Août-septembre 2003
Avant la rentrée
Saint-Pétersbourg ou Leningrad
On aura beaucoup parlé de Saint-Pétersbourg en cette année du tricentenaire, et Valery
Guerguiev, l'omniprésent directeur du Théâtre Marünsky (ex-Kirov), aura dirigé maint
concert et opéra dans la ville rénovée ; mais pas la 7ème symphonie de
Chostakovitch, dite Leningrad, que nous eumes la chance d'entendre in situ dirigée
par Guerguiev en 2001 et qui fut enregistrée "live" quelques mois plus tard par
le méme avec le Philharmonique de Rotterdam (1
CD PHILIPS 470 845 2). Cette symphonie fut écrite
pendant le siège de Leningrad (1941-1943) et créée à Leningrad même, en plein siège,
en juillet 1942. Chostakovitch était, on le sait, sur le fil du rasoir avec le régime de
Staline, tenant un équilibre instable entre les exigences de la culture officielle et ses
propres aspirations. Mais là, il n'eut pas à ruser, et le résultat est une oeuvre que
l'on peut placer sans hésitation au même niveau que la Symphonie fantastique de
Berlioz, la 6ème de Mahler, la 8ème de Bruckner, la 3ème de
Beethoven : une oeuvre profondément émouvante, enthousiasmante - écoutez le lent
crescendo de la marche du ler mouvement - et que Guerguiev dirige avec la même fougue
communicative que Bernstein dirigeant Mahler.
Perahia, Brendel, Duchâble
La mode est aux pianistes jeunes, russes de préférence, à la technique d'acier, courant
de concert en festival, si bien médiatisés qu'ils en arrivent à occuper tout l'espace
musical. Mais par moments des interprètes plus mûrs, plus rares et discrets, qui n'ont
plus à prouver qu'ils sont les plus grands, viennent nous livrer le résultat de longues
années de pratique d'un compositeur, d'une oeuvre. Et c'est l'enchantement de l'évidence
: bien sûr, c'est comme cela qu'il faut jouer, qu'il fallait jouer, depuis toujours.
Alfred Brendel joue ainsi trois Sonates de Mozart, fa majeur, la mineur, ré
majeur, et le plus lumineux des petits chefs d'oeuvre de Mozart, la Fantaisie en ré
mineur (1 CD PHILIPS 472 689 2). Le jeu est fluide, sans aucun excès, sans aucune sollicitation, ni
préromantique, ni mécanique brillante à la Scarlatti, toute l'interprétation résidant
dans les infinies nuances du toucher.
Murray Perahia a enregistré les trois dernières Sonates de Schubert, écrites
dans l'année qui a précédé sa mort, trois oeuvres, contemporaines du Winterreise,
qui se distinguent de toute la musique de piano de Schubert qui les a précédées par
leur complexité et leur caractère sombre et énigmatique (2 CD SONY S2K 87706).
C'est sans doute là ce que Schubert a écrit de plus fort, avec le Quintette pour
cordes, loin de ses facilités parfois un peu mièvres. Les pianistes les jouent
souvent en forçant le trait, comme s'il s'agissait de Sonates de Beethoven. Avec
Perahia, rien de tout cela : c'est la sérénité et la lumière qui dominent, comme dans
Bach. L'écoute de ces oeuvres, qui d'ordinaire vous bouleverse, vous laisse ici avec un
sentiment de grande plénitude, comme si Schubert avait transcendé les misères de sa
pauvre vie pour atteindre, in fine, au nirvana.
François-René Duchâble, las des tournées de concerts, nous tire sa révérence, et
l'on peut se consoler en écoutant ce pianiste flamboyant ... et français jouer Liszt (1 CD VIRGIN 5 45573 2) comme personne aujourd'hui : Funérailles, Consolation n° 3,
la Ballade n° 2, parmi des pièces plus connues (comme Méphisto-Valse),
témoignent que Liszt fut l'inventeur de la musique moderne de piano et le précurseur de
Bartok et Prokofiev, entre autres.
