Février 2003
Vers le printemps
V'la le plaisir, Mesdames, v'la le plaisir
Cri des anciens vendeurs d'oublies.
Post-romantiques : Schoenberg, Fauré
1901 : Vienne, capitale culturelle de l'Europe en paix, explose de créativité artistique
et scientifique. Schoenberg a 26 ans et il esquisse les Gurrelieder, son chef
d'uvre absolu, oeuvre presque parfaitement tonale qu'il terminera dix ans plus tard
alors qu'il aura depuis longtemps abandonné le langage tonal pour la musique sérielle.
1921 : l'Europe en crise se remet mal de la guerre, l'Empire austro-hongrois n'est plus
qu'un souvenir, Fauré a 77 ans, il est atteint de surdité, il mourra dans deux ans. Il
termine son Quintette pour piano et cordes en ut mineur, son chef d'uvre
absolu, à la limite de l'atonalité.
Les Gurrelieder sont d'une certaine façon un opéra, proche de Tristan,
même si la forme avouée hésite entre l'oratorio et la symphonie ; une uvre
démesurée - cinq solistes, trois choeurs, un orchestre gigantesque - conçue par un
génie qui avait intériorisé tout Wagner, et qui, à la différence de Wagner, était
chaleureux et épris d'humanisme. Bien plus que la musique exquise et vaine de Richard
Strauss, plus forts que les uvres les plus vénéneuses de Mahler, les Gurrelieder,
avec leur lyrisme généreux et subtil, sont le véritable adieu au Romantisme. Simon
Rattle, rigoureux comme Boulez et flamboyant comme Bernstein, vient de les enregistrer
avec le Philharmonique de Berlin, et parmi les solistes, Karita Mattila, Anne-Sofie von
Otter et Thomas Moser (2 CD EMI 5
57303 2). Un très grand disque.
Il n'y a sans doute pas d'uvre musicale qui soit plus en symbiose avec La
recherche du temps perdu que le Deuxième Quintette de Fauré, créé un an
avant sa mort. Comme chez Proust, chaque phrase a été conçue avec une précision
d'orfèvre ; l'uvre, aux thèmes et aux harmonies ineffables, vous prend à la gorge
dès les premières mesures, et ne vous lâche plus jusqu'à la fin, sans un instant de
faiblesse, vous laissant un étrange et contradictoire sentiment à la fois d'épuisement,
de sérénité et de désespoir. Le Quatuor Rosamonde et le pianiste Emmanuel Strosser
sont les interprètes inspirés des deux Quintettes avec piano - le premier, en
ré mineur, tout aussi lyrique que le second mais plus traditionnel dans sa forme et son
esprit - dans un disque tout récent (1
CD ARION PV 703 011), un des plus remarquables de
ces derniers mois.
Deux solistes
On a parlé ici naguère, a propos du Concerto pour violon de Brahms, de
l'extraordinaire pouvoir de séduction qu'exerce le jeu de la jeune et belle Hilary Hahn.
Celle-ci nous revient avec deux grands concertos du répertoire, : celui de Mendelssohn et
le n° 1 de Chostakovitch, enregistrés avec l'Orchestre Philharmonique d'Oslo (1 CD SONY SK 89921 ). On y retrouve la même grâce, la même gravité adolescente, la même
fougue servies par une technique éblouissante. Hilary Hahn se confirme comme un des
quatre ou cinq très grands violonistes de la nouvelle génération.
Autre jeune, autre très grand que le pianiste Piotr Anderszewski, qui vient d'enregistrer
trois des Partitas de Bach (1
CD VIRGIN 5 45526 2), pari risqué après tant
d'interprétations célèbres dont celles de Lipatti, Weissenberg, Perahia. Si la version
d'Anderszewski rejoint au panthéon des disques de Bach celles de ses aînés, c'est qu'il
renouvelle ces pièces séduisantes et difficiles en associant au style pianistique la
liberté d'ornements du clavecin, avec une perfection et une élégance rares. Les Partitas
ne sont ni le Clavier Bien Tempéré ni l'Art de la Fugue, mais des
suites de danses écrites par Bach à Leipzig hors obligations paroissiales pour son
Collegium Musicum, chefs d'uvre modestes qu s'accommodent fort bien d'une certaine
liberté de ton.
Vivaldi, encore
Après une éclipse de plusieurs décennies, on redécouvre Vivaldi, grâce, en
particulier, à l'effort de renouvellement entrepris par Fabio Biondi et son Europa
Galante, et aussi par Giuliano Carmignola et son Orchestre Baroque de Venise.
Vivaldi, on le sait, était un homme joyeux et probablement libertin, malgré son
état, et sa musique est avant tout débordante de vitalité et de sensualité. Fabio
Biondi publie son enregistrement des Quatre Saisons d'il y a deux ans, auxquelles
s'adjoignent le concerto Tempesta di mare et trois concertos pour deux et quatre
violons de l'Estro Armonico (1
CD VIRGIN VERITAS 5 45565 2), puis sept concertos
pour divers instruments dont deux pour mandoline (1 CD VIRGIN VERITAS 5 45527 2). Les trois concertos extraits de l'Estro Armonico, qui servirent
plus tard de matériau à Bach, sont de petits joyaux de la musique du 17ème siècle,
riches d'inventions thématiques, harmoniques, rythmiques. Les Concertos pour mandoline,
apparemment destinés à son élève préférée Anna-Maria, sont tendres et
vénitiens. Mais la surprise vient des deux Concertos pour divers instruments, dont
théorbes, chalumeaux, violons " en trombe marine ", pièces monumentales aux
recherches de timbres élaborées, écrites comme adieu à son orchestre de jeunes
orphelines de La Pieta, témoins d'une créativité débordante et inégalée.
Carmignola, violoniste virtuose, s'attache à renouveler l'interprétation des concertos
pour violon de Vivaldi en utilisant sur le violon baroque toutes les techniques du violon
moderne, dont le vibrato, longtemps ignoré des baroqueux. Le troisième de ses disques
consacrés aux derniers Concertos pour violon (1
CD SONY SK 87733) est un modèle de la liberté
qui émane de la musique baroque lorsque, tournant le dos à l'académisme, on lui
applique ses propres traditions d'improvisation. Une musique de joie,
un feu d'artifice.