Juin-juillet 2005
Dépassement
Il y a là, nous le sentons tous, des minutes
qui dépassent chacune de nos pauvres vies.
CHARLES DE GAULLE,
Discours de l'Hôtel de Ville, août 1944.
La France engage son destin européen, le ratio dépenses de personnel-chiffre d'affaires
diminue régulièrement depuis trente ans dans les entreprises des pays de l'OCDE, la
coopération entre la Chine et l'Inde risque de modifier l'équilibre du monde, et vous
écoutez de la musique ? Pour vous détendre et oublier, peut-être?
Non, pour comprendre. Bien sûr, la musique a un effet physiologique, voisin de l'hypnose.
Mais ce n'est pas là l'essentiel, pas plus que l'amour ne se réduit au contact de deux
épidermes. En dépassant nos facultés d'entendement conscient, la musique opère un
mystère et, comme la foi pour les croyants, elle nous aide à nous situer dans l'Univers
et à ne pas désespérer. Et ce n'est pas là l'apanage des oeuvres à caractère sacré
ou d'ambition métaphysique : un quatuor, un chorus de trompette, une simple chanson...
Claviers : Bach, Scarlatti
Bach est à cet égard l'intercesseur idéal. Blandine Rannou, une interprète
d'aujourd'hui, joue les sept Toccatas (BWV 910 à 916) au clavecin (1 CD ZIG ZAG ZZT050501), tandis que l'on réédite les trente Inventions
enregistrées au piano il y a cinquante ans par Marcelle Meyer, avec trente-deux Sonates
de Scarlatti (2 CD EMI 5 86483 2), dans la collection "Les Rarissimes". Bach,
organiste obscur à Arnstadt, a vingt ans quand il compose la première Toccata, moins de
trente quand il écrit la dernière. Et pourtant, dans ces quasi-concertos
extraordinairement élaborés, bien moins connus que le Clavier bien tempéré ou
les Variations Goldberg, figure déjà comme un résumé de son oeuvre à venir,
jusqu'à l'Art de la Fugue. Le jeu de Blandine Rannou est flamboyant, inspiré,
polyphonique, dans la lignée de Wanda Landowska. Marcelle Meyer, elle, avait choisi le
piano pour faire revivre Bach et Rameau, comme elle jouait Chabrier, avec rigueur et une
grande finesse de toucher. Des ornements minimaux, une précision d'épure, un rythme
presque jazzique, c'est du Bach modeme, à cent lieues du clavecin. Quant aux courtes Sonates
de Scarlatti, qu'Horowitz contribua à faire connaitre, dépouillées de leurs
afféteries baroques, elles se révèlent innovantes, enlevées, denses, un concentré de
musique.
Bernstein, Gergiev, deux symphonistes
Bernstein, que Evgueni Svetlanov considérait comme le plus grand chef du 20ème siècle,
a été aussi un pédagogue hors pair. DGG associe à une réédition en CD de cinq
symphonies - la 3ème (Eroica) de Beethoven, la 2ème de Schumann, la 4ème de
Brahms, la 9ème (Nouveau Monde) de Dvorak, la 6ème (Pathétique) de
Tchaïkovski, cinq enregistrements des années cinquante avec le New York Stadium Symphony
(5 CD DGG 477 0002) - une explication de texte orale en anglais, abondamment
illustrée d'exemples, enregistrée après chaque symphonie, et d'une durée du même
ordre que celle de la symphonie. C'est lumineux et d'une évidence jubilatoire comme la
démonstration d'un théorème, et l'on se prend à rêver qu'un Bernstein bis apparaisse
parmi les bavards souvent creux et complaisants de France Musique.
Valery Gergiev a enregistré la 4ème Symphonie de Tchaïkovski en concert avec
le Philharmonique de Vienne (1 SACD
Surround PHILIPS 475 6196), avec
cette fougue propre au "live" et que gomme le studio. Bernstein explique à
propos de la 6ème pourquoi Tchaïkovski est un grand symphoniste quoi qu'en disent les
puristes qui lui reprochent ses facilités, et cela se révèle plus encore avec la 4ème,
superbement orchestrée, et dont l'atmosphère amère et désenchantée évoque
irrésistiblement Tchekhov.
