Novembre 2006
La musique : pour quoi faire ?
Pour vous, la musique est aussi essentielle à votre vie que lair ou le vin ;
peut-être même vous aide-t-elle à comprendre le monde et à répondre aux questions
fondamentales sur la vie, lamour, la mort. Pour tel autre, cest un fond
agréable qui accompagne une lecture ou un repas. Pour dautres encore, ce nest
que le décor auditif dun ascenseur ou dun supermarché. Oublions ces derniers
et songeons avec avidité et impatience à toutes les musiques quil nous reste à
découvrir
ou à réécouter.
Chostakovitch Lintégrale des Symphonies
Depuis quelques années, les Symphonies de
Chostakovitch sont beaucoup plus enregistrées et données en concert quelles ne
lont jamais été auparavant, tout comme celles de Mahler dans les années 1970-1980
et celles de Beethoven dans les années 1950. Cest que nous pouvons aujourdhui
jeter sur le XXe siècle, ses enthousiasmes, ses totalitarismes et ses
massacres, alors quen disparaissent les témoins directs, un regard non serein mais
au moins distancié. On pourrait donner à luvre de Chostakovitch le titre du
film de Dino Risi Une vie difficile : il a, on le
sait, passé sa vie sur le fil du rasoir, composant avec le régime soviétique en
essayant de ne pas y perdre son âme. Laissons à dautres lexégèse des
titres, des tonalités et des mouvements de ses symphonies et lanalyse critique des
circonstances de leur composition et de leur création. Ce que lon peut dire en
cette année du centenaire, cest que de la 1re Symphonie
(1926), classique et lumineuse, à la 15e (1972), adieu à la vie rétrospectif et douloureux,
Chostakovitch a « exprimé le monde », pour reprendre lexpression de Mahler, celui
dans lequel il survivait et qui était, somme toute, une image assez fidèle du monde dans
sa globalité.
Mariss Jansons a enregistré le cycle des Symphonies
de 1988 à 2005, avec le Philadelphia, les Orchestres Philharmoniques de Berlin, Londres,
Oslo, Saint-Pétersbourg, Vienne, lOrchestre Symphonique de Pittsburgh,
lOrchestre de la Radiodiffusion bavaroise (10 CD EMI 3 65300 2 ). Comme
il a passé sa jeunesse en Union soviétique et quil a, pour des raisons familiales,
baigné dans cette musique, Mariss Jansons donne de ces Symphonies
une interprétation qui est non seulement homogène et musicalement parfaite (avec des
oppositions de tempos savamment dosées et un excellent équilibre des pupitres,
particulièrement difficile dans cette musique où lorchestration, très
recherchée, joue un rôle majeur), mais aussi fidèle aux intentions du compositeur,
souvent distinctes de ce qui est écrit dans la partition, et avouées à ses seuls amis.
Au total, une somme qui fera date, et qui réservera à celui qui veut bien pénétrer
lunivers continu et dense des Symphonies de
Chostakovitch, des joies bien supérieures que les wagnériens nous pardonnent
à celles que recèle le Ring.
Claviers : Le Roux, Bartok
Claveciniste français de la fin du XVIIe siècle, Gaspard Le Roux est
certainement le plus mystérieux des compositeurs de son époque : on ignore tout de sa
vie ; mais les 42 « Pièces de clavessin »
quil a laissées, et que Bibiane Lapointe et Thierry Maeder viennent
denregistrer (1 CD PIERRE
VERANY PV706051 ), ne sont pas des uvres
mineures et ne le cèdent en rien à celles de Couperin. Il sagit dune suite
de danses dans le goût français jouées à deux clavecins et donc dans une
instrumentation complexe, qui, au-delà de leur charme nostalgique, révèlent une
sophistication décriture unique et qui, dit-on, intéressa Bach.
La musique de Bartok est au piano classique ce que celle de Thelonious Monk est au piano
jazz : rugueuse, pareille à aucune autre, géniale. Les harmonies comptent moins que les
thèmes, les rythmes et le toucher, et son inspiration directe de la musique populaire la
situe à des années-lumière des sophistications parfois décadentes de la musique de
salon de la même époque. Le disque enregistré par la pianiste hongroise Marta Gödeny (1 CD PIERRE VERANY PV706091 ) présente les 14 Bagatelles, 15 Chants paysans hongrois, 6 Danses populaires roumaines, lAllegro Barbaro, la Sonatine,
et la Sonate en mi, pièce majeure et
fantastiquement novatrice, dont on peut dire quelle est à la musique du XXe
siècle ce que la Sonate de Liszt est à celle du
XIXe. Marta Gödeny joue ces pièces avec beaucoup de subtilité, notamment
dans le toucher, alors quil est trop fréquent de ny voir quun exercice
de percussion.
Le disque du mois : Naples
Il est des terroirs qui marquent de manière indélébile la musique qui y naît.
Cest le cas de la Hongrie, celle de Bartok et Kodaly ; cest aussi celui de
Naples, de Gesualdo à Rossini et Donizetti et aux chansons napolitaines du xxe siècle.
Le bouillant violiste Jay Bernfeld et son ensemble Fuoco e cenere ont eu lidée de
retracer lhistoire de la chanson napolitaine et de montrer sa continuité de 1490 à
1950, en faisant appel au jeune ténor Mathieu Arelli. Ils ont ainsi rassemblé 27 arias
et chansons, les uns instrumentaux comme la Sonata
Pulcinella de Pergolese que reprit Stravinski, les autres chantés comme le
délicieux A vuchella (1 CD ARION ARN 68730 AC). De petits plaisirs, à écouter
quelque part face à la mer en dégustant une sfogliatella
riccia avec un verre de lachrima christi
ou, pourquoi pas, de falerno bianco.