestral.
Le Diptyque pour piano et orgue de Jean Langlais est un concerto en deux
mouvements très bien écrit, dont le deuxième, allegro, témoigne, s'il en
était besoin, que Jean-Pïerre Ferey est l'un des grands pianistes français
contemporains.
Musique française
Gérard Poulet et Noël Lee ont enregistré en 1991 l'intégrale de l'oeuvre pour violon
et piano de Fauré, que l'on publie aujourd'hui (1
CD ARION AB 035). Noël Lee est un concertiste
bien connu par ses enregistrements de Ravel et Debussy, notamment. Gérard Poulet, ancien
enfant prodige, a effectué une carrière discrète, consacrant l'essentiel de son temps
à l'enseignement. L'interprétation des deux Sonates et de la Berceuse,
la Romance et l'Andante est toute de mesure et de discrétion aussi.
Comme jadis Francescatti et Casadesus, Poulet et Lee jouent calme, sans effets de manche.
La musique de Fauré s'accommode bien de ce style typiquement français.
C'est une tout autre vision de la musique française que donne la flamboyante violoniste
japonaise Midori, accompagnée au piano par Robert McDonald, dans les Sonates de
Poulenc, Debussy, et n° 1 de Saint-Saëns (1
CD SONY SK 89699CD EMI), et une interprétation
entièrement renouvelée. Midori fait partie de ces jeunes violonistes ultra-brillants
qui, comme Vengerov, privilégient l'explosion sensuelle et la couleur. La Sonate de
Saint-Saëns est interprétée comme ce qu'elle est, un exercice de virtuosité auquel
Midori parvient même à donner une âme. Mais les Sonates de Poulenc et Debussy,
jouées généralement en demi-teinte, comme pour ne pas effaroucher les dames des salons
parisiens, sont ici exacerbées, comme tziganes, sans un écart cependant avec ce qui est
écrit, grâce à une technique éblouissante. Et l'on se dit que Poulenc, qui dédia en
1943 sa Sonate à Federico Garcia Lorca, et Debussy, dont la Sonate fut
la dernière oeuvre, écrite en 1917 dans les tourments de la Première Guerre mondiale et
de la maladie, auraient aimé cette alchimie décapante.