Décembre 2003
Interpréter
Expliquer, rendre clair. Proposer un sens.
Dictionnaire Robert.
Il est, en gros, deux manières de jouer une oeuvre musicale. Le musicien peut s'efforcer
d'être le plus fidèle possible au compositeur, en s'effaçant derrière l'oeuvre (Ravel
disait de Marguerite Long qui devait créer son Concerto en sol : avec elle, je
suis tranquille, elle n'interprétera pas). Ou au contraire il peut vouloir susciter chez
l'auditeur les sentiments que l'oeuvre lui inspire, lui donner un sens personnel. Les deux
manières ont leurs écueils : la première la platitude, la deuxième l'excès de
subjectivité. Les jeunes musiciens pressés choisissent la seconde, qui est la plus
facile, pour se faire connaître, contrairement aux très grands interprètes, comme
Rubinstein, Richter, Benedetti-Michelangeli, ou, plus près de nous, Pollini, Brendel,
Perahia. Le grand et hyperoriginal Glenn Gould est, à cet égard, un point singulier.
Claviers
Perahia est le modèle même de ces grands interprètes fidèles, dont chaque
enregistrement a la rigueur et la clarté d'une évidence. Après les Suites anglaises,
les Variations Goldberg et les Concertos pour clavier, il nous offre
trois exemples du concerto de style italien vu par Bach : le 5ème brandebourgeois,
le peu connu Concerto pour flûte, violon, clavier et cordes (écrit par Bach à
partir de mouvements d'oeuvres antérieures), à la tête de l'Académie de Saint Martin
in the Fields, et le Concerto italien (1
CD SONY SK 87326). Une merveille d'équilibre et
de simplicité. C'est dans cette même tradition que s'inscrit l'intégrale de l'oeuvre
pour piano de Ravel par Roger Muraro, jouée sur un piano d'exception, un Fazioli (2 CD ACCORD 476 0941). Une Sonatine aérienne, un Tombeau de Couperin d'une
élégance et d'un délié qui rappellent... Couperin lui-même, et qu'eût aimés Ravel.
De Ravel, encore, les deux Sonates pour piano et violon, ainsi que celles de
Debussy et Pierné, par deux musiciens discrets, Gérard Poulet et Noël Lee (1 CD ARION ARN 63610). Là encore, la fidélité aux compositeurs passe avant la gloire des
interprètes. La très jolie Sonate de Pierné, mi-franckiste, mi-fauréenne,
mérite la découverte. On notera au passage que la Sonate de Debussy fut créée
par Gaston Poulet, le père de Gérard, et Debussy au piano. De Debussy se poursuit
l'enregistrement des ~
oeuvres pour piano par Takayuki Ito, dont le jeu mesuré et le toucher très subtil sont
parfaitement accordés à cette musique raffinée, avec notamment les Estampes et
Six Épigraphes antiques (1
CD ARION ARN 63613). Ce disque, comme le
précédent, fait partie de la collection "French Esprit" consacrée à la
musique française, où figurent aussi des Pièces pour clavecin d'Anglebert,
musicien du 17ème siècle célèbre pour ses ornementations, par Brigitte Tramier (1 CD ARION ARN 63614), des Sonates pour violon et clavecin de Mondonville, archétype de
la musique galante du siècle de Louis XV, par Christophe Rousset et Florence Malgoire (1 CD ARION ARN 63609), et, par JeanPaul Lécot, des pièces (transcriptions) pour orgue de
François Couperin, qui écrivait : "J'ayme beaucoup mieux ce qui me touche que
ce qui me surprend (1 CD ARION
ARN 63616)."
