Octobre 2005
D'autres correspondances
Apparier musiques et mets est l'association idéale, le rêve de l'hédoniste sybarite :
la musique sollicite le seul de nos sens que la dégustation ne met pas enjeu, et, si l'on
sait pratiquer ce jeu exquis, on peut atteindre au nirvana. Mais il est un autre
appariement, plus focalisé, plus spirituel aussi - du moins en apparence : celui de la
musique avec la littérature. Et ceux qui, à force de s'exercer, parviennent à lire en
écoutant de la musique (à ne pas confondre avec la triste pratique de la "musique
de fond", que l'on entend passivement, comme dans les ascenseurs et les
supermarchés), peuvent connaître ainsi de petits bonheurs rares.
Violon
Carl-Philipp Emanuel Bach est un musicien original, plein de charme et de fantaisie, plus
proche de Scarlatti que de son père Jean-Sébastien : légèreté subtile, ruptures de
rythme, une musique faite pour étonner et pour séduire. Edna Stern (que l'on a entendue
cet été à La Roque d'Anthéron) a choisi le pianoforte pour jouer, avec
Amandine Beyer au violon baroque, les Sonates pour violon et clavier (1 CD ZIG ZAG ZZT 050902). Une musique à la fois raffinée et jubilatoire, qui marie passion et
raison, et que l'on écouterait volontiers en lisant Diderot (Jacques le Fataliste).
Eugène Ysaye, interprète de légende et dédicataire de nombre d'oeuvres célèbres
comme la Sonate de Franck ou le Poème de Chausson, a été aussi un compositeur
considérable - à la différence de tant de solistes dont les compositions sont à
oublier - et ses Sonates pour violon seul, dans la lignée de Bach mais d'un Bach
qui aurait eu l'intuition de Scriabine et Fauré, sont des pièces complexes et fortes,
originales, intéressantes. Denis Goldfeld, produit typique de l'école russe de violon -
technique transcendante, son chaud, style presque tzigane - fait merveille dans trois de
ces Sonates et aussi trois pièces pour violon et piano (1 CD ZIG-ZAG ZZT 050602), qui feraient un appariement idéal pour un roman de Huysmans.
Les concertos de Mozart pour le violon peuvent être enregistrés de deux manières :
comme un concerto romantique, avec grand orchestre, et une prise de son qui mette le
soliste au premier plan ; ou bien en musique de chambre, et le soliste est alors un "primus
inter pares". C'est cette deuxième manière qu'a choisie Midori Seiler pour les
Concertos 2 et 3, gravés avec l'ensemble Anima Eterna de Jos van Immersel (1 CD ZIG-ZAG ZZT 051001 .). C'est très aéré, très élégant, très joli, sans doute plus proche de
ce qui se faisait au temps de Mozart que les interprétations habituelles. Saluons au
passage le fait que Midori Seiler joue ses propres cadences, ce qui est rare. La Symphonie
29, sur le même disque, ajoute à notre plaisir, et comme les concertos,
s'accommoderait très bien des Liaisons dangereuses de Laclos.
Il est surprenant que le Concerto pour violon de Glazounov n'ait pas encore servi
de musique de film, comme le 2ème Concerto pour piano de Rachmaninov pour Brève
rencontre ou le Quintette en sol de Schubert pour Nocturne indien :
cette musique généreuse aux thèmes d'un lyrisme exacerbé vous prend au coeur et ne
vous lâche plus, et c'est ce concerto qu'il faudrait écouter en lisant Guerre et
Paix ou, mieux, Vie et Destin de Vassili Grossmann. Il fait l'objet de deux
disques récents : par Julia Fischer et l'Orchestre National de Russie dirigé par Yakov
Kreizberg (1 SACD PENTATONE 5 186
059), et une réédition en CD de l'enregistrement
historique de Nathan Milstein avec le Pittsburg Symphony (1957) dirigé par William
Steinberg (1 CD EMI 5 58035 0). Le son chaleureux de Milstein est unique et tirerait des larmes à
l'auditeur le plus blasé, même sans le texte de Grossmann. Il joue sur le même disque
le Concerto de Tchaïkovski - magnifique - et le DVD qui l'accompagne contient
deux mouvements de Partitas de Bach, dont la fameuse Chaconne. Julia
Fischer, révélation de l'année, a un jeu plus distant mais dont la diabolique
désinvolture fait merveille dans le 1er Concerto de Prokofiev - exceptionnel -
et le Concerto de Khatchatourian, beaucoup moins connu, au charme teinté
d'orientalisme.