Nathalie Dessay, Rolando Villazon
La production remarquable en 1999 du Rossignol de Stravinski, avec Nathalie
Dessay, divers solistes, l'Orchestre et les Choeurs de l'Opéra de Paris, dirigés par
James Conlon, a été commentée à l'époque dans ces colonnes. Cette production nous
revient aujourd'hui sous la forme d'un film de Christian Chaudet, qui a conçu sur cette
musique une "féerie vidéographique" en faisant appel aux techniques de
l'animation numérique, et en situant le conte d'Andersen dans l'univers des médias (1 DVD VIRGIN 5 44242 9). Ce n'est done pas le film de l'oeuvre dans la mise en
scène telle qu'on pouvait la voir en juin 2004 à Saint-Pétersbourg, mais une oeuvre
originale, stimulante et très réussie. Après The Map, de Tan Dun, Le
Rossignol montre la voie qui s'ouvre à la création d'oeuvres multimédias grâce
aux nouvelles technologies, à partir d'oeuvres préexistantes ou non, et qui pourrait
donner un nouveau départ à l'édition de musique dite sérieuse.
Tout à fait classique est le disque d'arias d'opéras de Massenet et Gounod (Manon,
Werther, Faust, Mireille, et aussi Le Cid, Polyeucte,
Roméo et Juliette, Grisélidis...) enregistré par Rolando Villazon et
l'Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Evelino Pido (1 CD VIRGIN 5 45719 2). Même aficionado de l'opéra français, on est réticent
à écouter ces airs rabâchés pour la plupart. Mais si l'on surmonte ce préjugé, quel
plaisir ! Timbre chaleureux du pianissimo au fortissimo, sans pathos, diction parfaite,
vibrato mesuré, Villazon est un ténor hors pair, comme il en naît moins de dix par
siècle, et assure la succession des grands ténors surmédiatisés qui ont fait leur
temps.
Lorca, Wiener et Doucet
Après le Romancero Gitan, Vicente Pradal récidive avec un oratorio sur le
célèbre poème de Lorca Llanto por Ignacio Sanchez Mejias, qui associe
chanteurs flamencos traditionnels, chanteurs classiques et quelques instruments : flûte,
piano, violoncelle, saxophones (1 CD
VIRGIN 5 4571 7 2). C'est une
musique proche de la musique populaire, sans prétentions académiques, rien moins que
cérébrale, mais qui colle bien au texte fort et poignant de Lorca.
Wiener et Doucet, sous-titre "Les Années folles" : un cocktail d'une
quarantaine de pièces enregistrées en 78 tours par les deux pianistes dans les années
vingt et trente (2 CD EMI 5 86580 2). Les duettistes, qui jouaient très bien Mozart comme en
témoigne la Sonate pour deux pianos en ré majeur qui figure dans le premier
disque, s'étaient vite convertis à une musique mijazz, mi-piano-bar, à l'humour
grinçant, qui convenait bien à l'esprit du Boeuf sur le Toit. C'est daté, pas
très recherché notamment en matière d'harmonies, mais il y a des perles iconoclastes
comme Chopinata, Wagneria, Isoldina, sympathiques assassinats
d'une irrésistible drôlerie, témoignage d'une insouciance qui n'annonçait pas le grand
cataclysme qui allait suivre.
Le disque du mois
En musique, les ensembles amateurs font souvent, s'ils sont de qualité, souffler l'esprit
mieux que les professionnels, non seulement parce qu'ils ne comptent pas les répétitions
et les heures de travail, mais parce qu'ils se donnent à fond à l'oeuvre qu'ils
interprètent, et à laquelle ils attachent, plus que les musiciens de métier, une part
de leur vie. Les Sept dernières paroles du Christ en croix de César Franck,
très rarement enregistrées, ont été ainsi gravées par l'Ensemble Jubilate de
Versailles et l'Orchestre lyrique de Paris, composés pour partie d'amateurs, et par trois
solistes professionnels, dirigés par Michel Lefèvre, qui est médecin (1 CD EJV 0309). C'est une oeuvre d'une pureté linéaire, aérienne, dépourvue des
lourdeurs fréquentes chez Franck. Une oeuvre rare dont la magie vous apportera, ne
seraitce que pendant un instant, cette sérénité dont chacun de nous feint de pouvoir se
passer.