Février 2005
Amateurs ?
(...) Si tu sais lire l'histoire militaire, ce qui est récit confus pour le commun
des lecteurs est pour toi un enchaînement aussi rationnel au'un tableau pour l'amateur
qui sait regarder ce que le personnage porte sur lui, tient dans ses mains, tandis que le
visiteur ahuri des musées se laisse étourdir et migrainer par de vagues couleurs.
Proust, le Côté de Guermantes
Celui qui est capable d'analyser un vin lorsqu'il le goûte éprouve-t-il un plaisir
sensuel d'une autre qualité, ou même simplement d'un autre degré, que celui qui se
contente de le boire et d'enjouir, ou bien le premier ajoutet-il seulement au plaisir des
sens la satisfaction intellectuelle - et élitiste - de la compréhension ? De même, une
fugue de Bach s'apprécie-t-elle de la même manière selon que l'on pénètre ou non les
arcanes de la fugue? Les oeuvres musicales citées ce mois-ci ne requièrent pas de
culture musicale approfondie et ne devraient pas départager l'auditeur naïf et l'amateur
éclairé.
Chostakovitch, Elgar, Williams
Chostakovitch a été, tout au long de son oeuvre, dans l'obligation d'asservir son génie
aux contraintes du "réalisme soviétique" imposées par le Parti. La qualité
et l'originalité de sa musique sont telles que l'on pourrait se réjouir, de manière un
peu perverse, qu'il ait subi ce carcan, de même que Racine n'aurait peut-être pas écrit
les chefs-d'~uvre qu'on lui doit sans les contraintes fortes de la tragédie classique :
on aurait tort. La 4ème Symphonie, écrite en 1935-36, avant le rappel à
l'ordre du Parti, témoigne de ce qu'aurait été la musique de Chostakovitch s'il avait
été totalement libre. Écrite pour un orchestre aux dimensions inhabituelles, dont
dix-sept cuivres et de nombreuses percussions, avec une couleur orchestrale d'une extrême
variété, et un soin de la forme, y compris la fugue, très rigoureux, c'est une
explosion de complexité et de créativité, dans la droite ligne de Mahler. Le
bouillonnant Valery Gergiev, l'interprète par excellence des symphonies de Chostakovitch,
dirige l'orchestre du Marünsky (ex-Kirov) de Saint-Pétersbourg (1 SACD Surround PHILIPS 475 6190) comme il le fait toujours, en conciliant rigueur et sens dramatique, dans
cette oeuvre monumentale de tous les excès.
Le Concerto pour violon d'Elgar, écrit en 1910, est d'un autre temps que le
20ème siècle, comme le 2ème Concerto pour piano de Rachmaninov :
néoromantique ou plutôt romantique attardé. Cela une fois admis, c'est un des plus
beaux concertos pour violon de la période 1850-1950, du niveau du Concerto de
Brahms : thèmes superbes, construction très élaborée, et surtout un lyrisme tourmenté
et exacerbé auquel seul un coeur sec pourrait résister. La belle Hilary Hahn, à qui
l'on doit d'inoubliables versions des concertos de Brahms, Mendelssohn, Chostakovitch,
Barber, etc., joue celui d'Elgar avec le même mélange de technique transcendante et de
grâce adolescente, avec le London Symphony dirigé par Sir Colin Davis (1 SACD DEUTSCHE GRAMMOPHON 474 8732). Sur le même disque, The Lark Ascending, romance pour violon et
orchestre de Vaughan Williams.
Piano : Debussy, Kirchner, Beethoven
François Chaplin a entrepris de graver l'intégrale de l'oeuvre pour piano de Debussy. Le
volume 4 vient de paraître avec Images II, Épigraphes antiques, et huit pièces
indépendantes dont Réverie, D'un cahier d'esquisses, La Plus que
Lente (1 CD PIERRE VERANY PV
704091).
Pour jouer Debussy, c'est la couleur qui prime, donc le toucher. Ni sec, ni affecté, ni
impressionniste ni néoclassique, le jeu de Chaplin est parfaitement adapté à cette
musique subtile, où la pression des doigts doit être dosée au milligramme.
Découvrir un compositeur non mineur est de plus en plus rare. Theodore Kirchner
(1823-1903), émule de Schumann et Mendelssohn, a été un compositeur prolifique. Un
disque récent présente les Neue Davidsbündlertänze, les Romances pour
piano, et dix des douze Spielsachen, joués par Jan Martin (1 CD ARION ARN 68621). C'est parfois très proche de Schumann sans être un pastiche, et toujours
très agréable.
Les Trios pour clarinette, violoncelle et piano de Beethoven ne sont pas des
oeuvres majeures mais de la musique de salon, au demeurant très bien écrite.
L'enregistrement que viennent de faire du Trio op.11 et de l'opus 38
(transcription par Beethoven de son Septuor) Florent Héau, Jérôme Ducros et
Henri Demarquette (1 CD ZIG ZAG
050101) est parfait à cet égard, et donne une
bonne idée de ce que devaient être les salons viennois au début du 19ème siècle.
Webern, Schoenberg, Berg, Stravinski
Ce sont en revanche trois oeuvres de premier plan, d'une importance majeure dans la
musique du 20ème siècle, que vient d'enregistrer le Quatuor Manfred (1 CD ZIG ZAG 041201) : le Quatuor 1905 de Webern, le Quatuor n°2 de
Schoenberg et le Quatuor opus 3 d'Alban Berg. Le Quatuor de Webern, d'un
seul mouvement, est une pièce postromantique passionnée, d'une écriture extrêmement
élaborée, qui annonce à quelque quarante ans de distance Metamorphosen de
Richard Strauss. Le Quatuor n°2, avec voix de soprano, est l'oeuvre de
Schoenberg où l'écriture a basculé, presque insensiblement, vers l'atonalité. Enfin le
Quatuor de Berg est, lui, parfaitement atonal. Un disque passionnant, qui résume
en trois oeuvres la naissance de l'École de Vienne.
Quant à l'Histoire du Soldat, de Stravinski-Ramuz, oeuvre à la fois jubilatoire
et inquiétante, elle a été enregistrée maintes fois. L'intérêt de l'enregistrement
par des solistes de l'Opéra de Paris avec les voix de Geneviève Page, Michel Fau, Éric
Pérez (1 CD ARION ARN 68034), au-delà de sa qualité propre - vents excellents - est d'associer sur le
même disque deux autres oeuvres de Stravinski, rarement jouées : les Berceuses du
chat, pour mezzo-soprano et trois clarinettes, et la très belle Élégie pour
alto solo, écrite dans l'esprit des Suites pour violon seul de Bach.