Juin-juillet 2004
Entre le zist et le zest
Il y a dans l'air un parfum d'héliotrope;
je me dépêche d'en tirer profit.
Trigorine, in Tchekhov, La Mouette
Deux cordes
Vous ne connaissez peut-étre ni Nigel Kennedy ni William Walton, et vous avez sans doute
sur la musique d'outre-Manche du 20ème siècle une opinion condescendante ; vous pourrez
à la fois combler une lacune et réviser un jugement en écoutant les deux Concertos de
Walton (1912-1983) pour violon et pour alto, enregistrés par Kennedy en 1987 alors, qu'il
était à la fois le poulain de Yehudi Menuhin et l'enfant terrible des concerts
classiques de Londres, et réédités dans la série "Great artists of the
Century" (1 CD EMI 5 62813
). La musique de Walton est sans complexes,
parfaitement tonale, bien orchestrée, bien écrite, raffinée, avec des thèmes superbes,
des harmonies certainement plus proches de Rachmaninov et de Fauré que de Boulez, et sans
une faute de goût : un grand plaisir d'écoute, à découvrir. Et Kennedy, jadis illustre
au Royaume-Uni pour son comportement provocateur et ses capacités médiatiques autant que
pour ses qualités musicales, est en réalité de la race des Vengerov, Bell, Hahn, et
autres Repin : un très grand.
Yo-Yo Ma, touche-à-tout génial, devait un jour s'attaquer à Vivaldi : voilà qui est
fait, avec un disque où se côtoient des oeuvres originales pour violoncelle et des
transcriptions de concertos pour violon et viola d'amore et d'airs d'opéra (1 CD SONY SK 90916).
Les concertos originaux n'apportent pas grand-chose à la gloire de Vivaldi, mais les
transcriptions, genre pratiqué couramment par Bach et par Vivaldi lui-même, sont d'une
belle eau. Yo-Yo Ma, qui joue ici d'un violoncelle baroque, a cette grâce magique et
cette sonorité inimitable qui font qu'on l'aimerait même s'il faisait des gammes.
Deux voix
Si vous aimez le bel canto et si vous êtes las des " Trois ténors " -
les héros sont fatigués - réjouissez-vous : la relève est assurée. Rolando Villazon,
accompagné par le Münchner Rundfunkorchester dirigé par Marcello Viotti, chante des
airs de Verdi, Puccini, Mascagni, Donizetti (1 CD VIRGIN 5 45626 2), et se
révèle un ténor absolument hors du commun : puissance, bien sûr, mais aussi finesse
des pianissimos, velouté du phrasé, et économie des sanglots de fond de gorge qui
faisaient se pâmer les dames du temps jadis et qui exaspèrent aujourd'hui les amateurs
de vraie musique.
Ceux qui ont eu la chance d'entendre le Deller Consort, par exemple dans le cloître de
Saint-Maximin, ont à jamais gravé dans leur mémoire cette équipe joyeuse chantant
autour d'une table des polyphonies de la Renaissance. Alfred Deller, qui en était l'âme,
avait fait découvrir au monde musical, au début des années cinquante, le timbre et la
tessiture oubliés de la voix de haute-contre. EMI réédite ses premiers enregistrements,
des chansons des 16ème et 17ème siècles anglais, de John Dowland à Purcell, en passant
par des poèmes extraits de pièces de Shakespeare (1 CD EMI 5 85973 2) : une
petite merveille, un régal.
Contemporains
Il y a, pour simplifier, deux tendances principales chez les compositeurs de la fin du xxe
siècle : l'une tente l'impossible synthèse entre les musiques tonale et dodécaphonique,
l'autre s'efforce de renouveler la musique tonale en évitant de pasticher les demiers
grands créateurs (Mahler, Debussy, Ravel, Fauré, Gershwin, Prokofiev, Stravinski,
Britten). Ces deux écoles sont assez bien représentées par deux enregistrements
récents : Maja, de l'Italien Ivan Fedele (1 CD L'EMPREINTE DIGITALE ED 13198), et Ballades du soldat, du Français Aubert Lemeland (1 CD SKARBO DSK 2041). Maja, écrit pour soprano (Françoise Kubler) et ensemble de
chambre (Accroche Note), joue essentiellement sur les rythmes et les timbres, avec des
réminiscences de musique tonale, et peut intéresser, sinon séduire, à condition de
lire attentivement la notice qui explique les intentions de Fedele. La musique de
Lemeland, tonale, est accessible sans préparation ; les Ballades du soldat, pour
piano seul, sont jouées par notre camarade Jean-Pierre Ferey, excellent pianiste qui
dirige par ailleurs l'éditeur Skarbo. Il s'agit de miniatures inspirées par les lettres
de soldats américains qui ont participé au débarquement de 1944, pièces austères et
évocatrices qui ne peuvent laisser indifférent. Le disque est complété par le très
bel Épilogue "à l'étale de basse mer" pour soprano et ensemble
instrumental et vocal.
On rappellera à cet égard Omaha - Chants pour les soldats morts (1 CD SKARBO SK2338),
de Lemeland, une oeuvre très forte, dont il a été rendu compte dans ces colonnes il y a
quelques années, et que Skarbo réédite avec deux autres oeuvres de Lemeland, le Concerto
pour harpe et Élégie à la mémoire de Samuel Barber.
Pour le plaisir
Massenet, le compositeur le plus célèbre de son époque (il est mort en 1912) et aussi
le plus riche, n'a eu d'autre ambition que celle de plaire au public qui achetait ses
partitions et assistait à ses opéras. On cherchera en vain la moindre innovation dans sa
musique pour piano, dont on réédite l'enregistrement réalisé par Aldo Ciccolini dans
les années 1970 (2 CD EMI 5 8551 7
2). Un Concerto pour piano clairement
inspiré de Liszt, de multiples pièces - impromptus, valses, danses, toccata, etc. -
destinées aux pianos du dimanche dans les salons bourgeois, et qui rappellent un peu
Schumann. Une musique charmante, à écouter, ou plutôt à entendre, par la fenêtre
d'une maison de campagne tandis que vous lisez paresseusement un roman policier en vous
laissant distraire par les senteurs du jardin.
Le disque du mois
Comme Ellington pour le jazz, Astor Piazzolla a donné au tango une forme noble -
arrangements raffinés et complexes laissant une place pour l'improvisation - qui lui a
ouvert l'audience des amateurs de musique dite classique. D'autres ont suivi son exemple,
écrivant des musiques qui ne sont plus qu'inspirées par le tango, pour l'ensemble de
base bandonéon-violon-piano-guitare-contrebasse, dont le groupe Soledad - archétype du
genre - présente des pièces de Piazzolla, Alberto Iglesias, Daniel Capelleti, Frederic
Devreese (1 CD VIRGIN 5 45625 2). La merveille est que cette musique, née dans les bas-quartiers de Buenos
Aires, ait, comme le jazz, atteint à l'universalité. Les Soledad sont des musiciens hors
pair, et ils jouent avec la perfection requise pour les Brandebourgeois de Bach
des pièces vertigineuses comme Movimiento Continuo ou des ballades comme Mumuki.
Si, à l'orée de l'été, vous êtes indécis et languide, écoutez ce disque, et vous
serez revigoré, et paré pour toutes les aventures.