Août-septembre 2004
" Étonne-moi ! "
SERGE DE DIAGHILEV à Jean Cocteau
Promenade de fin d'été
Entre les conservateurs qui refusent - par paresse d'esprit ? - tout ce qui a été
composé après Ravel et Stravinski, et les ayatollahs de la musique contemporaine, il y
a, comme toujours, un juste milieu, celui de l'amateur éclairé, fidèle aux valeurs
sûres mais curieux de découvertes. C'est à lui que s'adresse cette chronique.
Szymanowski, Magin, Tan Dun, improvisations
Szymanowski, compositeur polonais mort en 1937, peut être classé par commodité parmi
les postromantiques. Mais contrairement à celles de Richard Strauss et Rachmaninov, par
exemple, qui ont capitalisé sur Wagner et Tchaïkovski, sa musique est totalement
innovante et ne ressemble à aucune autre, avec des harmonies d'une extraordinaire
richesse, une orchestration foisonnante, des constructions non académiques et des thèmes
d'un lyrisme exacerbé. Ses deux Concertos pour violon méritent d'être rangés
parmi les grands concertos du 20ème siècle, aux côtés de ceux de Prokofiev et Bartok,
au-dessus de ceux de Sibelius et Elgar. Thomas Zehetmair les a enregistrés en 1996 avec
l'Orchestre symphonique de Birmingham dirigé par Simon Rattle, enregistrement réédité
aujourd'hui avec la 4ème Symphonie, pour piano et orchestre (1 CD EMI 5 57777 2).
Un très beau disque.
Milosz Magin, récemment disparu, pianiste et compositeur, était Polonais lui aussi.
Philippe Devaux, excellent pianiste à découvrir, s'est mis en devoir de faire connaître
son oeuvre en enregistrant diverses pièces dont une exquise Sonatine et sa Sonate
n° 2 (1 CD PASSAVANT PAS 1002). Magin est, d'une certaine façon, un Koechlin polonais qui aurait écouté
à la fois Bartok et Poulenc. Le jeu clair de Devaux est bien adapté à cette musique
austère et subtile.
Tan Dun vient d'enregistrer sous sa direction, en première mondiale, sa Passion selon
saint Matthieu sous le titre de Water Passion (2 CD SONY 099708),
avec deux solistes et le choeur Rias de Berlin. L'ensemble instrumental se réduit à un
violon, un violoncelle, et trois pupitres de percussions avec instruments divers, y
compris cloches et eau sous toutes ses formes. On peut dire de Tan Dun, comme on l'a dit
de Tchaïkovski, qu'il écrit de la musique de film, adaptée à son époque. Et alors?
Rien d'austère ni de facile non plus dans cette musique très évocatrice, structurée et
bien écrite, marquée par la musique religieuse tibétaine, et que vous écouterez les
yeux fermés, dans votre position favorite de yoga, avec une théière de thé blanc à
proximité.
La musique dite classique s'est figée au 19ème siècle, et l'habitude de broder sur les
oeuvres interprétées en concert s'est perdue en même temps que la capacité des
instrumentistes à improviser. Mikhaïl Rudy, interprète majeur et indiscutable, s'est
associé avec Misha Alperin pour une série d'improvisations à deux pianos sur des
oeuvres de Bach, Mozart, Schumann, Chopin, Debussy, Scriabine, Prokofiev notamment (1 CD EMI 5 57769 2).
Résultat séduisant et intéressant, peut-être trop timide et trop préparé - on ne
sent guère l'improvisation - mais, comme aurait dit Baudelaire, enfin du nouveau !
Deux opéras presque inconnus
Le succès inextinguible des Pins de Rome et des Fontaines de Rome a
fait bien du mal à Respighi en occultant le reste de son oeuvre pourtant foisonnante et
multiforme. La Campana sommersa, écrit dans les années vingt d'après le drame
symboliste Die Versunhene Glocke de Gerhardt Hauptmann, convoité par Ravel, est
un opéra fort et original, plus proche de Debussy et Britten que de Puccini, et qui
devrait tenter les metteurs en scène d'aujourd'hui et les détourner de leurs vaines
entreprises de renouveler une fois de plus Cosi fan tutte ou Ariane à Naxos.
Bien sûr, il y a dans la Campana sommersa la rage de tous les compositeurs des
années vingt de faire aussi bien que Pelleas, mais le style italien, les arias superbes
confiées aux principaux solistes - ténor et soprano, les excellents Laura Aikin et John
Daszak dans l'enregistrement récent par l'Orchestre national de Montpellier dirigé par
Friedemann Layer (2 CD ACCORD 476
1884) - sont de nature à emporter l'adhésion du
public.
Straszny Dwor (Le Manoir hanté) du Polonais Stanislaw Moniuszko (1819-1872),
enregistré voici peu par les solistes, les choeurs et l'orchestre de l'Opéra national de
Varsovie dirigés par Jacek Laspszyk (2
CD EMI 5 57489 2), est l'archétype de l'opéra
polonais patriotique du 19ème siècle, comme La Vie pour le Tsar (violemment
antipolonais) de Glinka est celui de l'opéra russe. Aucune innovation, des airs simples
et bien jolis, une grandiloquence de bon aloi : une curiosité à découvrir si vous aimez
Auber ou Meyerbeer.
Bartok et flûte éclectique
Bartok est, lui aussi, victime du succès d'un nombre relativement restreint de ses
oeuvres, surjouées. Pour lui, comme pour d'autres (Prokofiev notamment), interprètes et
organisateurs de concerts devraient faire preuve de courage et s'intéresser à la partie
immergée de l'iceberg. Ainsi des deux Sonates pour violon et piano et de la Sonate
pour violon seul, enregistrés par Christian Tetzlaff, violon, et Leif Ove Andsnes (1 CD VIRGIN 5 45668 2). Les Sonates pour violon et piano datent de la période la plus
créative de Bartok, au début des années vingt. En mariant recherches formelles fondées
sur le dodécaphonisme et folklore hongrois, Bartok donne un exemple éclatant - hélas
sans émule sérieux, le génie est chose rare - de ce que peut être l'innovation non
pour elle-même mais au service de l'inspiration. La Sonate pour violon seul,
commandée par Menuhin alors que Bartok était dans la misère aux États-Unis, et
terminée peu avant sa mort, est sans doute le sommet de son oeuvre : dans un total
dépouillement, avec une perfection de la forme qui rejoint Bach, Bartok atteint, comme
Bach avec l'Art de la Fugue, à l'absolu, après lequel il n'est plus que
silence.
Pour terminer sur une note plus détendue, si vous aimez la flûte et le grand Michel
Debost, digne successeur de Jean-Pierre Rampal, si vous avez aimé les trois disques
"Flûte Panorama", vous aimerez le nouveau "Panorama pour
flûte et orchestre", produit par notre camarade Jean-Pierre Ferey (1 CD SKARBO DSK 3042). Avec l'Orchestre symphonique de Miskole (Hongrie), dirigé par
François-Xavier Roth, Michel Debostjoue des pièces charmantes qui n'ont d'autre objet
que d'être agréables tout en étant bien écrites, de Saint-Saëns, Chaminade,
Bernstein, et même Boulez, et d'auteurs moins connus comme Arthur Foote, avec A Night
Piece qui aurait pu inspirer Miles Davis.