Novembre 2005
Pour une (petite) sociologie de la musique
La musique dite " classique " passe pour un art élitiste. D'ailleurs, son seul
nom semble choisi pour décourager les non-initiés, tout comme ses autres appellations
(" grande" musique, musique "sérieuse ", etc.). En même temps, ses happy
few, parfois saisis d'une générosité lyrique, aimeraient qu'elle révèle ses
plaisirs ineffables à ceux que sa grâce n'a pas encore touchés, et pourquoi pas
auxjeunes des banlieues, leur apportant ainsi, du même coup, le calme et la sérénité.
Mais comment vaincre cette barrière culturelle, qui fait que ses amateurs sont, dans leur
immense majorité, ceux qui y ont été initiés dès leur jeune âge (l'amour de la
musique classique se transmet dans les familles comme un meuble ancien) ? Il y a, bien
sûr, l'Éducation nationale et la télévision, mais...
Deux tentatives
Il y a cependant des tentatives pour briser ce que l'on pourrait nommer le " musical
divide " (comme il y a le " digital divide "). L'une d'entre elles est de
médiatiser un très bon interprète en lui conférant un look familier au public visé.
C'est le cas de Nigel Kennedy, élève, enfant, de Yehudi Menuhin, dont le look vaguement
punk, aj outé à d'anciennes extravagances qui ont défrayé un moment la chronique,
contribue à sa renommée chez le public jeune. Son dernier enregistrement présente
l'intégrale des Concertos de Bach (pour violon, deux violons, violon et
hautbois) avec le Philharmonique de Berlin, ainsi que les transcriptions pour violon
et violoncelle de trois Inventions à deux voix (1 CD + 1 DVD EMI 3 32118 2). C'est très bien joué, et le CD est accompagné d'un DVD
des mémes oeuvres. Un très bon disque pour initier vos enfants ou petits-enfants à la
musique de Bach.
Une autre voie est de métisser des oeuvres classiques avec de la musique traditionnelle,
pour toucher, notamment, un public " ethnique ". Hughes de Courson, qui avait
innové avec le disque Mozart l'Égyptien, renouvelle sa tentative avec Mozart
l'Égyptien 2 ( 1 CD VIRGIN 5
45740 2), qui devrait connaître
le même succès que le précédent. Le principe : faire appel à deux ensembles, l'un
classique - le Bulgarian Symphony Orchestra - l'autre de musique arabe - l'Ensemble du
Caire - et leur faire jouer conjointement des pièces de Mozart et des arrangements à la
fois libres et fidèles sur ces mêmes pièces, dans le style traditionnel. C'est très j
oli, une vraie réussite, grâce à d'excellents musiciens. Au moment où certains parlent
d'un conflit de civilisations, un disque comme celui-là témoigne que la musique peut
transcender des frontières pourtant apparemment infranchissables. Mozart, l'amoureux du
genre humain, aurait aimé.
Une musique classique "populaire"?
La musique. d'Isaac Albéniz, largement inspirée du folklore espagnol, est de cette
catégorie rare qui a pu à la fois séduire les salons bourgeois de la fin du xIxe
siècle, et rencontrer un véritable succès populaire, grâce à des mélodies et des
harmonies simples et délicieuses, et des rythmes qui donnent envie de danser. Miguel
Balsaga s'avère un interprète idéal de la Suite espagnole, par un toucher
très fin, une retenue qui évite les pièges de l'hispanisme de folklore, et un parfait
sens du rythme, ainsi que de la Sonate n° 4 et la Suite ancienne n° 2,
pièces plus ambitieuses (1 CD BIS
1443).
Une autre voie est celle de la musique imitative, ou à programme, dont un bon exemple est
constitué par un disque récent et intéressant : deux oeuvres nommées La Mer,
l'une de Glazounov, l'autre de Debussy, enregistrées en 1993 par Evgeny Svetlanov et
l'Orchestre Symphonique d'État de l'ex-URSS (1 CD GREAT HALL 018). Le rapprochement est saisissant : Glazounov reste résolument
classique, tandis que Debussy est tourné vers l'avenir. Inutile de dire qu'aucune de ces
deux oeuvres - superbement enregistrées ici - ne franchit la barrière qui sépare la
musique élitiste de l'autre.
