Novembre 2003
La musique est un langage
Une de ces impressions purement musicales,
inétendues, entièrement originales,
irréductibles à tout autre ordre d'impressions.
Marcel PROUST, Du côté de chez Swann
Sans doute parce qu'elle s'adresse aux mêmes sens, la musique est, de tous les arts, le
plus proche de la langue parlée et écrite. Elle a ses codes et ses grammaires ; on a la
même difficulté à coucher par écrit la musique spontanée que la langue verbale
(essayez de transcrire une improvisation de Charlie Parker ou Miles Davis). L'un de ses
ensembles code/grammaire, le couple gamme tempérée/musique tonale, est désormais quasi
universel, depuis que la Chine et l'Inde l'ont adopté pour leurs musiques classiques et
populaires. Mais aucune oeuvre musicale digne de ce nom n'aspire à exprimer directement
un sentiment, ni à raconter une histoire (quoi de plus ennuyeux que la musique dite
" à programme "), pas même l'opéra : qui prétendrait que Don Giovanni ou
Tristan ne font que raconter une histoire ?
C'est que la musique est infiniment plus riche que la langue parlée ou écrite, poésie
comprise. Tous les pauvres mots auxquels on peut faire appel pour essayer de décrire les
sensations provoquées par l'écoute d'une pièce musicale sont tellement réducteurs
qu'ils constituent toujours une trahison. Et, bien sûr, l'état d'esprit de l'auditeur
joue un rôle majeur à cet égard.
Pianistes, clavecinistes
Alors que renaît la querelle dérisoire qui oppose les fanatiques de la musique sérielle
et les tenants de la musique tonale, l'enregistrement des Préludes de Scriabine
par Racha Arodaky (1 CD ZIG-ZAG ZZT
03 09 02) vient montrer opportunément qu'un
compositeur doit faire appel au langage musical qu'il maîtrise et qui lui paraît le
mieux adapté aux sensations qu'il veut provoquer chez l'auditeur, sans se soucier de la
mode, des chapelles et des tendances. Ainsi, Scriabine écrit sans complexe dans la droite
ligne tracée par Chopin à une époque où Debussy, Ravel, Schoenberg, ses contemporains,
font appel à des langages nouveaux. Et le résultat est superbe : une musique d'une
extrême richesse, qui vous touche dès le premier abord et ne vous lâche plus. Racha
Arodakyjoue ces Préludes sur un nouveau et flamboyant Steingraeber avec beaucoup
de finesse et un brio éclatant. Trois découvertes : oeuvres, pianiste, piano.
C'est sur deux Érard des années 1900 que Claire Chevallier et Jos Van Immersel ont
enregistré trois pièces de Poulenc, dont l'Embarquement pour Cythère et la
version pour deux pianos du Bal masqué, Trois danses andalouses de
Manuel Infante, Prélude, Fugue et Variations de Franck, et de Saint-Saëns les Variations
sur un thème de Beethoven et la Danse macabre (1 CD ZIG-ZAG ZZT 03 09 03). Ici encore, le langage est le plus classique, de Franck (1822-1890) à
Poulenc (1899-1963), mais quelle diversité de ton et d'impressions : Franck sérieux et
austère, Infante brillant et... Espagnol, Saint-Saëns académique ou drôle, Poulenc
tendre, canaille, et très enlevé.
Royer, au coeur du 15ème siècle, compose dans la lignée de Rameau et Couperin. Musique
pleine de charme, subtile aussi, dont on ne saura jamais quelle impression elle produisait
sur l'auditeur de l'époque - les critiques sont, à cet égard, de peu d'aide -, qui nous
enveloppe d'une mélancolie douce, et dont l'excellent claveciniste Jean-Patrice Brosse
nous donne un aperçu dans un disque récent enregistré sur un Kroll de 1774 (1 CD PIERRE VERANY PV 703 061). C'est sur deux clavecins que Mario Raskin et Oscar Milani jouent des
tangos d'Astor Piazzolla (1 CD
PIERRE VERANY PV 703 032), dont Quatre Saisons
Portègnes, Milonga del Angel, etc. Gageure sans doute : rien n'est plus
éloigné à première vue de la clarté rigoureuse du clavecin que la chaleur
mélancolique et brouillonne du tango et la plainte déchirante du bandonéon. Mais la
musique de Piazzolla est universelle et très construite et l'on est agréablement surpris
: écoutez Fugata, qui aurait intéressé Bach lui-même.
Mravinski, Christie
Evgeni Mravinski dirigea pendant cinquante ans l'Orchestre Philharmonique de Leningrad,
dont il fit un des principaux orchestres européens. On réédite intelligemment plusieurs
enregistrements en concert dont la 7ème Symphonie de Bruckner, la 88ème de
Haydn et la 5ème de Glazounov (2 CD
EMI 5 75933 2). Sa direction claire et précise
s'impose comme exemplaire dans les symphonies de Bruckner et Glazounov, oeuvres lyriques
souvent dirigées avec excès et approximation.
C'est avec une égale précision que William Christie dirige les grands motets de Campra
à la tête des Arts Florissants (1
CD VIRGIN 5 45555 2), avec six solistes dont deux
hautes-contre. Si vous aimez la musique du 18ème siècle, vous aimerez ces pièces d'une
musique de cour écrite par un homme du Midi et qu'apprécia le Régent, moins convenue et
plus fine que celle de Lalande, restituée par Christie avec son habituel goût de la
perfection.
Le disque du mois
Dans le cercle restreint des très grands violonistes de la jeune génération, Maxim
Vengerov est une exception : il joue "tzigane", avec des vibratos et des
glissandos qui s'accommodent très bien de sa technique rigoureuse. Il parvient ainsi à
faire de la Symphonie espagnole de Lalo, d'habitude très académique, une pièce
excitante et diabolique, et de même avec le Concerto n° 3 de Saint-Saëns,
enregistrés récemment avec le Philharmonia Orchestra dirigé par Antonio Pappano (1 CD EMI 5 57593 2). Tzigane, de Ravel, sur le même disque, n'a peut-être jamais
été aussi bien joué. Les ayatollahs du violon pur et éthéré, style Menuhin,
trouveront sans doute que Vengerov en fait trop ; mais nous sommes, pour notre part,
enthousiastes et inconditionnels de ce langage sensuel. Na zdarovie !