Mars 2003
Inquiétudes
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien
Jacques Prévert, Barbara
A la fin de Théorème, le film de Pasolini, un des personnages principaux,
après s'être dévêtu dans une gare pleine de monde, part le long des voies et marche,
seul et nu, dans un désert de laves fumantes sur le flanc d'un volcan. Le thème du vide
et de la solitude, qui remonte bien en deçà de Pascal, et qui est sans doute à
l'origine de tout sentiment métaphysique et religieux, est récurrent dans la pensée
moderne, et il imprègne tout un mouvement de la musique contemporaine.
Philip Glass, Arvo Pärt
C'est clairement dans cet esprit que s'inscrit la musique de Philip Glass, compositeur
culte pour certains, maître de la musique répétitive et minimaliste. Ce parti pris peut
provoquer, selon l'auditeur et les conditions dans lequel il se trouve, l'exaspération ou
un état voisin de l'hypnose. La musique qu'il a écrite pour le film Naqoyqatsi de
Godfrey Reggio - film consacré à la " violence civilisée ", c'est-à-dire la
transformation forcée des cultures des pays du Sud par le contact avec le monde
industrialisé - et qui vient d'être publiée en CD (1 CD SONY SK 87709)
mérite que l'on s'y arrête. Onze pièces aux titres abscons - Primauté du nombre,
Religion, Nouveau Monde, Temps intensif, etc - , tonales,
mettent en jeu un ensemble instrumental tout à fait classique, sans aucune électronique,
des voix, et un violoncelle solo joué par Yo-yo Ma. On ne saurait reprocher à cette
musique sa monotonie - thèmes et harmonies simplissimes, répétitions systématiques, -
puisque c'est sur ce principe qu'elle est bâtie, et il y a d'intéressantes recherches de
timbres. Seul un essai vous permettra de déterminer si vous êtes du côté des séduits
ou des dubitatifs.. .
L'Estonien Arvo Pärt est un compositeur pour happy (ou plutôt sad) few,
lui aussi l'objet d'un culte. Un disque récent permet de s'initier à sa musique avec
sept pièces pour orchestre jouées par l'Orchestre Symphonique National d'Estonie : Summa,
Trigagion, Fratres, Le Chant de Silouan, Festina Lente,
Cantus à la mémoire de Benjamin Britten, et la 3ème Symphonie (1 CD VIRGIN 5 45501 2). Tempos lents, mode mineur : il y a dans cette musique tonale et
constamment sombre des réminiscences évidentes de Samuel Barber. Mais surtout, les
cordes sonnent magnifiquement. Si, en musique, l'inquiétude métaphysique insistante ne
vous rebute pas, et si vous ne connaissez pas Pärt, ce disque est une excellente
introduction.
Claudio Arrau
Claudio Arrau aurait eu 100 ans cette année, et cet anniversaire est une excellente
occasion de redécouvrir ce pianiste un peu secret, dont les interprétations vont bien au
delà de celle, légendaire, du 4ème Concerto de Beethoven. Sous le titre Appassionata
(celui d'un livre que lui consacre André Tubeuf) tout d'abord, est publiée une
anthologie qui permet de se faire une idée de son style très personnel (2 CD PHILIPS 473742-2): Beethoven, Debussy, Schumann, Bach, Chopin, Mozart, Schubert, Brahms,
Liszt . Arrau était de la race de ces pianistes austères, comme Richter, qui cultivent
avant tout la sobriété et le respect du texte. A cet égard, l'Arietta de l'Opus 111
de Beethoven, l'Adagio de la Sonate en Fa majeur de Mozart, la Gigue de la Partita
n°1 de Bach (jouée beaucoup plus lente que la tradition le veut) sont exemplaires.
On regrettera simplement ces mouvements isolés, mais c'est la loi du genre pour un disque
d'anthologie.
C'est dans Liszt qu'Arrau reste inégalé. Un coffret de 6 CD présente un ensemble de
pièces qui parcourent toute l'uvre de Liszt : les deux Concertos (avec le
London Symphony, dir. Colin Davis), deux versions de la Sonate en si mineur (
1970 et 1985), les 12 Etudes d'exécution transcendante, huit Paraphrases sur
des opéras de Verdi, des Etudes de Concert, Funérailles, six
extraits des Années de Pèlerinage, et des pièces moins connues, comme Six
Chants Polonais de Frédéric Chopin et Bénédiction de Dieu dans la solitude
(6 CD PHILIPS 473775-2). La technique est parfaite (ce qui est une condition nécessaire pour jouer
Liszt), mais elle se fait oublier ; c'est-à-dire que ce n'est jamais clinquant,
contrairement à d'autres pianistes célèbres. On découvre ainsi un Liszt non virtuose
mais créateur d'avant garde, qui annonce Bartok et Prokofiev, et dont le propos, rien
moins que mondain, est empreint de cette inquiétude douloureuse sans laquelle, en
définitive, il n'est pas de véritable uvre d'art.