Avril 2004
Détestez la mauvaise musique, ne la méprisez pas.
Comme on la joue, la chante bien plus,
bien plus passionnément que la bonne, bien plus qu'elle
elle s'est peu à peu remplie du rêve
et des larmes des hommes.
Marcel PROUST,
Éloge de la mauvaise musique (in Les Plaisirs et les jours).
Pour le plaisir
En dehors méme de la "mauvaise musique", notion subjective propre à chacun
d'entre nous, il est des musiques que l'on écoute sans l'ambition d'enrichir son
intellect, ou d'élever son âme, ou méme de raviver un souvenir évanescent ; pour le
seul plaisir de l'instant présent. Tant mieux si elles sont en outre bien écrites, mais
ce n'est pas là le souci de notre écoute, qui vise à la seule jouissance immédiate.
Symphoniques : Berlioz, Verdi
Ceux qui n'aiment chez Berlioz que les Nuits d'été lui reprochent ses excès et
il a fallu par exemple, pour faire accepter la grandiloquence de Roméo et Juliette,
la chorégraphie engagée d'un Béjart. L'ensemble Carpe Diem de 11 musiciens (quatuor de
cordes avec basse, harpe, flûte, hautbois, cor, cornet, percussion) a eu l'idée de
transcrire des pièces symphoniques pour orchestre de chambre (1 CD AMBROISIE AMB 9950). Le résultat est saisissant, et l'on découvre dans Roméo et Juliette
et Harold en Italie une finesse d'écriture et un modernisme qu'une
orchestration pompeuse dissimulait.
Les opéras de Verdi, contemporain de Berlioz et parfois comparé à lui - abusivement -,
ont suffi à sa gloire. Sous le titre "Verdi Discoveries", Riccardo
Chailly et l'Orchestre Symphonique de Milan Giuseppe Verdi ont enregistré un ensemble de
pièces orchestrales inconnues du grand public, dont quatre premières mondiales (1 CD DECCA 473 767 2) : une Sinfonia, un Adagio pour trombone et orchestre, des
Variations pour hautbois et orchestre, pour piano et orchestre, pour basson
et orchestre, et des Préludes inutilisés. Les aficionados de Verdi
trouveront dans cette musique théâtrale, agréable et datée, un prolongement naturel de
ses opéras.
Bartok, Jolivet
Bartok, qui était un excellent pianiste, a enregistré en 1940 une trentaine de ses Mikrokosmos,
ainsi que ses Contrastes avec le violoniste Joseph Szigeti et... Benny Goodman (1 CD SONY 5112232).
Les 153 Mikrokosmos constituent un recueil à part entière qui, de même que le Clavier
bien tempéré, dépassent de très loin leur prétexte pédagogique, et le jeu de
Bartok, au toucher subtil, met en évidence les contresens de ses interprètes usuels, qui
font du piano un instrument de percussion. Les Contrastes, une commande du
clarinettiste de jazz Benny Goodman, sont une petite merveille où là recherche de
timbres et de rythmes nouveaux ne dissimule pas une musicalité et une poésie qui les
placent au niveau d'oeuvres majeures.
André Jolivet (1905-1974) a été un des grands compositeurs français du 20ème siècle,
et un enregistrement récent de son ouvre pour trompette vient le rappeler, avec notamment
le Concertino pour trompette, piano et cordes, le Second Concerto pour
trompette et orchestre, Heptade pour trompette et batterie, avec Éric
Aubier à la trompette (1 CD ARION
6361 6). Jolivet, apparemment séduit par les
possibilités de la trompette que le jazz avait révélées, a écrit une oeuvre
foisonnante, bourrée de trouvailles rythmiques et harmoniques, originale et - surtout -
plaisante.
Sonates
Il y a trois ans, le public du Festival de La Roque d'Anthéron découvrait, médusé, un
pianiste coréen de 17 ans qui jouait Schubert, Chopin et, in fine, la Valse de
Ravel, non seulement avec une technique transcendante mais avec la maturité et la
sérénité d'un Richter. Dong-Hyek Lim consacre un disque à Chopin avec des Mazurkas,
l'Andante spianato et Grande Polonaise, et la Troisième Sonate en
si mineur (1 CD EMI 5 57701 2). C'est - pesons nos mots - bouleversant. Si l'on compare à l'aveugle cette
interprétation de la Sonate avec celles de Pollini, Freire, Samson François,
dont les deux premières au moins sont de premier plan, celle de Dong-Hyek Lim s'impose
comme une évidence : elle est lumineuse. Un musicien d'exception, un très grand disque.
Autre grande soliste, Tatjana Vassilieva, élève de Rostropovitch, joue la Sonate
pour arpeggione de Schubert, et deux transcriptions pour violoncelle, de la Sonate
de Franck et de la Suite italienne (Pulcinella) de Stravinski (1 CD ACCORD 472 722 2), avec le pianiste français Pascal Godart. C'est très beau, très délié,
un grand plaisir.
Quatuors
Les quatre Quatuors avec flûte de Mozart sont peut-être ce qu'il a écrit non
de plus savant mais de plus délicieux. On pense à Watteau et aux auteurs libertins du
18ème siècle. Christian Lardé, superbe flûtiste, et trois musiciens du Quatuor
Rosamonde jouent merveilleusement cette musique sensuelle, qui aurait pu accompagner les
débats de Valmont et de la petite Volanges (1 CD PIERRE VERANY PV 704012).
Sur le même disque, une. ouvre exquise et mélancolique : le Quintette pour flûte,
harpe et trio à cordes, écrit par Mozart quelques semaines avant sa mort.
Six ans auparavant, Mozart invente la forme du quatuor avec piano, sorte de concerto
concentré, avec deux quatuors, dont l'enregistrement par trois musiciens du Quatuor de
Budapest et le pianiste Horszowski, de 1963, est repris en CD (1 CD SONY 5112012).
Encore une musique toute de simplicité tendre, un pur bonheur; et cet enregistrement
rappelle que le Quatuor de Budapest fut le chantre de ce style musical chaleureux et
hédoniste qui caractérise les ensembles tziganes des restaurants de cette ville, style
éclipsé depuis par la primauté de la perfection technique.
Autre Quatuor avec piano, infiniment moins simple : le n° 1 de Brahms,
que jouent Martha Argerich, Gidon Kremer, Yuri Bashmet et Mischa Maisky (1 CD DGG 463 700 2).
Quatre solistes stars qui parviennent, fait rare, à réaliser la difficile alchimie de
l'ensemble de chambre pour jouer cette oeuvre tourmentée. Sur le même disque, Fantasiestücke
pour piano, violon et violoncelle de Schumann, oeuvre sombre et superbe à
découvrir.
Le disque du mois : Duphly
Jacques Duphly (1715-1789) est loin d'être aussi connu que son aîné François Couperin,
et c'est une injustice qu'il convient de réparer d'urgence en écoutant les pièces de
son Premier Livre de Clavecin que vient d'enregistrer Jean-Patrice Brosse (1 CD PIERRE VERANY PV704 011). Comme Bach, Duphly n'a pas réellement innové, mais il a capitalisé sur
les recherches de ses anciens pour écrire une musique très élaborée et subtile,
empruntant parfois à Couperin ses thèmes les plus complexes (les Barricades
mystérieuses), et procurant un plaisir d'écoute auquel on peut se laisser aller
avec d'autant moins de vergogne que cette musique associe à la recherche du plaisir la
rigueur de la forme. Idéal pour célébrer le printemps.