Décembre 2002
Couleurs
Les parfums , les couleurs et les sons se répondent
Baudelaire, Correspondances.
Les correspondances sont un jeu favori des poètes et aussi des scientifiques de tout
poil. Les sons et les parfums, les couleurs et les voyelles, même les musiques et les
saveurs. C'est que nous avons - fort heureusement - de la difficulté à organiser nos
sensations en fonction des capteurs qui les génèrent, et plus encore à isoler l'un de
nos sens de tous les autres. Un film muet sans musique nous met mal à l'aise, un tableau
dans un musée est inséparable de la personne qui nous accompagnait ce jour-là, ou, si
nous étions seul, de celle que nous avons aperçue au détour d'une cimaise et qui nous a
laissé un souvenir désormais lié à jamais à cette peinture. De toutes les
correspondances, celles qui lient les sons et les couleurs sont les plus faciles à
ressentir et à conceptualiser, et les musiciens en ont d'ailleurs usé à profusion : En
blanc et noir, Rhapsody in Blue, etc.
Couleurs et valeurs sures.
Que la musique de Bach soit perçue en noir et blanc par la majorité de ceux qui
l'écoutent n'est pas pour étonner. Et pourtant, un disque récent nous la ferait assez
bien voir en couleurs : des arias de cantates et du Magnificat,
une sonate pour hautbois et clavecin (jouée ordinairement à la flûte), une partita pour
hautbois seul, par des solistes parmi lesquels Olivier Doise, hautbois, et Gaële Le Roi,
soprano (1 CD ARION ARN 68566). Bach n'aurait certainement pas désavoué ces présentations d'arias
isolées de leurs cantates, lui qui réutilisait couramment arias et mouvements de
concertos dans d'autres uvres. Et les couleurs, ici, sont liées autant au hautbois
et à la voix - magnifiquement associés - qu'à la joie pure et sereine qui jaillit de
ces pièces, proches de la danse ; mais ce sont celles des tableaux de Vermeer.
Les couleurs de la musique baroque, nous les avons connues dans le film Tous les
matins du monde, consacré à Marin Marais, dont des pièces aux titres jolis (la
minaudière, le tact, le nud d'amour) en côtoient d'autres de Forqueray,
Mouton, d'Hervelois, de Visée, dans un enregistrement récent à la basse de viole et au
luth (1 CD OPUS 111 OP 30351) par deux musiciens italiens. Couleurs passées mais non fanées, que celles
de ces pièces exquises et parfois fortes comme Le Resveur de Charles Mouton ou Plainte de
Marin Marais.
Vivaldi, ce sont sans doute possible les couleurs non des peintures d'église mais des
tableaux de Watteau à l'érotisme tempéré. 7 Concerti con molti instrumenti ont
été enregistrés par l'Ensemble Matheus de violons, hautbois, flûtes, bassons (1 CD PIERRE VERANY PV702091). Tous ces concertos ont été écrits pour l'ensemble La Pietà, que
dirigeait Vivaldi, entièrement composé de jeunes filles ex-enfants trouvés, et qui
jouaient masquées du public par des grilles et de la gaze, comme le décrit Casanova dans
ses mémoires. Une musique lumineuse, jaillissante, libre, propre à réconcilier avec
Vivaldi ceux-là même qui sont les plus exaspérés par ses "ficelles" et ses
redites.
Découvertes et couleurs inattendues
Au delà des valeurs sûres et reconnues, la musique baroque reste à découvrir pour la
plus grande part. Deux compositeurs sortent de l'oubli : Johann Rosenmüller, dont
l'ensemble Mensa Sonora a enregistré l'intégrale des Sonates pour violons et autres
instruments (1 CD PIERRE VERANY
PV700041), et Tarquino Merula, dont des motets et
sonates d'église viennent de paraître sous le titre La Caravaggia dans un
enregistrement par l'ensemble vocal et instrumental Suonare e Cantare (ensemble français)
(1 CD PIERRE VERANY PV700040). Johann Rosenmüller, évadé de Leipzig, fut sous le nom de Giovanni
Rosenmiller le prédécesseur de Vivaldi à La Pieta de Venise, et ses Sonates, en
réalité de petites Sinfonias riches de trouvailles chromatiques, ont tour à tour la
couleur sombre et fraîche des nefs des églises italiennes, et les teintes vives des
danses du 17ème siècle. La musique de Merula, proche de celle de Monteverdi, a les tons
chauds et raffinés - à dominante rouge et or - des palais et des chapelles de Crémone,
ville de Monteverdi et de Stradivarius, avec beaucoup d'innovations polyphoniques et un
style plus proche de l'opéra que de la musique religieuse.
