Décembre 2005
Modernité
Il faut être absolument moderne.
ARTHUR RIMBAUD, Une Saison en enfer, "Adieu ".
Au-delà du débat public sur la modernité, organisé depuis bientôt trois ans par
Philippe Lemoine (Président du groupe Laser), il est malaisé de s'entendre sur ce qu'est
la musique moderne. Est-ce tout ce qui a été écrit après la fin du Moyen Âge ? Est-ce
la musique du 21ème siècle ? Est-ce moderne de jouer la musique baroque sur instruments
anciens, contrairement à ce qui se faisait au 19ème siècle? Ou de revisiter, comme on
dit, des oeuvres souventjouées pour les interpréter différemment, ou les adapter à des
instruments inhabituels? Ou bien encore, de s'affranchir des chapelles, des coteries et
des pontifes et de devenir un grand interprète par la seule qualité de sonjeu? Sans
doute tout cela, selon les cas ; nous passerons en revue, ce mois-ci, quelques
enregistrements qui tous, à l'un de ces titres, peuvent être considérés comme
résolument modemes.
Musique de chambre
Qui de plus moderne que Fauré, qui dépoussière la musique de ses fatras romantiques et
écrit avec clarté et mesure des oeuvres d'une extrême subtilité dans la recherche
mélodique et harmonique, totalement originales et personnelles, et qui, en outre, sont
merveilleusement agréables à entendre, méme pour un absolu béotien ? Le meilleur de
l'oeuvre de Fauré est sa musique de chambre, dont un coffret présente l'intégrale
(hormis les pièces pour piano seul) sous la forme d'enregistrements des années 1960 à
1982 par des musiciens français de premier plan : Pierre Barbizet, Samson François,
Christian Ferras, Éric Heidsieck, Paul Tortelier, Jean-Philippe Collard, Michel Debost,
Augustin Dumay, le Quatuor Bemède, le Quatuor Parrenin, et quelques autres (5 CD EMI 336126 2).
Il faudrait tout citer, des Sonates pour violon et piano par Ferras et Barbizet,
interprétations de légende, aux Quintettes pour piano et cordes et au Quatuor
à cordes, en passant par des pièces moins connues comme l'exquise suite Dolly pour
piano à quatre mains. Un des sommets à la fois de la musique moderne et du plaisir
d'écoute.
Salvatore Sciarrino, compositeur d'aujourd'hui, se situe aux antipodes de Fauré : sa
musique, en rupture complète avec tout, ne cherche pas à provoquer chez l'auditeur le
plaisir mais la surprise et le sentiment du "jamais entendu" par la recherche de
timbres inédits et d'effets nouveaux obtenus avec des instruments classiques. Un disque
récent (1 CD ARION ARN 68689) présente huit oeuvres de musique de chambre aux titres évocateurs comme
un tableau de Chirico : Il tempo con l'obelisco, Il silenzio degli oracoli,
Centauro marino, etc. Est-ce moderne ? Plutôt que de la musique, c'est du bruit
subtilement organisé. Réservé aux vrais curieux de l'inouï, et à consommer avec
modération.
Le Quatuor Debussy poursuit ses enregistrements de Chostakovitch avec le 15ème
Quatuor et le Quintette avec piano, avec Claire-Marie Le Guay (1 CD ARION ARN 68675), deux oeuvres majeures et singulières. Le 15ème Quatuor, le
dernier, est une oeuvre mélancolique et déchirante, composée de six mouvements tous
adagio, avec de multiples citations d'oeuvres précédentes. Le Quintette,
sublime, constitue, avec le dernier Quintette avec piano de Fauré ; le sommet du
genre au 20ème siècle. Tandis que le temps s'écoule et emporte les scories des musiques
de second ordre, Chostakovitch apparaît de plus en plus nettement comme le Beethoven du
20ème siècle, d'un siècle dont il aura magnifié les douleurs et la fin des illusions
lyriques.
Anciens et baroques
Tristan et Yseut : il ne s'agit pas de l'opéra de Wagner mais des lais du 13ème
siècle tels que transmis dans le "manuscrit de Vienne" et que restitue pour
nous l'ensemble Alla Francesca (flûtes, vièles, cistres, cornemuses, harpes, tambourins,
et voix) dirigé par Brigitte Lesne (1
CD ZIGZAG ZZT051002). Des interprètes d'exception
et une musique magique font que ce disque dépasse l'intérêt archéologique de la
reconstitution pour atteindre à l'expression méme de l'amour absolu, où l'on retrouve
l'esprit non du froid Éternel Retour de Cocteau mais des intemporels Visiteurs
du soir de Carné.
