Mai 2004
J'ai seul la clé de cette parade sauvage.
ARTHUR RIMBAUD, Les Illuminations.
Autoportraits ?
Chercher derrière les notes : la tentation est grande, pour certains, d'essayer de percer
le mécanisme de l'inspiration musicale. Mozart était-il poursuivi par l'idée de la mort
quand il composa le Requiem, Chostakovitch désespéré lorsqu'il écrivit son Trio
en mi mineur ? Quelles amours, quels enthousiasmes, quelles souffrances? Malgré les
explications parfois laborieuses des musicologues, cette quête est souvent vaine, voire
aberrante : que vous chaut, ami lecteur, que Beethoven se soit disputé avec sa
gouvernante (sic) lorsqu'il écrivit le fameux "Muss es sein ? es muss sein !
" en exergue d'un quatuor ? En outre, dans nombre de cas, il vaut mieux ne pas
chercher à savoir, sous peine d'être atterré par la banalité du contexte psychologique
(chez Richard Strauss, par exemple). Et si l'essentiel des préoccupations des
compositeurs n'était que de technique musicale, et d'engagements matériels auprès d'un
éditeur ou d'un organisateur de concerts ? Au total, cette recherche ne sejustifie guère
que si elle s'apparente à un jeu : aucune composition n'est réellement un autoportrait.
Brahms
La musique et la vie de Brahms ont été suffisamment tourmentées et interpénétrées
pour que le jeu, ici, semble facile, en particulier pour sa musique de chambre. Et
pourtant, les trois Trios ne semblent avoir pu être conçus que dans des périodes
d'euphorie et d'équilibre, tant ils respirent - pour l'auditeur - la plénitude, la
tendresse, la joie de vivre. Renaud et Gautier Capuçon, que l'on avait découverts avec
l'enregistrement inégalé du Trio de Ravel (2001) avec le pianiste Franck Braley
jouent ici avec Nicolas Angelich (1
CD VIRGIN 5 45653) : c'est rond, lumineux,
parfait, un bonheur total.
Le jeune Quatuor Belcea, bien connu des aficionados du festival des Quatuors du
Luberon, vient d'enregistrer le Quatuor n° 1 et le Quintette n° 2 (avec
Thomas Kakuska, l'altiste des Alban Berg) (1 CD EMI 5 57662 2), deux
oeuvres débordantes d'énergie. Si le Quintette est d'inspiration presque
bucolique, le Quatuor est parfaitement tourmenté, archétype de la musique de
chambre romantique, les deux merveilleusement écrits. Le Quatuor Belcea, qui a travaillé
avec les Alban Berg, a déjà atteint ce niveau de maturité d'exécution que seuls ont en
général les ensembles de vieille réputation, avec une pâte musicale d'une
homogénéité et d'une finesse exceptionnelles.
L'Orfeo
On parle beaucoup en ce moment de l'Orfeo de Monteverdi, le premier grand opéra
de l'histoire (1607), et nul ne s'interroge, Dieu merci, sur la vie privée de Monteverdi
les musiciens de l'époque, tout comme les acteurs et les domestiques, n'étant pas
supposés avoir de vie privée. L'Orfeo peut être imposant et ennuyeux, comme
tous les monuments historiques, mais devient passionnant - comme toute tragédie classique
- s'il est dépouillé de sa gangue, et si l'équipe qui le réalise cherche à recréer
la tension dramatique et à lui conférer cette qualité d'oeuvre novatrice et
stupéfiante qui furent les siennes à l'époque. C'est le cas avec l'excellent ensemble
français Le Concert d'Astrée que dirige Emmanuelle Haïm, grâce à un travail
exceptionnellement approfondi, grâce aussi à une pléiade de solistes parmi lesquels
Natalie Dessay et, en Orphée, le fabuleux Ian Bostridge, aussi "en situation"
dans Monteverdi que dans la Passion selon saint Jean ou les mélodies de Noël
Coward (2 CD VIRGIN 5 45642 2).
Semele
En 1743, la forme de l'opera seria est bien établie, et Haendel, pour composer Semele
sur un livret adapté des Métamorphoses d'Ovide, cherche vraisemblablement
plus à plaire aux bourgeois londoniens assez incultes qui constituent son public qu'à
suivre une inspiration qui serait liée à ses états d'âme du moment. Semele,
qui suit de peu le Messie, n'en est pas moins d'une facture exquise, airs et
chorals, proche de celle de ses oratorios. L'ensemble français Opera Fuoco, dont il faut
saluer ici le premier enregistrement (2
CD PIERRE VERANY PV 704021/2), dirigé par David
Stern, entend se consacrer à l'innovation en art lyrique en plaçant le texte au coeur de
sa démarche et en privilégiant le contenu dramatique. L'expérience est ici réussie,
avec des solistes de première grandeur dont l'excellente (et très belle) soprano
Danielle de Niese.
Le Romancero Gitan
Si vous connaissez ce cycle de poèmes de Federico Garcia Lorca, vous le tenez
certainement pour un des sommets de la poésie espagnole. Mettre en musique Muerte de
Antonio el Camborio, La casada infiel, ou Romance de la luna, luna,
est une gageure à laquelle s'est attelé le guitariste catalan Vicente Pradal. Comme on
voit mal les textes de Lorca chantés par des solistes patentés accompagnés par des
instrumentistes classiques, Pradal a fait appel à dix chanteurs et musiciens flamencos
parmi lesquels Luis de Almeria, pour lesquels il a écrit une musique proche de la
tradition flamenca (1 CD VIRGIN 5
45638 2). Le résultat est bien dans l'esprit de
Lorca, dur, rugueux, lumineux, pas assez violent parfois. Ici, on sait quel était
l'esprit de Lorca, lorsqu'il a écrit le Romancero Gitan, dont il a voulu faire
un cri de révolte "contre la barbarie subie par les Gitans andalous, un pamphlet
contre toutes les barbaries, tous les pogroms", quelques années avant d'être
exécuté par la garde civile en 1936.
Le disque du mois
Même si vous n'êtes pas un fanatique de la musique contemporaine, vous connaissez
sûrement Luc Ferrari, qui fut un compagnon de notre camarade Pierre Schaeffer au Groupe
de recherche musicale de l'ORTF. Ferrari n'est pas un théoricien rigide et sectaire, à
la différence d'autres, et sa musique se caractérise par la fraîcheur, l'humour, la
poésie évocatrice. L'ensemble instrumental Ars Nova, Michel Maurer au piano et
Françoise Rivalland aux percussions ont enregistré 36 enfilades pour piano et
magnétophone et Jeu du hasard et de la détermination (1 CD L'EMPREINTE DIGITALE ED 13171). Si vous avez aimé l'exquis Presque rien, des années soixante,
qui concentrait, si notre mémoire est bonne, en un paysage sonore l'enregistrement des
bruits d'une journée sur un bord de mer, vous aimerez ces pièces ultrabrèves, bien
écrites pour la partie instrumentale, et qui évoqueront peut-étre pour vous des
instants dont vous seul, cette fois, aurez la clé.