Sous le titre Vêpres sous Charles VI à Vienne, l'ensemble vocal Arsys Bourgogne
et l'ensemble instrumental L'Arpeggiata ont enregistré une série de pièces religieuses
de Fux, Reinhardt et d'autres, qui donnent un aperçu de l'extraordinaire richesse
musicale de la cour des Habsbourg au 17ème siècle (1 CD AMBROISIE AMB9924). Il
s'agit d'uvres complexes et multicolores, proches elles aussi de la musique de danse
et de l'opéra, et dont le raffinement et la qualité musicale témoignent de la part de
la cour de Vienne d'un niveau de connaissance approfondie de l'art musical, qui laisse
rêveur.
Autre découverte pleine de couleurs que celle de la musique de Georg Druschetzky,
compositeur viennois contemporain de Mozart et Beethoven, dont trois uvres viennent
d'être enregistrées, qui sont de petites merveilles : un quatuor, un quintette, et une
sonate, associant tous les trois vents et cordes, par l'ensemble Zefiro (1 CD AMBROISIE AMB9925). Druschetzky a parfaitement assimilé Haydn, Mozart et Beethoven, il
possède un métier musical sans faille, et il compose pour le plaisir de ses
commanditaires des uvres savantes et exquises, que l'on pourra écouter en sybarite
en dégustant une Sacher ou une Linzer Torte avec un chocolat viennois.
Couleurs fauves
Britten est un classique, au même titre que Ravel ou Bartok, et, tout en respectant comme
eux les axiomes de la musique tonale, il a comme eux son écriture propre, qui ne
ressemble à aucune autre, de même que nul ne saurait confondre, par exemple, Matisse,
Bonnard et Van Gogh. Les Canticles, qui sont des cantates à une ou deux voix plus un ou
deux instruments choisis parmi piano, harpe, et cor, viennent d'être enregistrés par
trois merveilleux chanteurs, Ian Bostridge, David Daniels, Christopher Maltman (1 CD VIRGIN 45525).
Sur des textes très forts, profondément émouvants, à découvrir absolument, ils sont
au 20ème siècle ce que les Lieder de Schubert ont été pour le siècle
précédent. Sur le même disque figurent des arrangements de Britten sur des folk
songs bien connus, comme The foggy, foggy dew, un délice.
Lemeland, compositeur français contemporain fidèle lui aussi à l'esprit de la musique
tonale, est un merveilleux orchestrateur. Sa 10ème symphonie, sur des textes de
lettres de soldats allemands pris dans la bataille de Stalingrad, vient d'être
enregistrée par le Staatsorchester Rheinische Philharmonie dirigé par Shao-Chia Lü avec
Svetlana Katchour, soprano, et Pamela Hunter, récitante (1 CD SKARBO DSK2025).
Au delà du propos - le côté opposé de celui de Vie et
Destin de Grossmann - ceux qui ne connaissent pas encore Lemeland découvriront un style
musical très personnel, qui recherche et provoque l'émotion immédiate, un peu comme
Chostakovitch ou même Mahler. Au total, une des uvres les plus fortes que vous
puissiez découvrir dans la musique contemporaine.
Enfin, à l'approche des fêtes de fin d'année, il faut citer un merveilleux DVD, celui
de Pierre et le Loup (de Prokofiev), avec Jean Rochefort comme récitant et
l'orchestre de la Suisse Italienne dirigé par Jean-Bernard Pommier (1 DVD AMBROISIE AMI99902001). L'originalité de cet enregistrement par rapport aux innombrables versions
de Pierre et le Loup tient non seulement au dessin animé qui le sous-tend, mais
à l'interactivité offerte par le CD-ROM que constitue le DVD, qui permet aux enfants de
jouer avec le conte, avec plusieurs astuces et variantes, et qui en améliore
considérablement le caractère pédagogique. Sur le plan musical, le DVD offre
évidemment une musicalité optimale. De bonnes couleurs de fêtes.