Faute de place, on énumérera quatre disques de musique baroque dignes d'être signalés
à divers titres : le Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi, par
l'ensemble Akademia (1 CD ZIGZAG
ZZT051003), polyphonie dramatique, les Capricci
Napoletani de Maione, contemporain de Monteverdi, par Michèle Dévérité au
clavecin (1 CD ARION ARN 68672), pièces savantes et élaborées qui annoncent Bach un siècle auparavant,
les Sonates de l'opus 5 du "moderne" Corelli par l'ensemble Fitzwilliam
(1 CD ZIGZAG ZZT050903. ) et leurs finesses galantes du 18ème siècle naissant, enfin les Leçons
de ténèbres de Porpora par l'ensemble Les Paladins (1 CD ARIONB ARN 68690. ), d'un Vénitien contemporain de Haendel plus connu pour ses opéras que
pour sa musique religieuse.
Curiosités
L'éditeur Skarbo, dirigé par notre camarade Jean-Pierre Ferey (75), s'est spécialisé
dans l'inhabituel. Il vient de publier un disque consacré au duo piano et orgue où il
tient la partie de piano avec Frédéric Ledroit à l'orgue (1 CD SI<ARBO SK 4054) avec quatre oeuvres, dont les Variations symphonidues de Franck
transcrites pour orgue et piano (que J.-P. Ferey avait déjà enregistrées avec
orchestre), mais dont la plus intéressante est un Concerto pour orgue et piano de
Dinu Lipatti : une pièce lumineuse qui montre en Lipatti un compositeur original à
mi-chemin - pour fixer les idées - entre Poulenc et Bartok.
Sous le titre de Piccolo Passion, Skarbo publie un ensemble de pièces
brillantes, souvent drôles, et très plaisantes, pour piccolo (Jean-Louis Beaumadier) et
piano (Laetitia Bougnol), de compositeurs peu connus du 19ème siècle comme Cesare Ciardi
ou Joachim Andersen (1 CD SKARBO SK
4052.). On découvre ainsi un instrument
généralement voué aux seconds rôles dans l'orchestre, et qui est en réalité une
flûte à part entière, exigeant une technique de virtuose.
On citera enfin, pour les aficionados de la flûte de Pan et des transcriptions,
un coffret comprenant deux CD et un DVD par le maître de l'instrument, Simon Syrinx, et
divers orchestres (le Mozarteum de Salzburg, l'Ensemble orchestral de Normandie, I Solisti
Veneti) (2 CD 1 DVD Cascavelle VEL
3086). Les oeuvres principales sont des Concertos
(Cimarosa, Vivaldi, Marcello, Bach, etc., et même Bartok). Le timbre chaud de la flûte
de Pan, le choix d'oeuvres agréables et un instrumentiste hors pair font de cet
enregistrement un inattendu petit bonheur.
Le disque du mois : Jonathan Gilad
Notre camarade Jonathan Gilad (2001), qui partage son temps entre les salles de concert à
travers le monde et le corps des Ponts, vient d'enregistrer de Prokofiev les deux
premières Sonates et Suggestions diaboliques, et les Variations sur
un thème de Corelli ainsi que deux Préludes de Rachmaninov (1 CD LYRINX LYR 2245.). La première Sonate de Prokofiev est une oeuvre de jeunesse
d'inspiration classique en un seul mouvement, très bien écrite ; dans la Sonate n°
2, superbe, terrifiante, le style propre de Prokofiev est déjà puissant, percutant,
complexe. Les Variations sur un thème de Corelli de Rachmaninov, peu
enregistrées, sa dernière oeuvre pour piano seul, sont un chef d'oeuvre absolu.
Rachmaninov y démontre une finesse harmonique, une créativité, une modernité, qui
n'ont rien à voir avec la complaisance un peu hollywoodienne du 2ème Concerto : au fond,
Rachmaninov aura été non un néoclassique mais un des très grands du 20ème siècle. Et
le jeu de Jonathan Gilad, au-delà d'une technique transcendante, jeu inspiré, habité,
très personnel Gilad n'appartient à aucune chapelle et n'imite personne - atteint à
cette alchimie très rare et fait de lui, nous pesons nos mots, un des très grands de la
jeune génération, l'égal d'un Pollini et d'un Brendel.