Mars 2006

Ancien et nouveau


Nous voulons du nouveau, oui, du nouveau,
mais qui soit exactement semblable à l’ancien.

PAUL CLAUDEL, Le Soulier de satin,
cité par Alain-Gérard Slama
in Le Siècle de Monsieur Pétain.

Instruments d’époque

Autant il est un peu ridicule – et insupportable à l’écoute – d’interpréter Chopin ou Liszt sur des pianos du 19ème siècle, car il n’y a pas de différence de nature entre un Érard ou un Pleyel de l’époque et un Steinway ou un Bösendorfer d’aujourd’hui, mais de mécanismes et de qualité, autant il est justifié de jouer Marais à la viole ou Visée au théorbe, non parce que leurs contemporains les ont entendus ainsi – un amateur de musique n’est pas nécessairement passionné de reconstitutions historiques – mais parce que les instruments et donc l’écriture correspondante sont fondamentalement différents (un violoncelle n’est pas une viole, aucun instrument d’aujourd’hui n’est comparable au théorbe, et certainement pas la guitare).

Révélé au grand public par le film Tous les matins du monde, Marin Marais, musicien de la cour de Louis XIV, est le maître de la suite instrumentale française. L’ensemble constitué de Jean-Louis Charbonnier et Paul Rousseau à la basse de viole, Mauricio Buraglia au théorbe et Pierre Trocellier au clavecin italien poursuit l’enregistrement de ses Pièces de viole avec la deuxième partie du Troisième Livre (
2 CD PIERRE VERANY 706011/12). Élégance, légèreté, subtilité, tout ce qui caractérise le style français est déjà présent dans cette musique qui dissimule sa complexité savante derrière son masque de musique de cour.

Le théorbe à 14 cordes, descendant du luth, a un registre grave et une sonorité très particulière, qui n’est guère comparable qu’à celle du sitar indien. Pascal Monteilhet, qui en est le spécialiste, joue les Suites pour théorbe de Robert de Visée, contemporain exact de Marais, les unes pour théorbe seul, les autres avec violon baroque (l’excellente Amandine Beyer), avec traverso, avec viole de gambe (
1 CD ZIG ZAG ZZT 051101). C’est très nouveau, très fin, très distancié, à mille lieues des contemporains italiens et allemands, et joué avec une précision d’épure.

En revanche, faut-il jouer Mozart sur instruments d’époque, notamment au pianoforte, bien différent du piano, alors que nous sommes habitués à l’entendre joué au piano moderne dont le son et les possibilités de nuances sont beaucoup plus riches ? On peut en tout cas faire l’essai avec le Concerto pour deux claviers, interprété par Jos van Immerseel et Yoko Kaneko, avec l’ensemble Anima Eterna (
1 CD ZIG ZAG ZZT 060201). Sur le même disque, et toujours avec instruments d’époque, le Concerto pour flûte et harpe, et le Concerto pour cor n° 3 (le plus connu). Pour parler franc, le résultat n’est pas convaincant, malgré la qualité des interprètes, et le son grêle du pianoforte ne passe pas la rampe, pas plus que le timbre de la flûte en bois ne parvient à faire oublier la sonorité chaude et sensuelle de la flûte moderne de Jean-Pierre Rampal (dans l’enregistrement mythique avec Lily Laskine). En revanche, le cor ancien est une révélation, plus chaud, plus rond que le cor d’aujourd’hui.

Pianistes

Notre camarade Jean-Pierre Ferey, qui dirige l’éditeur Skarbo, est aussi, comme on le sait, un excellent pianiste, et il vient d’enregistrer une série de pièces sur le thème “Musiques de la mer ” (
1 CD SKARBO DSK 1049), sur un Fazioli de rêve, parfaitement en situation pour des pièces qui jouent toutes sur la couleur : Debussy, Ravel, Malipiero, ainsi que Cras, Boëllmann, Lemeland, Kœchlin, que Ferey a largement contribué à faire connaître, et aussi Ferey lui-même. Un joli petit florilège d’un amoureux de la mer.

Qui se souvient de José Iturbi ? Il fit partie de ces pianistes très populaires aux États-Unis, médiatisé par le cinéma et la télévision dans les années 50-60. Un DVD reprend des extraits de ses concerts télévisés - Chopin, Liszt, Grieg, etc. - pour la joie de l’amateur archéologue et ethnologue. Mais que l’on ne se méprenne point (make no mistake, comme dit W) : c’est grâce à des musiciens comme Iturbi et Liberace que la musique dite classique est devenue populaire aux États-Unis, et que chaque grande ville a son orchestre symphonique qui fonctionne sans un dollar de fonds publics, et que lui envient bien des capitales européennes.

Daphné

Les opéras de Richard Strauss comprennent deux chefs d’œuvre absolus : Le Chevalier à la rose et Capriccio, des œuvres majeures comme Ariane à Naxos, La Femme sans ombre, Elektra, et des opéras mineurs. Daphné est de ceux-là ; il est peu joué mais il mérite la découverte. Zweig étant interdit de livret depuis 1935 pour cause de lois raciales du 3ème Reich, Strauss fit appel à un librettiste obscur, que Zweig accepta de conseiller en sous-main. Le livret qui en résulta est hybride, mais la musique de Strauss est là, incomparable, intemporelle comme celle de Mozart dont Strauss se réclama sa vie durant. June Anderson est Daphné dans l’enregistrement réalisé en public à Venise en juin 2005 (
2 CD DYNAMIC CDS 499/1-2), avec l’Orchestre et les Chœurs du Théâtre de la Fenice, merveilleux musiciens tout à fait en situation dans cette “ tragédie bucolique ” sur un thème mythologique.

L’enregistrement du mois : Quatuors italiens

Sous ce titre, le Quartetto di Venezia a enregistré 15 quatuors de Boccherini, 4 de Bazzini, les quatuors de Verdi, Zandonai, Respighi, et les 8 quatuors de Malipiero (
10 CD DYNAMIC CDS 486/1-10). Une découverte, car, mis à part le très beau Quatuor de Verdi et le bref et délicieusement décadent Crisantemi de Puccini, ces pièces ne sont pratiquement jamais jouées au concert en France. Boccherini : les quatuors de jeunesse sont ultra classiques, mais les quatre de l’opus 52, écrits dans les dernières années, sont magnifiques. Bazzini (mort en 1892) : romantique ma non troppo, merveilleusement lyrique, n’imite personne. Le Quatuor de Zandonai (mort en 1944) : tonal et agréable. Respighi : Quartetto Dorico (1 seul mouvement), intéressant, proche du Groupe des Six Français; Quatuor en ré mineur fauréen, superbe. Les 8 Quatuors de Malipiero (mort en 1973) : du postromantisme à l’atonalité pure, avec des influences de Ravel et Bartok, beaucoup de créativité, ne peuvent être ignorés par l’honnête homme amateur de quatuors.

Le Quatuor de Venise irradie une chaleur, une générosité, une lumière tout italiennes, qui rappellent le Quartetto Italiano de la grande époque.