Mai 2005
Du plaisir
De chaque livre ouvert, il me plaît d'espérer
pour le moins du plaisir, peut-être du savoir,
et, qui sait, de la sagesse.
GEORGES DUHAMEL
Un chroniqueur cinématographique - méprisé par l'intelligentsia des critiques de la
nouvelle vague - qui écrivait jadis dans un journal du soir, avait pour principe de ne
jamais dire du mal d'un film : au pire, il indiquait simplement quel public, et dans
quelles circonstances, pourrait y prendre du plaisir. Et si le film était décidément
irrécupérable à tous égards, eh bien il n'en parlait pas. La présente chronique a
pour ambition modeste de s'inspirer des mêmes règles, et chacun des enregistrements
ci-après, qui sont parfaitement hétérogènes, a ses qualités et son public.
Baroques
La musique baroque a souffert d'un engouement excessif et passager, largement dû au
besoin des interprètes de trouver une "niche", à l'hermétisme de la création
contemporaine, et à la paresse des éditeurs : on innove à bon compte en fouillant dans
les bibliothèques. Or, il faut bien le dire : le roi est nu, la musique baroque est
souvent ennuyeuse, et les chefs-d'oeuvre oubliés interprétés par des musiciens
rayonnants sont des îlots d'exception dans une mer de banalités souffreteuses jouées
par des musicologues coincés, dont le seul mérite est de susciter chez l'auditeur
l'illusion d'une petite nostalgie.
Quatre disques surnagent dans l'édition récente, de Schütz, et, moins connus, de
Westhoff et de compositeurs napolitains. Dans l'oeuvre prolifique de Schütz (15851672),
l'Histoire de la Nativité (1
CD ZIG ZAG ZZT 04 11 01) et la Passion selon
saint Matthieu (1 CD ZIG ZAG
ZZT 05 04 02), enregistrés par l'ensemble
Akademia dirigé par Françoise Lasserre, marquent l'aboutissement d'une écriture
raffinée. À la différence du premier, le second (la Passion) ne met en jeu que des
voix, l'usage des instruments étant interdit à l'époque dans les Passions par l'Église
luthérienne. Les deux disques, servis par une qualité d'enregistrement exceptionnelle et
par des interprètes chaleureux, raviront ceux qui placent Bach au sommet absolu et que
passionnent les origines de son art.
Westhoff (1656-1705), violoniste célèbre au xvne siècle, a laissé en tout et pour tout
quatorze oeuvres, dont six Sonates pour violon et basse continue que viennent
d'enregistrer David Plantier et les Plaisirs du Pamasse (1 CD ZIG ZAG ZZT 05 02 01).
Authentiques petits chefs-d'oeuvre, musique subtile et jubilatoire qui préfigure Bach.
Enfin, toujours chez le même éditeur, apparemment bien inspiré, des Concerti
Napoletani perl Violoncello, par l'Ensemble 415 de Chiara Bianchini (1 CD ZIG ZAG ZZT 05 03 02), oeuvres de Fiorenza, Porpora, Leo, et Sabatino, pièces riches et charnues
que l'on préférera à juste titre aux facilités parfois complaisantes de Vivaldi.
Plus ou moins contemporains
Martinu, Tchèque, est un des moins connus des grands compositeurs européens du 20ème
siècle, et c'est dommage. Sa musique, sans doute plus policée que celle du Hongrois
Bartok, est à la fois indépendante et originale (comme celle de Prokofiev, par exemple),
remarquablement écrite, dans la lignée de la musique française de la première moitié
du siècle. Les trois Sonates pour violoncelle et piano, enregistrées par Renaud
Déjardin au violoncelle - superbe musicien - et Martha Gödény (1 CD ARION ARN 68671), s'écoutent avec grand plaisir et constituent une excellente introduction
à sa musique de chambre.
On enregistre beaucoup les symphonies de Chostakovitch et c'est tant mieux. Mariss Jansons
dirige à la tête du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks (1 CD EMI 5 57 824 2) la 4ème Symphonie, écrite en 1936 mais créée après la mort de
Staline, en 1961, la plus proche de Mahler, à l'orchestration pharaonique (20 bois, 17
cuivres...), peut-être la plus difficile d'accès, et aussi la plus novatrice : à ne pas
manquer si vous aimez Chostakovitch.
Enfin, pour les amateurs de sonorités nouvelles, deux oeuvres du jeune compositeur
tchèque Krystof Maratka, avec l'Orchestre de chambre Talich (1 CD ARION ARN 68 676) : Luminarium est un concerto pour clarinette et orchestre dont les
neuf mouvements sont inspirés chacun du folklore d'un ou plusieurs pays (Indonésie,
Ouzbékistan, Japon, ete.), pièce hautement variée, sympathique et vivante ; Astrophonia
est un concerto pour alto et orchestre "avec piano" : oeuvre plus ambitieuse,
musique cosmique évocatrice, bien écrite, à découvrir.
Boulez interprète Debussy et Ravel
Boulez est sans doute le chef d'orchestre français majeur de la deuxième moitié du
20ème siècle, insurpassé dans Debussy et Ravel. DGG regroupe en deux coffrets ses
enregistrements de référence de Debussy à la tête du Cleveland Orehestra (3 CD DGG 476 7266)
: La Mer, Nocturnes, Jeux, Rhapsodie pour clarinette et orchestre, Prélude à
l'après-midi d'un faune, Images, Printemps, Danses pour harpe et orchestre, Le Jet d'eau,
et Trois Ballades de François Villon (ces deux dernières oeuvres avec la soprano
Alison Hagley), et de Ravel (3 CD
DGG 476 7267), avec le Berliner Philharmoniker, Daphnis
et Chloé (version intégrale très rarement enregistrée), La Valse, Ma Mère
l'Oye, Une Barque sur l'Océan, Alborada del Gracioso, Rhapsodie espagnole, Boléro,
et, à la tête du London Symphony, les deux Concertos pour piano avec Krystian
Zimerman, et Valses nobles et sentimentales. Il n'est pas utile de revenir sur
les qualités de la direction de Boulez : précision et rigueur, séparation des plans
sonores, perfection inégalée pour des oeuvres trop souvent vouées à l'impressionnisme
musical ; et cependant sensibilité et sensualité sont au rendez-vous. Plus, à notre
avis, que ses compositions, ce sont des interprétations comme celles-ci qui assureront le
passage de Boulez à la postérité.
Le disque du mois
Le Quatuor Alban Berg, dont les interprétations défient les superlatifs, comme en
témoignent notamment ses enregistrements des intégrales de Mozart et Beethoven comme des
quatuors de Ravel et Debussy, vient d'enregistrer un ensemble de tangos de Piazzola avec
le bandonéoniste Per Arne Glorvigen (1
CD EMI 5 57 778 2) : une merveille. La milonga Tristezas
para un AA pour quatuor, bandonéon et contrebasse vous prendra et ne vous lâchera
plus. Que les mêmes interprètes puissent se fondre dans la musique de Beethoven et dans
celle des barrios de Buenos Aires n'est pas, au fond, un mystère : pour les vrais
musiciens, la musique est une. Sur le même disque, une oeuvre très forte et complexe de
Kurt Schwertsik pour la même formation en hommage à Erik Satie, Adieu Satie, et
trois tangos pour bandonéon seul de compositeurs argentins. Que les tristes
puristes passent leur chemin : voilà de la bonne, de la vraie musique, à la fois
sensuelle et cérébrale, qui vous apportera plaisir et même savoir, et ne vous incitera
guère à la sagesse...