Piano - Violoncelle
Granados, mort tragiquement (mais meurt-on jamais autrement) en 1916, était, paraît-il,
l'égal de Liszt. Vous pouvez le vérifier grâce à un enregistrement réalisé sur un
piano d'aujourd'hui avec les rouleaux de piano mécanique gravés par Granados au début
du 20ème siècle, dans la série " Masters of the Piano Roll " (1 CD DAL SEGNO DSPRCD 008). Vous y entendrez notamment cinq Danses espagnoles, et, surtout,
quatre Goyescas, d'une extraordinaire richesse harmonique et d'une belle
complexité d'écriture, avec lesquelles il faudrait lire Le soleil se lève aussi,
d'Hemingway. Et quel pianiste !
Les oeuvres pour violoncelle seul sont rares, et presque toutes font référence, d'une
manière ou d'une autre, aux Suites de Bach, rendues célèbres par Casals. Notre
camarade J.-P. Férey, qui dirige Skarbo, a réuni trois pièces jouées par Emmanuel
Boulanger : la Suite de Gaspar Cassado, les Variations de Stéphane
Delplace, et la Sonate de Kodaly (1 CD SKARBO DSK 1058), qui ont
toutes trois la caractéristique d'être à la fois tonales et créatives (ce qui est
passé très longtemps pour antinomique), originales, et très belles. Trois oeuvres
majeures, un très beau disque. Avec les Variations de Delplace, essayez donc Les
gommes, un livre oublié de Robbe-Grillet.
Opéras
Tan Dun est le plus connu des compositeurs chinois contemporains, et sans doute un des
très grands créateurs actuels, au niveau mondial. The Map avait été cité en
son temps dans ces colonnes. Son concerto pour violon et orchestre, dénommé Out of
Peking Opera (d'où sa place abusive dans ce chapitre), est un bel exemple de ce que
peut donner le métissage d'une musique traditionnelle avec les canons de la musique
occidentale. Il figure sur un disque récent (1 CD ONDINE ODE 864-2) avec Death
and Fire (dialogue avec Paul Klee), et Orchestral Theater II : Re. Le talent
de Tan Dun est d'utiliser des éléments de la musique chinoise traditionnelle (mélodies,
instruments, traitement de la voix, etc.) pour réaliser une oeuvre accessible à un
public occidental, et qui le touche. C'est très original et très expressif. À écouter
en lisant le Qing Ping Mei, ou, pourquoi pas, La condition humaine.
Le Roman de la Table Ronde est évidemment la lecture révée pour accompagner
l'écoute de Parsifal, dont on réédite en CD le très bel enregistrement
historique réalisé en RDA en 1975 par Herbert Kegel à la tête de l'Orchestre et des
choeurs de la Radio de Leipzig et des solistes parmi lesquels René Kollo (Parsifal), Theo
Adam, Gisela Schröter (3 CD BERLIN
Classics 0013482BC). Parsifal, on le
sait, est le dernier opéra qu'écrivit Wagner. Ce n'est pas le plus joué, mais c'est
sans doute le plus moderne, qui annonce Gustav Mahler. Au moment où s'estompe une
certaine méfiance envers Wagner, y compris de certains milieux en Allemagne, liée à ses
écrits et à la prééminence dont sa musique a joui sous le 3ème Reich, il est honnête
de reconnaître que la musique de cet antipathique génie est un des fondements de toute
la musique du 20ème siècle.