Deux autres disques d'orgue : des pièces de Buxtehude par Francis Jacob (2 CD ZIGZAG ZZT 030901), et les oeuvres complètes de Bonnet par Frédéric Ledroit (1 CD SKARBO DSK 1026). Buxtehude est généralement paré, dans l'imaginaire de l'amateur de
musique, du titre de "précurseur de Bach", dû notamment au célèbre voyage
que Bach fit, à pied, pour le rencontrer à Lübeck. C'est en réalité un musicien à
part entière, et ces pièces, notamment ces chorals et ces préludes dits
"fantastiques", témoignent d'une capacité créatrice hors du commun. Ledroit,
lui, était avant tout un concertiste habitué à l'improvisation, comme tous les
organistes, et ses pièces, tonales, agréables, sans prétention métaphysique, relèvent
de cette école de la musique française proche de l'improvisation qu'illustrèrent
Poulenc et Déodat de Séverac.
Cantates
Didon et Enée est sans doute l'oeuvre de Purcell la plus connue, et aussi le
plus concentré des opéras baroques. Le plus récent de ses enregistrements met en jeu
une superbe pléiade de solistes, dont Susan Graham et Ian Bostridge dans les rôles
titres, et le Concert d'Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm (1 CD VIRGIN 5 45604 2).
Le chant final de Didon "Remember me, but ah! forget my fate" - le plus
bel air que Purcell ait écrit ne peut s'écouter les yeux secs.
Nicolas Bacri est un des rares compositeurs contemporains qui ait su résister à la
dictature de la musique sérielle, qui fit peser une chape de plomb sur la musique
française pendant des décennies. Il écrit dans le style qui correspond à son
inspiration du moment, puisant dans les infinies ressources de la palette musicale. Le
résultat est que sa musique, accessible sans préparation aucune (comme celles de
Britten, Barber ou Kancheli), touche directement au coeur. Ses Cantates viennent
d'être enregistrées par un ensemble de solistes et de choeurs et par l'Orchestre Bayonne
Côte basque (2 CD L'EMPREINTE
DIGITALE ED 13170). Courez les écouter : c'est de
la grande, de la belle musique, qui vous fera oublier, le temps d'une écoute, croyant ou
non, vos pauvres petites préoccupations quotidiennes.
Le disque du mois
Boulez dirige le Philharmonique de Vienne dans la 3ème Symphonie de Mahler et
produit un chef d'oeuvre absolu (2
CD DEUTSCHE GRAMMOPHON 474 038 2) : la surprise
est de taille, pour qui voyait en cet ayatollah de la musique dodécaphonique un chef
majeur mais froid. Sans doute est-ce la rencontre inespérée de cette musique de tous les
excès et de ce directeur d'orchestre rigoureux qui produit ce résultat : jamais
peut-être la musique de Mahler n'a été révélée dans toute sa complexité et sa
richesse avec une telle précision, chaque plan sonore, chaque instrument soliste se
détachant comme pour être livré à l'analyse de l'auditeur. C'est l'interprétation au
sens le plus noble : expliquer, rendre clair. Et paradoxalement l'émotion qui s'en
dégage est d'autant plus forte. Quand vous atteindrez le dernier mouvement, Langsam,
Ruhevoll, Empfunden, dont le sous-titre initial était Was mir die
Liebe erzahlt, Ce que l'amour me dit (et que vous avez peut-être eu la
chance de voir danser par Jorge Donn sous ce titre sur une chorégraphie de Béjart), vous
ne vous appartiendrez plus. Ni boisson forte, ni nourriture exquise, aucun adjuvant n'est
nécessaire : vous êtes au nirvana.
P.S. : Claude Abadie (suite). Notre camarade publie le volume 2 des
enregistrements de son tentette (1
CD - Claude ABADIE, 16, Domaine des Hocquettes, 92150 Suresnes) avec des arrangements jubilatoires et subtils sur des standards comme Monk's
Mood, A Foggy Day, Round Midnight, ou un Chloë
plus ellingtonien que nature, avec un solo de tenor sax clin d'oeil au
célèbre original de Ben Webster. À noter : le tentette se produira au Petit
Journal Montparnasse le mardi 27 janvier 2004 (et non en
décembre comme précédemment annoncé).