Avril 2006
Pour lhonnête curieux
Quoi de neuf ? Molière.
SACHA GUITRY
Pour faire face à la crise de la musique classique enregistrée, les éditeurs ont deux
solutions : rééditer les enregistrements historiques, ou trouver des uvres de
compositeurs ignorés ou des pièces peu enregistrées de grands maîtres. La plupart
dentre eux font lun et lautre. Les plus courageux confient des pièces
majeures à de jeunes interprètes géniaux quils sélectionnent avec rigueur
finie la complaisance vis-à-vis des copains et des chapelles. Au total, cette crise a au
moins un avantage pour lamateur éclairé : on ne publie pratiquement plus
denregistrements médiocres.
Quatuors
Vous ignorez sans doute Bernhard Molique, violoniste et compositeur allemand (1801-1869),
dont deux Quatuors (opus 18) sont enregistrés par le Mannheimer Streichquartett
(1 CD CPO 777149-2). Molique, clairement influencé par les Quatuors de Beethoven, est un
maître de lécriture, un merveilleux mélodiste, et ces deux quatuors, à mi-chemin
entre Beethoven et Mendelssohn, tiennent parfaitement la route. Courez donc réparer cette
lacune : vous en retirerez lun de ces petits plaisirs sans lesquels la vie serait
bien terne.
Le Quatuor Rosamonde, bien connu des habitués des festivals de quatuors, a travaillé
depuis vingt ans avec Henri Dutilleux son Quatuor Ainsi la nuit dont il donne un
nouvel enregistrement, avec le Premier Quatuor Métamorphoses nocturnes de
György Ligeti, et, en sextuor avec Antoine Tamestit et Jérôme Pernoo, La Nuit
transfigurée de Schönberg (1
CD PIERRE VERANY PV706021). Rapprocher ces trois
uvres majeures du 20ème siècle, écrites sur un thème commun, permet de parcourir
les formes successives de la musique contemporaine en restant dans le même climat. La
Nuit transfigurée, uvre de jeunesse de Schönberg, sans doute ce quil a
écrit de plus achevé en musique instrumentale, est à la limite du postromantisme et de
lexpressionnisme, et son interprétation, ici, tragique comme la musique dun
film de Hitchcock. Le 1er Quatuor de Ligeti est dans la lignée de ceux de
Bartok, avec des recherches qui annoncent les uvres plus personnelles à venir. Et
Ainsi la nuit, sommet de luvre de Dutilleux, est une pièce monumentale
et ambitieuse dont on découvre à chaque écoute une facette jusque-là cachée. Voilà
de la très grande musique du dernier demi-siècle, à la fois totalement novatrice et
parfaitement accessible, et qui réjouit lâme.
Symphoniques
Eine Alpensinfonie (une symphonie alpestre) est un des moins joués des poèmes
symphoniques de Richard Strauss, et un des plus classiques. Composée peu après la mort
de Mahler, treize ans après La Nuit transfigurée de Schönberg, cest une
uvre tonale, sans aucune innovation, dans la droite ligne de Liszt, Wagner,
Tchaïkovski. Et pourtant, si lon veut bien faire abstraction du programme
dérisoire (une promenade en montagne) sur lequel elle est bâtie, cest un plaisir
de tous les instants, grâce à une de ces orchestrations foisonnantes et raffinées dont
Strauss avait le secret, et à des lignes mélodiques exquises. Le Gustav Mahler
Jugendorchester fait merveille en particulier cuivres et bois dans le
récent enregistrement dirigé par Franz Welser-Möst (1 CD EMI 3 34569 2).
Ludwig Thuille, contemporain et ami de Strauss (mais mort quarante ans avant lui), est
bien oublié. Un disque récent de lOrchesta Haydn di Bolzano e Trento dirigé par
Alun Francis permet de le découvrir à travers deux uvres dans le plus pur style
schumannien : le Concerto pour piano en ré majeur (soliste Oliver Triendl) et la
Symphonie en fa majeur (1
CD CPO 777008-2). Cest bien écrit, un peu
académique, très agréable, et bien mieux que Saint-Saëns.
Qigang Chen est, avec Tan Dun, un des plus connus des compositeurs chinois contemporains.
Maître de lorchestration comme Tan Dun, il a oscillé entre des styles divers, ce
dont témoigne lenregistrement en 2005 dExtase pour hautbois et
orchestre, Yuan pour grand orchestre, LÉloignement pour orchestre à
cordes, par lOrchestre Philharmonique de Radio-France (dir. Leonard Slatkin et
Yves Prin), et San Xiao pour quatre instruments traditionnels chinois (1 CD VIRGIN 0946 344693 2 6). Yuan est un nécessaire tribut payé dans les années
quatre-vingt au nouvel académisme français (Boulez, Baillif, Jolas), San Xiao une
tentative réussie de marier la musique traditionnelle et la musique occidentale ; Extase
et surtout LÉloignement (2004), qui renouent avec la musique tonale, sont des
uvres fortes, évocatrices, remarquablement orchestrées, que Ravel et Debussy
auraient aimées, et qui augurent bien de lavenir de lécole chinoise de
musique contemporaine.
Claviers
Simon Simon (1734-1787) est un des derniers artisans de la musique française de clavecin
qui allait disparaître avec lAncien Régime. Jean-Patrice Brosse (1 CD PIERRE VERANY PV706022) joue 17 pièces de luvre 1ère aux titres évocateurs
comme cela se pratiquait alors (La de Broglie, La dEaubonne,
etc.). Cest joli, suranné, et empreint de la nostalgie du temps de Louis le
Bien-Aimé, où laristocratie vivait ses dernières décennies dinsouciance.
Brahms est aux antipodes de lélégance légère. Si lon excepte Samson
François, qui affirmait ne jamais jouer Brahms pour ne pas sabîmer les doigts,
tous les grands interprètes se sont colletés avec sa musique de piano. Nicholas
Angelich, qui vient denregistrer quatre Ballades de lopus 10,
deux Rapsodies de lopus 79, et les Variations sur un thème de
Paganini (1 CD VIRGIN 0946
332628 2 9), a choisi de jouer Brahms comme on
joue Chopin, ni trop dur, ni trop distancié, et avec le maximum de couleurs. À cet
égard, on avouera une préférence pour la Ballade n° 4, dont
linterprétation tendre, lumineuse et nostalgique dAngelich évoque
irrésistiblement Une partie de campagne de Renoir.
Le disque du mois
Le Quatuor Artemis sest adjoint deux instrumentistes du Quatuor Alban Berg, Thomas
Kakuska, alto, et Valentin Erben, violoncelle, pour enregistrer trois pièces pour sextuor
: le Sextuor qui ouvre Capriccio de Richard Strauss, la transcription de
la Sonate opus 1 en si mineur en un mouvement dAlban Berg et La Nuit
transfigurée de Schönberg (1
CD VIRGIN 0946 335130 2 0). Le Sextuor de
Strauss, que lon ne joue jamais hors de lopéra dont il constitue le début,
est une petite merveille de musique décadente et raffinée, dont on parvient mal à
imaginer quelle fut écrite au cur du IIIème Reich en pleine Deuxième Guerre
mondiale. Linterprétation de La Nuit transfigurée est plus détachée,
plus colorée, moins sombre, moins expressionniste que celle du Quatuor Rosamonde (voir
ci-dessus). La transcription de la Sonate de Berg est une révélation : comment
rendre lumineuse une pièce complexe écrite pour le piano en la transcrivant pour sextuor
à cordes. Au total, un très grand disque (dédié à la mémoire de Thomas Kakuska,
disparu depuis).