Août-septembre 2006
Solitude
Comment te sens-tu ?
Délicieusement seule. Et toi ?
Délicieusement seul.
Philippe Sollers, Nouvelle
À la différence dun tableau ou dune sculpture, une pièce de musique
nexiste pas en soi : elle vit par instants, et uniquement pour celui qui la joue et
celui qui lécoute. Et deux auditeurs qui écoutent une musique donnée, même
simultanément et jouée par les mêmes musiciens, entendent deux uvres
différentes, en fonction de leur culture, des réminiscences que suscite cette écoute,
et, bien sûr, de leur état dâme à cet instant. À la différence du jazz, la
communion collective des auditeurs dune salle de concert nest, nous le savons
bien, quune illusion. Quant à la relation entre le musicien et celui qui
lécoute, interrogez un musicien professionnel : il préfère mille fois jouer
devant un auditoire anonyme et plongé dans la pénombre, plutôt que dans une pièce
éclairée devant un groupe damis. Allons, il faut bien vous lavouer : quand
vous écoutez de la musique, vous êtes toujours seul.
Cantates de Bach
On pouvait penser à bon droit que les Cantates de Bach, profondément
enracinées dans la culture judéo-chrétienne, ne pouvaient être mieux jouées que par
des Occidentaux, comme ce fut le cas pendant près de trois siècles. Vint le
Bach Collegium Japan dirigé par Masaaki Suzuki, qui vient de publier deux volumes de
cantates : Ach Herr, mich armen Sünder / Ach Gott, vom Himmel sieh darein / Ach Gott,
wie manches Herzeleid / Aus tiefer Not schrei ich zu dir ( 1 SACD BIS 1461)
avec Dorothée Mields, Pascal Bertin, Gerd Türk, Peter Kooij ; et deux cantates pour
soprano avec Carolyn Sampson, Jauchzet Gott in allen Landen / Alles mit Gott und
nichts ohnihn (1 SACD BIS
1471). Cest labsolue perfection :
équilibre entre voix et instruments, clarté des plans sonores, joie extatique de
linterprétation, sans cette pompe ni cet académisme que lon trouve parfois
dans certaines versions européennes. Écoutez : il ny a que vous, et Dieu, si vous
êtes croyant, et Bach, aidé de Suzuki, est votre intercesseur.
Symphonies
La 2ème Symphonie de Mahler, dite Résurrection ,
témoigne dune incroyable ambition : tout dire de la mort et de laprès. Nous
en avons déjà cité dans ces colonnes, au fil du temps, des enregistrements : par Bruno
Walter avec le New York Philharmonic (1962), par Leonard Bernstein et le London Symphony
(1974), par Evgeny Svetlanov et lOrchestre dÉtat de Russie (1996). La version
de Pierre Boulez à la tête du Wiener Philharmoniker (1 CD DGG 477 6004) marque une
rupture, comme on pouvait sy attendre : Boulez, en artisan rigoureux, donne la
priorité absolue à la forme, en distinguant les plans sonores, en isolant chaque fois
que possible les instruments ainsi transformés en solistes. Et la Symphonie
Résurrection devient ainsi une explication de texte, nous donnant à entendre ce qui
nous avait échappé jusque-là, sauf peut-être dans la version Bruno Walter, version de
légende. On regrettera seulement lexcès de vibrato de la mezzo-soprano Michelle
DeYoung dans le sublime 4ème mouvement, qui ne fait oublier ni Maureen Forrester (version
Walter), ni Janet Baker (version Bernstein).
La 14ème Symphonie de Chostakovitch, pour soprano, basse et orchestre de
chambre, sur le thème de la mort, constitue une opposition saisissante et inattendue à
la 2ème de Mahler. Écrite à la différence de celle de Mahler,
uvre de jeunesse quelques années avant la mort du compositeur, sous la forme
dun cycle de lieder sur des textes de Garcia Lorca, Apollinaire, Rilke, et dédiée
à Benjamin Britten, cest une uvre austère et désenchantée, expression
ultime de la solitude du musicien face à la société et à la mort, thème récurrent de
la vie de Chostakovitch au sein dun système qui le tolérait mais où il était en
situation permanente de survie. Simon Rattle en donne avec son Philharmonique de Berlin
une interprétation toute de retenue, poignante, avec Karita Mattila et
lextraordinaire Thomas Quasthoff (2
CD EMI 3 58077 2). Dans le même étui, la 1ère
Symphonie, déjà citée dans ces colonnes, uvre de jeunesse pleine
denthousiasme, bourrée de trouvailles, mais où pointe déjà (URSS 1925) le
sentiment de la peur et de la mort.
