Juin-juillet 2006
Modes et goûts du jour
Il y aurait beaucoup à dire sur ladéquation dune musique à une époque, non
pas celle où elle a été écrite mais celle où on lécoute. Pourquoi les
symphonies de Beethoven ont-elles fait un come back après la Deuxième Guerre
mondiale, et sont-elles tombées en désuétude aujourdhui, tout comme les concertos
de Vivaldi ? Pourquoi a-t-on redécouvert Mahler dans les années 1970, Chostakovitch
aujourdhui ? Pourquoi ne joue-t-on plus guère Poulenc, Honegger, Ibert, Rivier ?
Pourquoi Bach est-il intemporel ? Pourquoi le jazz, musique populaire dans les années
1945-1980, est-il devenu une musique pour happy few ? Et si les gens avaient
besoin dune musique en opposition avec latmosphère générale, musique simple
et claire quand lépoque est tourmentée, musique complexe et rugueuse quand
lair du temps est trop lisse et que lon sennuie ?
Prokofiev, Tansman
Ainsi, il aura fallu attendre la fin de lUnion soviétique pour apprécier la
grandiose Cantate pour le 20ème Anniversaire de la Révolution doctobre,
qui vaut bien Alexandre Nevski écrite par Prokofiev en 1937,
jamais jouée de son vivant, dont lenregistrement de 1967, purgé à lépoque
de deux mouvements dont les textes étaient de Staline et repris ici en CD, est dirigé
par Kyril Kondrachine avec le Philharmonique de Moscou, et quaccompagne la plus
classique Suite scythe (1
CD MELODYA MEL 10 00981). De même, la musique
dAlexandre Tansman, Français dorigine polonaise célèbre dans les années
30, exilé aux USA par nécessité pendant la dernière guerre et rentré en France en
1946, resta ignorée ensuite et commence à faire surface aujourdhui, avec le
premier volume de ses Symphonies (4, 5, 6 avec churs À la mémoire de
ceux qui sont tombés pour la France) enregistrées en 2005 par lOrchestre
Symphonique de Melbourne dirigé par Oleg Caetani (1 SACD CHANDOS CHSA 5041).
Cest superbement écrit, profond, très fort, peut-être ce que lon a fait de
mieux en musique tonale depuis Ravel, le parallèle français de la musique de
Chostakovitch sans la démesure.
Sonates et trios
Jean-Marie Leclair a été, sous Louis XV, celui qui a donné ses lettres de noblesse au
violon, jusque-là instrument de baladin peu respecté, et qui est à lorigine de la
musique instrumentale française. Patrick Bismuth et lensemble La Tempesta viennent
den enregistrer le 4e Livre de Sonates pour violon et basse continue,
quaccompagnent deux Sonates pour flûte (3 CD ZIG ZAG ZZT 0604013). Il
est frappant de constater que naît, avec ces sonates, une lignée qui conduira à Fauré,
Ravel, Poulenc. Cest peut-être des sonates de son contemporain Leclair que
Telemann, grand admirateur de la musique française, sest inspiré pour écrire ses Sonates
à deux flûtes traversières sans basse que jouent Lorenzo Brondetta et Ruth Hunger
(1 CD ARION ARN 68717). Musique de calme et de mesure, à écouter en période troublée dans un
jardin japonais.
Il est difficile dimaginer que moins de cinquante ans séparent ces sonates des cinq
Trios avec piano de Mozart, que viennent denregistrer Daniel Barenboïm,
Nikolaj Znaider (violon) et Kyril Zlotnikov (violoncelle) (2 CD EMI 3 44643 2),
musique complexe, élaborée, du grand Mozart (quaccompagne le Trio pour piano, alto
et clarinette avec Félix Schwartz et Matthias Glander). Cest loccasion de
constater que Barenboïm est lun des très grands pianistes (et chefs
dorchestre) vivants, et quil joue merveilleusement Mozart.
Cest sur un pianoforte (copie dun instrument viennois de 1814) que Jos van
Immerseel a enregistré, avec Midori Seiler au violon, les quatre Sonates pour
pianoforte et violon de Schubert (1
CD ZIG ZAG ZZT 060501). Le son exceptionnel de ce
pianoforte fait lever toutes les réserves que lon peut avoir sur cet instrument
très souvent ingrat et, associé à un violon dépoque, confère à la musique de
Schubert, dont on a tendance parfois à exagérer le romantisme, une distance, une
légèreté qui conviennent bien à la douceur mélancolique de ces sonates.
Quatuors
La fougue et la technique des jeunes quatuors ne résistent pas face au métier des
ensembles plus aguerris, vous pouvez en faire lexpérience par des écoutes
comparées. Deux quatuors parmi les trois ou quatre très grands (avec lAlban Berg),
le Emerson String Quartet et le Quatuor Borodine, démontrent ce quest
labsolue perfection obtenue après des dizaines dannées de travail et de
complicité, en jouant, le premier, les Quatuors de Grieg, Sibelius, et Auprès
du cercueil dune jeune artiste de Nielsen (1 CD DGG 0289 477 5960.), le
second le Quatuor de Barber, le n° 3 de Hindemith, et le n° 2 de
Schoenberg (1 CD MELODYA 10 00978). Les uvres des trois compositeurs nordiques sont, un peu à
limage des pièces dIbsen ou Strindberg, sombres et tourmentées ; et,
surtout, elles constituent ce que les trois compositeurs ont écrit de plus fort, ce qui
est souvent le cas pour les quatuors, dont la nécessaire concision et lintrinsèque
économie de moyens imposent le dépassement (voyez Beethoven). Ainsi du merveilleux Quatuor
de Grieg, dont la musique, pourtant, frise en général la facilité et le mauvais
goût. Le Quatuor de Barber, poignant, est connu par la transcription de son
mouvement lent en le (trop) célèbre Adagio pour cordes. Le n° 3 de
Hindemith, moins joué et plus difficile, mérite la découverte. Le n° 2 de
Schoenberg, atonal mais non sériel, très expressionniste, est un des sommets de son
uvre, avec La Nuit transfigurée et les Gurre-lieder.
Le disque du mois
Quil y ait parmi les X tant de bons musiciens nest pas un mystère : les
mathématiques et la musique relèvent de la même démarche spirituelle. Cela étant, la
proportion de musiciens de niveau professionnel dépasse la norme. Le pianiste François
de Larrard (81, ingénieur des Ponts) est de ceux-là. Le premier CD de son quintette Rose
Vocat (trompette, saxos, basse et batterie) comporte une dizaine de compositions
originales, dont plusieurs de Larrard (1
CD c/o F. de Larrard, 9, avenue dAuray, 44400 Nantes). Cest clair, bien en place, très musical, et, contrairement à
nombre de ses contemporains, ce nest une copie de personne. De très bons
arrangements, de bons chorus, le tout dans la pure tradition française de Debussy à
Reinhardt et Petrucciani, cest-à-dire subtil, original et sans esbroufe. La finesse
du jeu de Larrard, inspiré par Bill Evans et Martial Solal mais très personnel, et ses
solides ascendances classiques, sont encore plus évidentes dans The lonely singer,
disque en solo pas encore commercialisé mais quil pourra vous copier si vous le lui
demandez gentiment (adresse ci-dessous). Une musique belle et intelligente, un grand
plaisir.