Août-Septembre 2005
Avant la rentrée
La piété de Bach apaise la douleur
que nous inflige notre impiété.
Ingmar Bergman, Laterna Magica.
Bach hier et aujourd'hui
Karajan enregistre en 1952 la Messe en si avec le Philharmonia et une
distribution de rêve (pour un opéra) : Elisabeth Schwarzkopf, Nicolaï Gedda, Heinz
Rehfuss (2 CD EMI 5 86838 2). Une version grandiose, romantique, presque dramatique, aux antipodes de la
version baroque de Tom Koopman, et qui rappelle celle qu'utilisa Béjart pour Notre
Faust. Dans le même coffret, un incunable : un extrait d'une répétition de la
même oeuvre en 1950, toujours dirigée par Karajan, avec la légendaire Kathleen Ferrier.
Les Sonates pour violon et clavier datent de la période dorée de Cöthen.
Blandine Rannou au clavecin et Florence Malgoire en donnent une belle interprétation,
polyphonique et charnue (2 CD ZIG
ZAG ZZT 060801), mieux adaptée, en définitive,
à ces oeuvres sensuelles d'une période heureuse et féconde, que des versions plus
austères comme celle de Menuhin et Glenn Gould.
Jouer les Variations Goldberg à l'orgue est une gageure, tant ces pièces sont
marquées par le clavecin, pour lequel elles ont été écrites, et le piano, sur lequel
elles sont le plus souvent jouées aujourd'hui. La transcription pour orgue que propose
Erik Feller (1 CD ARION ARN 68673), très "orchestrée", réjouira les amoureux de cet instrument
aux timbres riches et fera grincer des dents ceux pour qui les versions abstraites type
Glenn Gould constituent le modèle insurpassé.
Symphonies
Le 19ème siècle n'a guère vu d'évolution en musique avant la fin des années 1880. Et
Dvorak utilise en 1894 pour sa 9ème Symphonie (Du Nouveau Monde) le
même langage que Beethoven, l'année où Debussy compose le Prélude à l'après-midi
d'un faune. Et alors? L'idée selon laquelle on doit innover à tout prix en art est
récente. Et si vous aimez les symphonies romantiques bien écrites, écoutez les neuf Symphonies
de Dvorak, dans l'intégrale par la Staatskapelle Berlin, dirigée par Otmar Suitner
et enregistrée au début des années 1980 (5 CD EDEL 0002782CCC). Les
premières sont rarement jouées, et c'est dommage : cela vaut bien Bruckner, et c'est
bien mieux que Saint-Saëns. À la même époque, les mêmes ont enregistré les quatre Symphonies
de Brahms (3 CD EDEL 0013502BC) : une écoute comparée avec les interprétations de Barenboïm, Mehta,
Bemstein, Furtwängler montre que la version Suitner a du souffle, est bien enregistrée,
et n'a rien à leur envier.
Du souffle : c'est aussi ce que l'on peut dire de la musique symphonique d'Aubert
Lemeland, compositeur français contemporain dont Skarbo, l'éditeur dirigé par notre
camarade Jean-Pierre Férey, publie les 8ème et 9ème Symphonies, ainsi
que "... In ricordo Arturo Toscanini" et Battle Pieces pour
piano et orchestre (avec J.-P. Férey au piano), par l'Orquestra Nacional do Porto,
dirigé par Marc Tardue (1 CD SKARBO
DSK 3046). C'est une musique polytonale,
remarquablement orchestrée, qui donne la priorité à la couleur, et dont le style la
situe, pour fixer les idées, entre Roussel, Barber et Britten.
Quatuors
Ce sont précisément les trois Quatuors de Britten qu'a enregistrés le Quatuor
Belcea, avec trois Divertimenti pour quatuor (2 CD EMI 5 57968 2). Comme
pour beaucoup de compositeurs depuis Beethoven, Britten a mis dans ses quatuors la
quintessence de son art. C'est subtil, très concentré et très fort, comme un whisky pur
malt dont on n'a pas rééquilibré avec de l'eau la teneur en alcool après son
vieillissement en fût. Mais c'est aussi une musique sans issue, désespérée. Les
quatuors de Chostakovitch, dont le Quatuor Debussy poursuit l'enregistrement de
l'intégrale avec les n° 2 et 14 (1
CD ARION ARN 68674), sont généralement moins
intellectuels, plus "au premier degré", et souvent tourmentés. Les quatuors 2
et 14, que séparent trente ans d'une existence souvent difficile, sont foisonnants,
jaillissants, débordants dejoie créatrice, dans une écriture classique : une belle
musique de vie.
