Mars 2004
Je me souviens que le premier microsillon que j'ai écouté était le Concerto
pour hautbois et orchestre de Cimarosa.
Georges PEREC, Je me souviens
Se souvenir
Vraisemblablement plus exquise que le haschich, plus efficace que la photographie, moins
douloureuse et infiniment moins onéreuse que la psychanalyse, la musique est un
merveilleux stimulant pour faire remonter à la surface nos souvenirs enfouis. Il est
même difficile d'écouter sans émotion une pièce de musique qui est associée dans
notre vie à des moments même banals et qui, comme dit Perec, va susciter "pendant
quelques secondes une impalpable petite nostalgie ".
Samson François, Manuel Rosenthal
Ceux qui ont eu la chance d'entendre Samson François au concert sont capables de
reconnaître entre mille sa façon de jouer Chopin. Dans sa série (à prix réduit)
"Les Rarissimes ", EMI a regroupé des enregistrements rares ou même inédits
de Chopin, Bach, Franck, Fauré, Schumann, Prokofiev (2 CD EMI 8 85246 2). La Quatrième
Ballade, enregistrée en 1953 en récital, exceptionnelle d'inspiration et
d'émotion, efface toutes les autres interprétations de cette oeuvre - y compris 1es
siennes. Même si vous n'avez jamais entendu Samson François et s'il n'est pour vous que
le nom d'un jeune homme génial à la mèche rebelle dévorant sa vie dans le Paris de la
Libération, le Choral de Bach Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ, ou l'Impromptu
n° 2 de Fauré, ou la Toccata de Prokofiev, parmi d'autres, vont
déclencher le retour exquis du temps retrouvé.
Dans la même collection paraissent des enregistrements, conservés par l'INA, de Manuel
Rosenthal à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Paris : Ibert, Debussy, Loeffler,
Glazounov, Scriabine (2 CD EMI 5
85240 2). Rosenthal, disparu l'an dernier, qui fut
élève de Ravel et un grand orchestrateur; vous fera découvrir des oeuvres oubliées
comme la Rapsodie pour saxophone alto et orchestre de Debussy ou Poème
païen d'après Virgile de Loeffler, à côté d'un lumineux Poème de l'extase de
Scriabine.
Jeunes solistes
Vous n'écoutez plus le Concerto en fa mineur de Chopin sans revivre peut-être
un soir d'été, dans un parc où se déroulait un festival, et où les cigales
s'efforçaient de sejoindre à la fête, mais vous n'avez jamais, sans doute, entendu la Fantaisie
pour piano et orchestre sur des airs polonais que Chopin écrivit à 18 ans. On les
trouve tous deux dans l'intégrale de l'ceuvre pour piano et orchestre de Chopin
enregistrée par Kun-Woo Païk et le Philharmonique de Varsovie dirigé par Antoni Wit (2 CD DECCA 475 1 69 2), avec le 1er Concerto, la Krahowiah, la Grande
Polonaise brillante et les Variations sur "La ci darem la mano".
Le jeu de Kun-Woo Païk sobriété, élégance, toucher subtil - est suffisamment
distancié pour laisser jouer votre mémoire.
Hilary Hahn propose en exergue à son enregistrement de l'intégrale des Concertos
pour violon de Bach (y compris le Concerto pour deux violons et le Concerto
pour violon et hautbois) avec le Los Angeles Chamber Orchestra dirigé par Jeffrey
Kahane (1 CD DGG 474 1 99 2) trois vers de T. S. Eliot : "The past experience revived in the
meaning / is not the experience of one life only l but of many generations." On
s'était émerveillé en découvrant Hilary Hahn dans Brahms, Chostakovitch, Mendelssohn,
Barber. Dans Bach, c'est le rêve, la perfection absolue, le nirvana : la jeune fille au
visage échappé du tableau d'un portraitiste anglais du 17ème siècle joue Bach avec une
pureté de son, une rigueur, et en même temps une grâce fragile que vous ne pourrez
oublier et qui évoqueront pour vous tant d'écoutes antérieures, Stem, Oïstrakh, et
Menuhin aux côtés d'Enesco dans le Concerto pour deux violons, dont la
découverte, jadis, au binet Classique, vous avait marqué à jamais.
Tchaïkovski
Les trois dernières symphonies de Tchaïkovski sont baignées dans une atmosphère si
désespérée qu'il vaut mieux être dans une situation psychologique de parfait
équilibre pour les affronter. Mais alors, quel parcours psychanalytique pour l'auditeur !
Il faut, pour ne pas verser dans le pathos, un chef rigoureux et froid et un orchestre de
première grandeur, surtout dans les cordes. Ce fut la conjonction légendaire Karajan -
Philharmonique de Berlin, qui enregistra les Symphonies 4, 5, 6 ("Pathétique")
de 1964 à 1966 (2 CD DGG 474 284 2). C'est une interprétation hors pair, où l'orchestration superbe et
complexe de Tchaïkovski est servie par une direction - et une prise de son - qui
détachent chaque pupitre, chaque plan sonore. Idéal pour vous remémorer non des moments
de votre vie - surtout pas - mais vos lectures de Tourgueniev, les films de Tarkovski et
bien sûr celui de Ken Russel sur la vie de Tchaïkovski.
Le disque du mois : le Trio Beaux-Arts
Qui se souvient que le Trio Beaux-Arts, fondé en 1955, a été le grand trio du 20ème
siècle, surpassant les trios fameux de solistes comme Cortot-Thibaud-Casals ou
Gilels-Kogan-Rostropovitch ? Cette alchimie qui fait qu'un trio ou un quatuor est autre
chose qu'une juxtaposition de solistes, le Trio Beaux-Arts l'a portée à son apogée
pendant vingt ans, et Philips donne une preuve éclatante de la qualité exceptionnelle de
ces interprétations en publiant des enregistrements de la période 1967-1974 : les trois
Trios de Schumann, deux Trios de Mendelssohn, celui de Chopin, le Trio
"À la mémoire d'un grand artiste" de Tchaïkovski, le n° 2 de
Chostakovitch, celui de Smetana, un Trio de Ives et le Trio de Clara
Schumann (4 CD PHILIPS 475 1 71 2). Si l'on excepte deux oeuvres mineures (le Trio de Chopin, qui
n'ajoutera rien à sa gloire, et celui de Ives, ce sont, du Trio n° 1 de
Mendelssohn, extatique, au n° 2, tragique, de Chostakovitch, quatre heures de
pur bonheur, à passer, si vous le pouvez, dans votre voiture au sein d'une forêt,
pendant lesquelles vous laisserez votre mémoire choisir ses évocations et vous
reconnaîtrez que, sans la musique, votre vie ne serait pas ce qu'elle est.