Juin-juillet 2003
Musiques en liberté
Il faut rechercher la discipline dans la liberté.
N'écouter les conseils de personne,
sinon du vent dui passe et qui nous raconte
l'histoire du monde.
MAURICE OHANA
La contrainte et la rigueur des formes imposées, en musique comme dans les autres arts,
sont à l'origine de chefs-d'oeuvre majeurs : les oeuvres de Racine, Bach et bien d'autres
en témoignent. Mais les créateurs qui ont cherché à s'affranchir des contraintes et
des écoles ont aussi parfois - plus rarement - produit des oeuvres fortes et durables.
Trois disques de contemporains
Maurice Ohana était allergique au sérialisme comme au néoclassicisme, et il était
fidèle à ses origines ibériques. Thierry Escaich a intégré aussi bien le jazz que les
chorals luthériens. Nicolas Bacri dialogue avec Bach à travers le temps. Tous trois ont,
comme Prokofiev, Bartok ou Barber, trouvé leur style propre, et leur musique est à la
fois accessible sans effort, originale, émouvante. Un disque tout nouveau réunit des concertos
pour trompette et orchestre de chacun d'eux, par Éric Aubier et l'Orchestre de
Bretagne dirigé par Jean Jacques Kantorow (1
CD ARION PV 70 30 21). L'amateur circonspect les
aborde avec méfiance, et c'est la divine surprise : trois pièces évocatrices, bien
écrites, séduisantes, fortes, propres à réconcilier les plus réticents avec la
musique contemporaine.
On n'en dira pas autant de deux disques de musiques en rupture résolue avec ce qu'attend
l'oreille de l'auditeur aux goûts classiques : les pièces pour piano de George
Crumb par Toros Can (1 CD
L'Empreinte Digitale ED 13 165), celles d'Elliott
Carter par Winston Choi (1 CD
L'Empreinte Digitale ED 13 164), musique atonale
dans les deux cas. Les pièces de Crumb (Makrokosmos 1 et 2), pour piano
amplifié, déroulent tout ce qui peut susciter à la fois l'intérêt de l'amateur avide,
comme Baudelaire, de "nouveau", et l'exaspération des conservateurs :
référence aux symboles du Zodiaque, polarisation autour du nombre 12, recherche de
timbres impliquant murmures vocaux et sifflements de l'interprète ou l'interposition de
bandes de papier entre les cordes. Celles de Carter (Two Diversions, Sonate,
etc.), qui affichent elles aussi des références symboliques et des ambitions
philosophiques, ne mettent enjeu qu'un piano normal et sont plus audibles pour le commun
des mortels, avec une complexité rythmique qui ne lasse pas l'écoute.
Voix
Pour Mahler, le lied et la symphonie relevaient d'une même forme ; il a intégré des
lieder à presque toutes ses symphonies, tandis que ses lieder proprement dits mettent
tous en jeu un accompagnement d'orchestre. L'enregistrement récent des 14 lieder du cycle
Des Knaben Wunderhorn par l'orchestre du Concertgebouw dirigé par Riccardo
Chailly (1 CD DECCA 467 348-2), avec quatre solistes dont Barbara Bonney, a une caractéristique unique :
pour chaque lied, Chailly a adopté une formation orchestrale spécifique, réduite,
répondant au choix de Mahler lors de la création. D'où un résultat où chaque
instrument se détache comme dans un ensemble de musique de chambre, et où la voix n'est
pas écrasée par l'orchestre. Un renouvellement.
Sous le titre Cabaret Songs, la mezzo-soprano Hanna Schaer, accompagnée au piano
par Françoise Tillard, a enregistré un ensemble de chansons de Schoenberg, Kurt Weill et
Benjamin Britten (1 CD L'Empreinte
Digitale ED 13178). Le cabaret berlinois des
années 1920-1930 a, grâce au film, une image plus sulfureuse que son homologue parisien,
mais la réalité était sans doute plus prosaïque - et d'un niveau plus intellectuel.
Les chansons que Schoenberg écrivait pour gagner sa vie sont non plates et pauvres (comme
la célèbre Je te veux d'Erik Satie) mais subtiles et novatrices. Celles de Kurt
Weill, rugueuses et fortes, sont plus connues avec leurs enchaînements harmoniques
décalés. Et celles de Britten sont exquises et décadentes. Un seul reproche à ce
disque bien venu : le choix d'une mezzo-soprano, parfaitement en situation pour Schoenberg
et Britten, n'est pas adapté aux songs de Kurt Weill, qui supposent une voix populaire un
peu voilée comme l'étaient celles de Lotte Lenya, Gisela May ou Lys Gauty, ses
interprètes historiques.
Le disque du mois (Rubrique nouvelle destinée à un disque d'exception)
On donne assez peu, en concert, la musique strictement chorale, et la France connaît
moins que ses voisins ces groupes choraux d'amateurs qui chantent pour le plaisir. On a pu
découvrir les choeurs profanes a cappella de Brahms au Festival de La
Roque-d'Anthéron. Ceux de Schumann sont moins joués encore. Et pourtant, ces pièces,
quintessence du romantisme, sont de merveilleuses musiques, sur tous les plans :
mélodique, harmonique, écriture chorale, et elles expriment mieux que toute autre la
mélancolie du temps qui passe, l'amertume des amours mortes, le regret de ce qui n'a pas
été. Le choeur de chambre Accentus, dirigé par Laurence Equilbey (1 CD VIRGIN 5 45587 2), est d'une qualité rare, au niveau des meilleurs ensembles autrichiens et
germaniques, et l'on prend à l'écoute de ces pièces brèves le même plaisir raffiné
qu'à la lecture de Proust ou ... Musset.