Le Quatuor Psophos, né à Lyon en 1997, a remporté tous les concours et il est
désormais célèbre dans le monde entier. Les quatre belles jeunes femmes qui le
composentjouent les trois Quatuors de Maurice Ohana (1 CD AR-RE-SE 2004-7), qui rompent avec l'écriture classique et exploitent toutes les
possibilités des trois instruments pour trouver des sons nouveaux : une musique sensuelle
et onirique, hors tradition.
Les Quatuors de Glazounov marquent, eux, l'aboutissement et le sommet de
l'écriture classique et tonale et de l'esprit russe, dans la lignée de Borodine et
Tchaïkovski. Le Utrecht String Quartet a enregistré les n° 2 et 4, des années
1880-1890, et l'Elégie de 1928 (1 CD MDG 603 1237-2). Prenez
une bouteille d'une bonne vodka, des zakouskis, invitez quelques amis chers et peu
bavards, et laissez-vous gagner par ces mélodies superbes, ces structures harmoniques
raffinées : vous êtes dans un salon bourgeois de Saint-Pétersbourg, mais Fauré et
Proust ne sont pas loin.
Musique de chambre
L'amitié ajoute à la musique une dimension supplémentaire. C'est précisément de
quelques amis que Martha Argerich s'entoure au Festival de Lugano, et elle a de très bons
amis : Yefim Bronfman, Maxim Vengerov, Renaud et Gautier Capuçon, Lilya Zilberstein, Mark
Drobinsky, entre autres, ont enregistré "live" la Symphonie classique de
Prokofiev et la Suite Casse-Noisettes de Tchaïkovski (transcriptions à deux
pianos), la 3ème Sonate pour violon et piano de Brahms, la 1ère de
Schumann, le Trio n° 1 de Schubert, le 2ème Trio de Chostakovitch, le Quintette
pour piano et cordes de Schumann, et le 2ème Quatuor avec piano de Dvorak (3 CD EMI 4 76871 2).
L'atmosphère heureuse et détendue des festivals, le caractère irremplaçable du concert
(l'équivalent musical d'un repas préparé avec des produits frais), où les musiciens
stimulés par la présence du public et l'impossibilité de se reprendre se donnent à
fond, confèrent à ces enregistrements une qualité d'autant plus unique que les
interprètes sont hors pair et d'une exigence rigoureuse (alors que, souvent, les
musiciens des festivals profitent d'un public euphorique porté à l'indulgence pour se
laisser aller à l'à-peu-près).
Trois compositeurs français à découvrir : Georges Onslow (1784-1853), dont les Quintettes
pour cordes 7 et 8, par Le Salon Romantique (1 CD PIERRE VERANY PV 705051), sont romantiques et bien écrits ; André Caplet (1878-1925), dont le Miroir
de Jésus, pour soprano et ensemble de chambre, homologue musical de Puvis de
Chavannes, est enregistré en première mondiale (1 CD ACCORD 476 742 8) ; enfin
Jean-Michel Damase (né en 1928), qui a enregistré avec un quatuor à vent quatre de ses
oeuvres (1 CD PIERRE VERANY PV
705041), pièces exquises dans la double lignée
de Ravel et Poulenc.
P. S. : on s'en voudrait de ne pas saluer les 16 standards joliment enlevés de Any
Time, le dernier disque des Dixieland Seniors (1 CD DIXIE 2 c/o F. Mayer (X45)),
issus de la promo 1945, qui firent merveille au concert Jazz X de 2004 avec leur joie de
vivre et de jouer communicative, et que vous pouvez entendre le 3ème mercredi de chaque
mois au Petit Journal Saint-Michel.