Schumann, Brahms
Sous le titre Clara Schumann et son temps (2 CD ARION ARN 268603)
sont repris en CD des enregistrements des années 1970-1980 par Christian Ivaldi et Jean
Martin : de Schumann la 1ère Sonate et les Impromptus op. 5, de Brahms
la Sonate n° 2, un Scherzo, et les Variations sur un thème de
Schumann, de Clara Schumann, enfin, un ensemble de pièces dont les Variations
op. 20, des Romances, et les Pièces fugitives op. 15. Cet
enregistrement témoigne que Clara Schumann était aussi un compositeur, inégal mais
parfois génial (les Variations), et surtout, il montre l'extraordinaire
interpénétration des musiques de trois êtres qui, dans les années 1850, étaient
étroitement liés.
Martha Argerich se consacre désormais à la musique de chambre et aux jeunes
interprètes. Un disque récent présente la Sonate de Brahms pour deux pianos
(qui devait donner naissance au Quintette pour piano et cordes) avec la jeune
pianiste russe Lilya Zilberstein et le Trio n° 1 de Mendelssohn (1 CD EMI 5 57468 2) avec les frères Capuçon. Il y aurait beaucoup à dire sur le pouvoir
magique d'entraînement qu'exerce un maître sur ses disciples doués (on n'oubliera
jamais le Double concerto de Bach par Menuhin et Enesco). Dans ces deux ceuvres
culte de la musique de chambre, la magie opère et c'est le bonheur total.
Autre interprète jeune : le pianiste allemand Peter Floer, acteur-danseur-compositeur,
etc., qui a enregistré, sur le même disque que les Tableaux d'une exposition de
Moussorgski, les Davidsbündlertänze, l'une des oeuvres les plus étranges et
les plus intéressantes de Schumann (1
CD PAN 510 161).
Andrés Segovia
Certes, Segovia, mort en 1987 à 94 ans, est une institution légendaire : sans lui, la
guitare classique ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Mais Segovia a été, ou
plutôt est, grâce au disque, bien plus que cela : un de ces rares interprètes sans
lesquels notre vie ne serait pas ce qu'elle est. Des enregistrements des années 1954 à
1970, pour moitié de pièces de musique espagnole écrites pour la guitare - Sor, Ponce,
Turina ... - pour le reste de transcriptions de pièces pour clavier ou cordes, de Bach à
Debussy, sont publiés en CD (2 CD
DGG 471 697 2). Technique hors pair, toucher d'une
extréme finesse, tout cela s'oublie dans une écoute qui nous transporte au septième
ciel : une merveille absolue.
Le disque du mois
Yo-Yo Ma est de ces rares musiciens qui, pourtant jeunes encore, ont approfondi toutes
musiques, en ont extrait la quintessence, et sont disponibles pour toutes les aventures
musicales. Il se lance ainsi dans l'exploration de la musique brésilienne populaire,
celle de Carlos, Jobim et de Baden Powell. Toutes les craintes étaient permises, comme
lorsque tel pianiste indiscutable entreprit de jouer des tangos argentins - et ce fut
dommage - ou telle grande soprano de chanter Gershwin, et ce fut pire. Eh bien, ici, c'est
la divine surprise : entouré d'excellents musiciens brésiliens - guitare, basse,
percussion, piano, clarinette - Yo-Yo Ma nous donne un des plus beaux disques qu'il ait
jamais enregistrés (1 CD SONY SK
89935). Comment un violoncelliste classique,
d'origine chinoise, a-t-il pu épouser les styles subtils des sambas et bossas-novas, et
se fondre dans un ensemble rompu aux infinies nuances des décalages de rythme ? Mystère.
Mais oubliez vos questions, installez-vous sur un sofa avec, à proximité, un bol de bon
punch, et laissez-vous aller.
Claude Abadie
Tous les X qui aiment le jazz connaissent le Tentette de Claude Abadie. Notre
clarinettiste de camarade, toujours aussi jeune, extrait de trente ans d'archives sonores
une série de CD dont le premier vient de paraître (1 CD chez C. ABADIE, 16, domaine des Hocquettes, 92150
Suresnes.). Très ellingtonien, il s'ouvre sur un
superbe Prelude to a hiss, arrangement d'Abadie (comme la plupart des
arrangements du disque), et se poursuit par des thèmes d'Horace Silver, Jerry Mulligan,
Quincy Jones, Thelonious Monk, etc. Boris Vian évoquait déjà Claude Abadie et son
orchestre dans Vercoquin et le Plancton. Sa musique n'a pas pris une ride, et
vous pourrez vous en rendre compte en allant écouter le Tentette le 5 décembre prochain
au Petit Journal Montparnasse. En attendant, bonne rentrée à tous, avec beaucoup de
musique !