Comparés à Bruckner, Mahler, Chostakovitch, les musiciens français se sont peu
illustrés dans la symphonie. Peu, mais souvent de manière marquante, et pas seulement
Berlioz, comme en témoignent la 3ème Symphonie de Saint-Saëns et la Symphonie
de Chausson, dont un disque récent reprend les enregistrements de Michel Plasson à
la tête de lOrchestre du Capitole de Toulouse (1 CD EMI 3 53023 2). La 3ème
Symphonie (avec orgue) de Saint-Saëns est une uvre puissante dun
classicisme rigoureux et décourageant, comme sil ne sétait rien
passé depuis Schubert et Mendelssohn composée à la même époque que la 2ème
de Mahler, combien plus innovante et incomparablement plus forte. La Symphonie de
Chausson est dune tout autre eau : thèmes, harmonies, orchestration, cest un
petit chef-duvre, même si elle est marquée du sceau de Franck. Bizarrement,
elle est peu jouée en France, alors quelle est régulièrement programmée au
Lincoln Center à New York.
Eugène Ysaye
Ysaye, violoniste légendaire de la même époque, a été le dédicataire de nombreux
concertos et aussi de sonates pour violon et piano dont 8 sont regroupées en un coffret,
enregistrées par Andrew Hardy et le pianiste Uriel Tsachor (4 CD MEW 0528-0531).
On y trouve les incontournables Sonates de Franck et de Lekeu, bien sûr, mais
aussi celles, beaucoup moins connues, de Guy Ropartz, Gustave Samazeuilh, Albéric
Magnard, Louis Vierne, Sylvio Lazzari, Joseph Jongen. Toutes dans la lignée de Franck et
aussi de Fauré, toutes différentes, complexes, agréables à lécoute, dans
lesprit français mesuré, pudique et subtil. Découvrez-les, elles valent le
détour et vous pourrez vous demander pourquoi elles sont si inexplicablement inconnues du
grand public, pour la plupart.
Hymnes
Quoi de plus subjectif quun hymne national ? La Marseillaise vous émeut,
mais gageons que Lofsöngur, lhymne islandais, vous laisse de marbre.
Stockhausen avait, en son temps, composé à partir dhymnes nationaux démontés une
uvre très forte, Hymnen. Karajan a enregistré en 1972 avec le
Philharmonique de Berlin une vingtaine dhymnes nationaux européens (y compris,
prémonition ? lhymne turc), repris aujourdhui en CD (1 CD DGG 477 5957).
Vous aurez plaisir à réentendre La Brabançonne ou le God save the Queen,
et aussi à découvrir les hymnes suisse, danois, etc. Vous regretterez labsence de
lhymne soviétique, politiquement incorrect à lépoque mais bien beau.
Ce sont des hymnes dune autre nature que Purcell composa pour les anniversaires de
la reine Mary puis pour sa mort en 1695, et quont enregistrés le Chur du
Collège Royal de Cambridge et lAcademy of Ancient Music (1 CD EMI).
Cest de la belle musique, très travaillée et novatrice, du très grand Purcell, du
niveau de Didon et Énée. Les pièces écrites pour les funérailles sont
beaucoup plus fortes et réellement émouvantes que celles des
anniversaires, ce qui confirme que la douleur est plus stimulante en art que la joie.
Le disque du mois
Jessye Norman a enregistré en 1983 et 1986 un ensemble de lieder de Richard Strauss, les
uns avec orchestre, les autres avec piano (2 CD PHILIPS 475 6377). On y
trouve dabord, parmi une vingtaine de lieder avec piano dans la droite tradition de
Schumann et Brahms, une perle : un inédit, peut-être la toute dernière uvre de
Strauss, Malven, écrite pour une amie et gardée par elle jusquà sa mort
en 1983, une pièce exquise aux harmonies subtiles, dans le goût français. Et les lieder
avec orchestre comprennent les ineffables Vier letzte Lieder, sur des poèmes de
Hesse et von Eichendorff, superbe adieu à la vie (qui fut merveilleuse et insouciante
pour Strauss, grâce à son aptitude à ignorer le monde extérieur et, in fine,
les horreurs nazies). Loriginalité de ces enregistrements tient à la voix de
Jessye Norman, non pas éthérée et distanciée, comme chez maints interprètes de
Strauss, mais chaude et sensuelle. Après tous ces adieux, ces renoncements, cette
résignation, Jessye Norman nous offre un formidable hymne à la vie.