Janvier 2003
La musique : pourquoi ?
J'écoute d'une oreille, j'écris de l'autre.
F.Billetdoux, Silence, l'arbre remue encore.
La musique dite classique ne se porte pas bien. Les éditeurs phonographiques ont des
difficultés. La plupart des villes françaises - Paris compris - n'ont pas d'auditorium
digne de ce nom, alors que les Zénith fleurissent un peu partout. Les orchestres
symphoniques de niveau international sont moins nombreux qu'autrefois et ont des
problèmes de survie. Les compositeurs, eux, vivent grâce à l'enseignement ou à la
musique de film. Tout se passe comme si le marché s'était rétréci. Les concerts ne
sont réellement populaires, au sens strict, qu'en tant qu'adjuvant des vacances, d'où le
succès des festivals. Les subventions publiques sont un palliatif précaire : combien de
temps la masse acceptera-t-elle de financer les plaisirs des happy few ? Le
mécénat d'entreprise, qui réussit si bien aux Etats Unis, reste limité ici en raison
d'un régime fiscal peu favorable. Pour développer la demande, il faut se demander, comme
on le ferait pour n'importe quel produit ou service : pourquoi écoute-t-on de la musique
classique ?
Opéras
L'opéra est relativement populaire, sans doute parce qu'il associe à la musique un
spectacle et une action, ce qui est cohérent avec la culture de l'audiovisuel. EMI
reprend ainsi dans la collection " Great recordings of the Century " (disques à
prix réduit) des enregistrements qui ont fait date, parmi lesquels Boris Godounov de
Moussorgsky avec Boris Christoff (1967) et l'Orchestre de la Société des concerts du
Conservatoire dirigé par André Cluytens(3
CD EMI 5 67877 2), et Lady Macbeth de Mtsensk de
Chostakovitch dirigé par Rostropovich (1979) à la tête du London Philharmonic, avec
notamment Galina Vishnevskaya (2 CD
EMI 5 67776 2). L'enregistrement de Boris est
une pure merveille, grâce non seulement à Boris Christoff, qui aura été, dit-on, le
meilleur dans le rôle depuis Chaliapine, mais aux Churs de l'Opéra de Sofia,
grandioses. Lady Macbeth de Mtsensk est un drame satirico-érotique exacerbé,
dont la matière musicale, dure et éclatante, a une exceptionnelle puissance
d'envoûtement ; condamné par Staline pour perversion bourgeoise après un succès
fulgurant, puis réhabilité après sa mort dans une version édulcorée, l'opéra fut
enregistré par Rostropovitch dans sa version originale peu après sa propre destitution
de la nationalité soviétique par le Soviet Suprême. Un opéra majeur du 20ème siècle,
à découvrir absolument.
Musique sacrée, chants sérieux
La musique sacrée - chrétienne s'entend - était jusqu'au 18ème siècle intégrée à
la vie quotidienne dont elle rythmait le déroulement, et se jouait dans les temples et
les églises. Aujourd'hui, elle est partie prenante au marché de la musique et, si elle
s'écoute encore dans les églises et les temples, c'est que ceux-ci coûtent moins cher
aux organisateurs que les salles de concert. Sous le titre 1000 ans de musique sacrée,
Virgin rassemble dans un coffret, nanti d'un livret très bien fait, une anthologie d'une
cinquantaine de pièces depuis le chant grégorien du VIème siècle jusqu'à Messiaen,
Penderecki et Pärt, en passant par Machaut, Monteverdi, Pergolese, Franck, Britten, et
bien d'autres (5 CD VIRGIN 5 62105 2). Ce qui frappe le plus, c'est l'extraordinaire diversité non seulement de
style mais aussi d'inspiration de ces uvres, qui relèvent toutes du même propos,
mais qui trouvent vers Dieu les chemins musicaux les plus divers.
Dans un esprit de recherche similaire, Anne-marie Deschamps et l'ensemble Venance Fortunat
ont enregistré sous le titre Alleluia (en hébreu Louez Yahvé, livre
de Tobie) seize Alleluias et autres Kyrie, polyphonies provenant de
chants liturgiques du 10ème au 15ème siècles (1
CD L'empreinte digitale ED 13150). Ce qui est
aujourd'hui musique pour initiés, jouée souvent avec une componction un peu triste,
était alors musique jubilatoire entonnée souvent par la foule, et le choix et
l'interprétation d'Anne-Marie Deschamps traduisent bien ce climat à la fois recueilli et
extatique.
Il n'est pas aberrant de parler des pièces vocales de Maurice Delaistier à propos de
musique sacrée, tant il est vrai que la poésie et le chant sacré sont deux voies pour
approcher l'indicible. Delaistier est un contemporain français, dont L'Empreinte Digitale
publie les Chants Sérieux pour ténor, clarinette, piano et quatuor à cordes, Dans
la lumière des mots-vigiles pour soprano et ensemble, et un Trio pour piano,
violon et violoncelle, par l'Ensemble Ader (1
CD L'empreinte digitale ED 13142). Une musique
très évocatrice, qui se réfère constamment à des réminiscences de musique tonale,
qui ne requiert aucun apprentissage préliminaire, et qui en appelle à votre subconscient
et vous transporte là où vous n'aviez absolument pas l'intention d'aller, en une sorte
de micro-psychanalyse ; ce qui est précisément la marque de la vraie poésie.
Grands solistes
Enfin, il faut citer en ce début d'année un DVD qui remet en pleine lumière trois
musiciens déjà légendaires : Jascha Heifetz, Artur Rubinstein et Gregor Piatigorsky,
dans, notamment, le 4ème Concerto de Beethoven (London Philharmonic, Dorati), le
1er mouvement du Concerto pour violon de Mendelssohn, le Concerto pour
violoncelle de Walton (BBC Symphony, Malcolm Sargent), et, en prime, la Polonaise
dite " Héroïque " de Chopin (1
DVD EMI DVA 4928409). Le son est malheureusement
inégal, mais ce qui impressionne le plus, c'est la présence de ces musiciens, qui
témoigne du pouvoir magique qu'ils exerçaient sur leur auditoire et confère à leur
prestation une qualité d'intercesseur avec le monde divin.
Au total, il est presque obscène de parler d'argent à propos de la musique ; tout comme
l'amour et la foi, elle échappe au domaine du quantifiable et il nous appartient, à nous
qu'elle aide à vivre, de faire en sorte qu'elle continue à exister et se développer
indépendamment des vicissitudes contingentes du marché.