Mai 2003
Délices et orgues
Nous dénaturons consciemment les oeuvres d'art du passé en feignant d'ignorer que les
contemporains de leur création ne les ont jamais perçues telles qu'elles se présentent
à nous aujourd'hui. Les temples grecs et romains étaient peints de couleurs criardes qui
nous feraient hurler, les pyramides aztèques ou mayas recouvertes de stuc bariolé. En
réalité, ce que nous aimons dans le marbre blanc érodé du Parthénon, dans le basalte
usé de Chichen Itza, n'est-ce pas simplement le témoignage d'une présence pérenne dans
le temps qui passe et qui nous donne, un instant, le sentiment fallacieux de notre propre
éternité ?
Baroques et rococo
La mode récente des instruments anciens procède pour partie d'une recherche louable
d'authenticité. William Christie qui dirige Les Arts florissants joue aussi en soliste et
vient d'enregistrer les superbes et peu connues Sonates pour violon et clavecin ou
orgue positif de Haendel avec Hiro Kurosaki au violon baroque (1 CD VIRGIN 5 45554 2). Comme celle de Bach, la musique de Haendel est suffisamment intemporelle
pour être jouée sur instruments d'aujourd'hui, mais les instruments baroques apportent
une touche de mélancolie qui sied très bien à ces sonates exquises, faites plus pour
l'intimité d'un boudoir que pour une salle de concert. C'est dans un esprit différent
que l'ensemble Mensa Sonora a enregistré 9 des 12 Sonates d'église à trois
(plus basse continue, ici un orgue positif), la première des six oeuvres connues de
Corelli (1 CD ARION PV 703031), qui fut l'ami de Haendel : pièces complexes et sérieuses, moins
brillantes que les Sonates de Haendel mais fourmillant d'inventions.
Passionnés de musiques anciennes savantes et inédites, courez découvrir Trabaci,
Napolitain du 17ème siècle, dont Michèle Dévérité vient d'enregistrer sur un orgue
napolitain des extraits de ses deux livres de pièces pour clavier (1 CD ARION ARN 68584): ici, pour ces ricercares ultrasavants et bien tournés, dont
Bach, né un siècle après Trabaci, n'aurait pas à rougir, un orgue ancien s'imposait,
car ils font appel à des jeux dont certains ont disparu des instruments plus récents.
On connaît mal les pièces pour orgue de Mozart, dont quelques-unes ont été
enregistrées par Jean-Patrice Brosse et le Concerto Rococo (deux violons, un violoncelle
et une basse) (1 CD ARION ARN 68598). À côté de quelques pièces écrites indistinctement pour orgue ou piano
figurent des Sonates d'église en un seul mouvement, composées pour les offices
du fameux archevêque Colloredo, facette quasi inconnue du musicien-serviteur que
Colloredo chassa si ignominieusement après huit années de loyaux services.
Prokofiev
Le cinquantième anniversaire de la mort de Prokofiev nous vaut une profusion
d'enregistrements. Ainsi, le flamboyant Valery Gergiev vient de graver avec l'orchestre et
les choeurs du Kirov (Marünsky) la cantate Alexandre Nevski (1 CD PHILIPS 473 600 2). Les aficionados d'Eisenstein connaissent bien le film du même nom, pour
lequel la cantate fut écrite, et retrouveront, avec une qualité de son évidemment sans
commune mesure avec la bande du film, les images fortes et prémonitoires - telles que
celles de la bataille sur la glace du lac Peipus où sont vaincus les chevaliers
teutoniques, et la musique inoubliable qui les accompagne. Sur le même disque, la Suite
scythe,oeuvre monumentale mais mineure.
Le 3ème Concerto pour piano fait partie des "blue chips" de Prokofiev.
Il a été enregistré maintes fois, et vient de l'être à nouveau par Mikhail Pletnev et
l'Orchestre National Russe dirigé par Rostropovitch (1 CD DGG 471 576 2).
Une merveille à la fois de précision, de couleurs et de romantisme, loin de la
sécheresse percutante des interprètes habituels, pour un des plus beaux concertos de
piano du 20ème siècle. Sur le même disque, Pletnev joue le 3ème Concerto de
Rachmaninov, lui aussi renouvelé, dépouillé de sa gangue hollywoodienne usuelle, sobre,
brillant, percutant. Un très grand disque.
Lyriques
C'est sur le piano de Grieg - autre clin d'oeil dérisoire au temps - et dans sa villa que
Leif Ove Andsnes a enregistré une vingtaine de ses Pièces lyriques (1 CD EMI 557296 2). Fort heureusement, Grieg avait un excellent Steinway 1892 qui a bien
vieilli, et Leif Andsnes joue agréablement ces pièces charmantes - Arietta, Valse,
Élégie, Mélancolie ... - qui n'ont d'autre ambition que d'apporter du
plaisir immédiat, et qui y parviennent très bien. À entendre dans le salon frais d'une
maison de campagne, avec des fleurs fraichement coupées et odorantes sur une table.
Dvorak visait lui aussi au plaisir immédiat de l'auditeur, au moins pour une partie de sa
musique; c'est le cas pour ses deux Sérénades, l'une pour cordes, l'autre pour
vents, que Myung-Whun Chung dirige à la tête du Philharmonique de Vienne (1 CD DGG 471 613 2). La Sérénade pour cordes est un petit chef d'oeuvre, un roman
subtil, une des plus belles pièces de Dvorak, où il n'y a pas une note à changer, et
où les cordes uniques du Wiener Philharmoniker font merveille. La Sérénade pour
vents est à écouter jouée dans le kiosque à musique d'un parc, l'été.
Last but not least, Roberto Alagna a enregistré avec l'Orchestre de Covent
Garden une anthologie d'airs de Berlioz extraits des Troyens, de l'Enfance du
Christ, Roméo et Juliette, la Damnation de Faust, Béatrice et
Bénédict, Benvenuto Cellini, ainsi que des très peu connues Scènes
de Faust et de l'étrange monodrame Lélio ou le Retour à la vie (1 CD EMI 5 57433 2). Roberto Alagna est très médiatisé, mais c'est un grand ténor, tout
particulièrement excellent dans le répertoire français. Si vous connaissez mal Berlioz,
ce disque est une excellente introduction à ses opéras. Et vous aurez en prime "La
Marseillaise, hymne des Marseillais" (les trois premiers couplets), superbe
arrangement de Berlioz, avec plusieurs choeurs dont celui de l'Armée française.