Octobre 2006

La musique est la preuve désespérante
des limites du système rationaliste.
Descartes (cité sur France-Musique)

Naguère, une participante à un meeting sur le Larzac interviewée dans un journal du soir déclarait, ravie : « Quand J. a parlé, j’ai pleuré », avouant ainsi sans honte sa joie de perdre son libre arbitre dans une réunion politique. Lors d’un récent « Petit-déjeuner polytechnicien », un homme politique espérait – sans trop y croire – que les électeurs, dont les sondages rendent compte, disait-il, d’une attitude émotionnelle, reprendraient leurs esprits dans le secret de l’isoloir et émettraient in fine un vote rationnel.
A la différence de la politique, la musique est, avec l’amour, un des rares domaines où il est vivement recommandé de s’abandonner et de laisser le cœur prendre le pas sur la raison. Les trois enregistrements de cette chronique d’automne sont de nature à vous émouvoir, plus que vous ne pourrez l’avouer.

Vincent d’Indy : Quatuors

Qui connaît, qui écoute encore aujourd’hui la musique de Vin
cent d’Indy ? Il flotte autour de son personnage et de son œuvre une image académiste, réactionnaire, d’une fin de xixe siècle ultraclassique et décalée par rapport aux recherches d’un Debussy, et que ne dément pas sa (trop) célèbre Symphonie Cévenole pour piano et orchestre – sans parler de ses prises de position politiques assez peu sympathiques. Or, un jour, le Quatuor Joachim – jeune et remarquable formation entendue cet été dans le Lubéron – découvre par hasard les partitions des Quatuors de d’Indy et les déchiffre : miracle ! C’est une musique pareille à aucune autre, subtile, raffinée, d’une sensualité presque décadente, merveilleusement écrite, thèmes, harmonies, et structure, beaucoup plus proche de Proust que de Pierre Benoît. Un Premier Quatuor cyclique qui enthousiasma Chabrier, petit chef-d’œuvre de contrepoint intimiste ; un Quatuor n° 2 d’une construction rigoureuse et complexe dissimulée derrière une atmosphère de mélancolie exquise.


Quant au Troisième Quatuor, écrit beaucoup plus tard, au début des années vingt, avec une forme que Beethoven n’aurait pas désavouée et des thèmes et harmonies qui ont dû rendre Ravel jaloux, on peut le considérer, en contrôlant son émotion, comme un des chefs-d’œuvre absolus de la musique de chambre française. À déguster dans un jardin d’hiver parmi les parfums de tubéreuse avec des macarons friables et crémeux. Le Sextuor, de la même époque, clôt ce recueil. Il est dans la lignée de la musique française de plaisir pur, de Couperin à Poulenc (
2 CD CALLIOPE CAL 9891.2).

Puccini – La Bohème

Au début des années soixante, Franco Zeffirelli met en scène à la Scala de Milan La Bohème, dirigée par Karajan, avec une distribution de rêve : Mirella Freni en Mimi, Gianni Raimondi en Rodolphe, Rolando Panerai en Marcello (
1 DVD DGG 00440 073 4071), et Zeffirelli la filme en 1965. C’est cette réalisation devenue mythique qui est reprise aujourd’hui en DVD. Elle mérite que l’on s’y arrête.
Mirella Freni a joué et enregistré plusieurs fois Mimi avec des partenaires divers (Nicolaï Gedda, Pavarotti) et elle en est devenue la personnification, grâce à sa voix au timbre velouté, et heureusement dépourvue de vibrato. Panerai a été un des très grands, et Raimondi (Gianni, pas Ruggiero) un merveilleux ténor, le plus sous-estimé de sa génération. À la différence de ce que l’on fait aujourd’hui dans l’opéra filmé, où les décors sont généralement naturels et la mise en scène cinématographique, la mise en scène et les décors de La Bohème sont ceux du théâtre, la gestuelle est théâtrale, ce qui, en fait, ajoute au charme de l’enregistrement, comme l’a si bien compris Alain Resnais qui tourne systématiquement en décors de théâtre (Mélo, Smoking-No smoking, etc.) : l’art doit être distancié, se distinguer de la vie réelle, pour être de l’art. Ajoutons que Karajan, en 1965, n’avait pas encore été atteint par la mégalomanie qui lui fit, par la suite, adopter un style détaché et altier, et qu’il dirige l’Orchestre de la Scala précis comme un Allemand, certes, mais lyrique comme un Italien, et vous aurez la recette d’un grand opéra filmé.

Le disque du mois : les Trios de Mendelssohn

La musique de chambre de Mendelssohn – ce Mozart du xixe siècle, mort à 38 ans en 1847 – est, comme c’est le cas chez la plupart des romantiques, le sommet de son œuvre. L’ambition de Mendelssohn n’était pas d’innover mais, avec la forme rigoureuse et les structures harmoniques de Bach, Mozart, Beethoven, et ses thèmes à lui, de faire une belle musique à laquelle il prenne plaisir et qui puisse émouvoir ses contemporains. Le Trio n° 1 en ré mineur, lumineux, aux mélodies exquises, est souvent joué. Le Trio n° 2 en ut mineur, écrit deux ans avant la mort du compositeur, angoissé et dont l’esprit oscille entre la révolte et la mélancolie, est beaucoup moins connu. L’un et l’autre vous atteignent en plein cœur et, ensuite, ne vous lâchent plus, s’ils sont bien interprétés. L’enregistrement que publie PentaTone, et qui vient d’obtenir le Diapason d’or, associe trois solistes jeunes qui ont atteint à une renommée internationale : la violoniste Julia Fischer, Daniel Müller-Schott au violoncelle, et au piano notre camarade Jonathan Gilad (X-Ponts 2001 qui, on le sait, poursuit une carrière internationale de musicien professionnel en même temps que ses études à l’École des Ponts) (
1 CD PENTATONE). La partition de piano des deux trios exige une virtuosité de niveau transcendant, dont Jonathan Gilad se joue avec une finesse de toucher à laquelle seuls quelques pianistes comme Perahia, Brendel, Pollini, ou, naguère, Benedetti-Michelangeli ont atteint avant lui. Mais ce qui frappe et vous subjugue dans ce disque, c’est l’extraordinaire homogénéité et la palette infinie de nuances dont est capable ce trio de musiciens dont aucun n’a trente ans et qui, pourtant, réalisent cette symbiose inespérée qui relève de l’alchimie. Écoutez-les : vous n’aurez pas souvent l’occasion d’être ému avec autant de bonheur.