Avec Chostakovitch, on touche à un cas typique : un compositeur qui, dans la société
soviétique, écrit, certes, de la musique populaire (valses, musique de film), mais ne
parvient pas à se résoudre, malgré les pressions politiques qui l'amènent au bord de
la paranoïa, à plier son art, comme d'autres le. font autour de lui, pour le rendre
populaire. La Symphonie n° 13 "Babi Yar", sur le célèbre poème
d'Evtouchenko, et qui dénonce notamment l'antisémitisme officiel, est en opposition
frontale avec la ligne du Parti et ne pourra être jouée dans son intégralité que dix
ans après sa composition. Musique rien moins que populaire, ni bourgeoise, d'ailleurs, la
13ème Symphonie est l'archétype de l'oeuvre libre, qui véhicule un message
social fort, et qui se soucie peu d'être accessible à d'autres que l'élite
intellectuelle au sein de laquelle elle est née. Superbe enregistrement de Mariss Jansons
qui dirige l'Orchestre et les chceurs de la Radio bavaroise, avec la basse Sergeï
Aleksashkin (1 CD EMI 5 57902 2).
Musique de chambre
Aujourd'hui, comme au 18ème siècle, la musique de Carl Philipp Emanuel Bach, écrite par
un intellectuel, est destinée aux amateurs éclairés. Musicien de cour, puis, à
Londres, composant pour la classe moyenne, Emanuel a un style bien à lui, original,
recherché, plus près de ses contemporains Mozart et Haydn que de son père. Mais il
n'alla vraisemblablement pas au bout de ses intentions quasi révolutionnaires : il
fallait vivre, et le goût de son public lui imposait des contraintes. Deux de ses Concertos
pour clavier, enregistrés par Miklos Spanyi avec l'Ensemble Opus X dirigé par Petri
Tapio Mattson (1 CD BIS 1487), sont un bel exemplé de cette originalité bridée par la
société. Ils sont accompagnés par une jolie Sonatine, très mozartienne.
Trois pièces pour orchestre à cordes, composées entre 1937 et 1939, avant la grande
apocalypse, et qui ne feront guère pour la démocratisation de la musique dite classique,
mais qui sont exceptionnelles de beauté et de force : les Variations sur un thème de
Frank Bridge, de Benjamin Britten, le Divertimento pour cordes de Bela
Bartok, et le Concerto funèbre de Karl Amadeus Hartmann, enregistrées par le
Netherlands Chamber Orchestra dirigé par Gordan Nikolic (1 SACD PENTATONE 5186056). La musique de Britten est, comme toujours, faussement
facile, comme celle de Poulenc, et dissimule derrière une apparence de "musique
pour.initiés mondains" une puissance créatrice et une subtilité semblables à la
manière de Proust, autre spécialiste du double jeu. Bartok, de même, écrit un Divertissement
d'inspiration folklorique, qui n'a de divertissant que le nom : oeuvre profonde et
douloureuse, qui précède de peu son départ définitif de l'Europe. Quant à Hartmann,
l'antinazi qui passera la guerre en Allemagne dans un mutisme absolu, il écrit son Concerto
lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie. Un grand disque.
Le disque du mois - Offenbach : une musique hors classes ?
La Grande-Duchesse de Gérolstein a été révélée à beaucoup par la
production du Châtelet dirigée par Marc Minkovski avec les Musiciens du Louvre-Grenoble
et Felicity Lott, production que l'on retrouve dans un enregistrement diffusé tout
récemment (2 CD VIRGIN 5 45734 2). " Parodie du canon, du plumet, de l'habit brodé, de
la majesté de la guerre et de la majesté du boudoir", comme l'écrit un journaliste
de l'époque, opéra-bouffe politique, toléré par Napoléon III puis, plus
difficilement, par Thiers après la défaite de 1870, sommet de l'art d'Offenbach, La Grande-Duchesse
échappe à toutes les modes et fait vibrer aussi bien dans les années 2000 les bourgeois
parisiens au Châtelet que le public populaire marseillais de l'Odéon. Une musique
facile, peut-être, mais merveilleusement écrite, enlevée, exquise, que Labiche
réutilisa dans Doit-on le dire, et qui est rien moins qu'élitiste. Mais le
champagne est-il un aujourd'hui un vin de classe?