Avril 2003
Emotion
Dites ces mots - ma vie - et retenez vos larmes
Louis Aragon, Le Roman inachevé
La maturité d'un peuple se juge à sa capacité de ne s'enflammer que lorsque ses valeurs
fondamentales sont en jeu. Hors de ces moments rarissimes, c'est la raison qui devrait
guider les comportements collectifs, l'émotion étant réservée à la sphère privée.
C'est l'émotion avant tout que nous attendons de la musique (un critique d'un journal du
soir se ridiculisa naguère en rapportant, dans le compte rendu d'un concert, que le
soliste n'avait pas respecté la reprise à la mesure n°N), même si nous sommes capables
d'en analyser la technique.
Russes
L'émotion est un élément consubstantiel de tout ce qui est russe, les rapports humains
comme la musique. Cinq enregistrements récemment parus en témoignent.
Prokofiev froid et rationnel : image fausse. L'Ange de Feu, opéra en cinq actes,
baigne dans une atmosphère à la Dostoïevsky, avec une écriture orchestrale et chorale
sans précédent, et un personnage central féminin exacerbé et constamment au bord de
l'hystérie. Une uvre superbe et forte, pratiquement inédite, enregistrée en 1957
par la merveilleuse Jane Rhodes, Xavier Depraz, l'Orchestre de l'Opéra et les churs
de la RTF dirigés par Charles Bruck (texte français), et parfaitement retranscrite en
numérique (2 CD ACCORD 472 723 2 ). Toujours Prokofiev, avec la Symphonie Concertante pour violoncelle et
orchestre par Han-Na Chang et le London Symphony dirigé par Antonio Pappano, qui
accompagne au piano, sur le même disque, Han-Na Chang dans la Sonate pour violoncelle
et clavier (1 CD EMI 5 57438 2). La Symphonie Concertante est du niveau des deux Concertos
pour violon, tour à tour bouillante d'énergie et lyrique ; la Sonate,
elle, est dépouillée de toute aspérité, fauréenne. Deux chefs d'uvre, peu
connus. Et le jeu de Han-Na Chang, chaud et romantique mais d'une extrême précision,
rappelle celui d'André Navarra.
Les Quatuors de Chostakovitch sont au 20ème siècle ce que ceux de Beethoven
furent au 19ème : des uvres intérieures et rigoureusement personnelles, d'où se
dégage une émotion profonde, liée sans doute aux " sombres temps " (Brecht)
que traversaient le compositeur et son pays, mais qui atteint à l'universalité. Ecoutez
donc les n° 6, 9 , 11 dans le troisième volume de l'intégrale que vient d'enregistrer
le Quatuor Debussy (3 CD PHILIPS 470
555 2) : vous êtes pris dès la première mesure
et vous en sortez bouleversé, comme à la lecture de Vie et Destin de Grossmann.
Vous êtes pris aussi bien par Boris Godounov, le paroxysme de l'émotion russe, dont
Valery Gergiev donne une version à la fois retenue et poignante à la tête de
l'Orchestre et des churs du Kirov, avec Vladimir Vaneev dans le rôle de Boris .
Boris, c'est l'histoire du peuple russe, exalté, trop prompt à s'enflammer et donc à se
laisser manipuler. On peut comparer cet enregistrement, très russe et romantique, à la
version célèbre, plus classique, Cluytens-Boris Christoff, récemment évoquée dans ces
colonnes. Pour faire court, Gergiev, c'est Bernstein, tandis que Cluytens s'apparente à
Karajan : à vous de choisir.
Les onze pièces enregistrées sous le titre Saint-Petersbourg - Les Quatuors du
Vendredi par le Quatuor Ravel (1
CD SKARBO DSK 4029) montrent une autre face de la
musique russe du 19ème siècle : sérénades, sarabandes, polkas, composées pour des
soirées gastronomico-musicales par Glazounov, Rimski-Korsakov, et des musiciens moins
connus comme Liadov, Sokolov, Blumenfeld. Mais les Russes sont émus - et émouvants - en
toutes circonstances, et l'intérêt de ces morceaux exquis dépasse de loin l'apparente
légèreté du propos.
Debussy, Britten, Coward
Il est des disques dont on n'attendrait a priori que du plaisir, et qui se révèlent
joyaux ; ainsi d'un Debussy par Claudio Abbado et le Philharmonique de Berlin, où
figurent Trois Nocturnes, le Prélude à l'après-midi d'un faune, et la
Suite de concert Pelléas et Mélisande (1 CD DGG 471 332 2).
Quelles cordes, bien sûr, mais aussi quels bois, alors que l'on croyait ceux des
orchestres français insurpassables ! Et quelle direction, d'une extrême finesse, d'une
sensibilité qui atteint à la magie. Jamais, peut-être, le Prélude n'aura paru
aussi subtil, hors du temps, les Nocturnes aussi oniriques. Quant à la Suite
tirée de Pelléas, si rarement jouée, elle est plus émouvante encore que
l'opéra, car plus concentrée, plus homogène. Un très grand disque, un plaisir rare.
Britten est sans doute un des rares compositeurs du dernier demi-siècle qui restera : il
est accessible sans apprentissage préalable, et il véhicule, au travers de l'image
omniprésente de l'enfance fragile et grave dans un temps de violence, une émotion
profonde. La violoncelliste Ophélie Gaillard et Vanessa Wagner, elle-même proches encore
de l'enfance, ont enregistré la Sonate et les Suites 1 et 2 pour violoncelle
et piano (1 CD AMBROISIE AMB
9927), des uvres fortes dont l'écoute ne
laisse pas indemne. Noel Coward , dramaturge et aussi compositeur de comédies musicales,
représente l'autre face du génie d'outre-Manche : le charme exquis et faussement
détaché du confort bourgeois des années trente, et c'est ce charme, aussi vénéneux
peut-être, en définitive, que la musique de Britten, que l'on retrouve dans un disque
délicieux et amer comme un thé anglais de " songs ", The Noel
Coward Songbook, par le ténor Ian Bostridge et Jeffrey Tate au piano (1 CD EMI 5 57374 2). La musique, aux harmonies gershwiniennes, est proche de celle de Cole
Porter. Mais, surtout, Ian Bostridge chante avec une intelligence, un maniérisme raffiné
et une clarté d'élocution qui sont pour nous la quintessence de l'esprit britannique. A
écouter un samedi en fin d'après-midi, dans un fauteuil capitonné de cuir, devant une
bibliothèque en acajou, si possible, en sirotant un whisky pur malt - sans eau, of
course.