Décembre 2006
Époques
Il faut travailler, sinon par goût,
au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié,
travailler est moins ennuyeux que samuser.
Charles Baudelaire, Mon cur mis à nu.
Curieusement, Baudelaire a oublié la musique, adjuvant indispensable du travail : faire
ou écouter de la musique, quelle occupation offre un meilleur palliatif au désespoir et
au sentiment du temps qui passe ?
Claviers
Il y aurait beaucoup à dire sur limprovisation en musique, création instantanée
sans repentir ni rature possible, peut-être la forme parfaite de lexpression. Les
académistes ont tué limprovisation, courante jusquau XIXe
siècle, et, si lon excepte quelques organistes, il ny a plus guère que les
musiciens de jazz qui improvisent. Du coup sest établie une séparation nette entre
les jazzmen et les interprètes de musique dite
classique, supposés pratiquer des arts incompatibles. Or, depuis Benny Goodman, il
nest plus rare de voir des jazzmen jouer de
la musique classique, comme Claude Abadie ou François de Larrard, et même
lenregistrer comme Chick Corea. Ainsi, Keith Jarrett joue les 24 Préludes et Fugues de Chostakovitch (2 CD ECM New Series 437 189-2 ), recueil singulier dans son uvre et même dans toute la musique du XXe
siècle : un contrepoint superbe au Clavier
bien tempéré de Bach. Cest en même temps une profession de foi contre la
musique atonale au moment les années cinquante où elle commençait à
exercer sa domination totalitaire sur le monde musical. Jarrett est parfaitement en
situation dans ces pièces qui exigent rigueur et fidélité absolue au texte, à écouter
toutes affaires cessantes si vous ne les connaissez pas.
On retrouve deux de ces Préludes et Fugues (5 et
24) avec lenregistrement historique du 3e Concerto pour piano
de Rachmaninov, quaccompagne le 2e de Saint-Saëns, par Emil Gilels avec
lOrchestre de la Société des Concerts du Conservatoire dirigé par André Cluytens
(1 CD EMI 3 45819 2 ) (1956). On redécouvre ainsi un des pianistes majeurs du xxe siècle : jeu
aérien, retenu, dune extrême élégance, qui fait oublier sa technique
transcendante, et qui transmute un concerto généralement joué de manière
hyperromantique en une uvre magnifique et subtile. Du
2e Concerto
de Saint-Saëns, le plus connu, on a pu dire méchamment quil commençait avec Bach
pour finir avec Offenbach. Gilels le joue comme ce quil est, une pièce très
classique, dont il tempère les excès pour en faire une musique de plaisir.
Il est stupéfiant de découvrir, avec le Premier Livre
de clavecin de Jean-François Dandrieu, joué par Brigitte Haudebourg (1 CD ARION ARN 63656 ), combien le XVIIIe siècle et le goût de la classe alors
dominante ont pu faire naître et sépanouir des compositeurs qui méritent
dêtre placés au même niveau que Rameau et Couperin. Les pièces des six Suites qui composent ce recueil ont la rigueur
contrapuntique des Suites de Bach, le charme de la
musique italienne, et, bien sûr, lélégance, à lapparence faussement
ludique, de la musique française de cour.
Musique de chambre oubliée
Les Sonates de Hindemith pour flûte et
piano, violoncelle et piano, violon et piano, pour deux pianos ne relèvent
daucune école, mais elles témoignent dun esprit et dun style qui
caractérisent assez bien la musique tonale de lentre-deux-guerres en Europe, que
lon pourrait décrire comme une musique qui se cherche, entre continuité et
rupture. Quatre de ces Sonates, jouées par des
musiciens français de premier plan parmi lesquels Michel Debost, Gérard Poulet,
Christian Ivaldi, Noël Lee, font revivre ces pièces sans postérité, mélodiques et
austères, qui intéresseront ceux que fascine la période 1918-1939 en Allemagne.
Darius Milhaud a été le contemporain de Hindemith, mais, membre du groupe des Six, il a
été fidèle à une certaine esthétique française, celle des années dites folles, et
de limmédiat après-guerre, qui tenta den retrouver lesprit. Son Trio pour cordes, de 1948, éclate de joie de vivre,
dans un style tonal et libre, enlevé et intelligent, très français. « Le Pauvre Matelot, complainte en trois actes » sur un
livret de Jean Cocteau, date de 1927 ; musique assez proche dErik Satie, cest
un micro-opéra qui fait appel à un effectif réduit. Le Trio Albert Roussel pour le Trio, quatre chanteurs et des solistes de lOpéra
de Paris pour le Pauvre Matelot, ont enregistré
ces uvres caractéristiques dune époque de liberté créatrice.
Des cantates, un opéra
On a fait longtemps un contresens sur Rameau (1683-1764), considéré comme un tenant du
style ancien, et il aura fallu, pour révéler lhumour et la sensualité de sa
musique, et aussi ses innovations instrumentales, quelle soit dépoussiérée par un
William Christie et un Jean-Claude Malgoire. Cest précisément La Grande Écurie et
la Chambre du Roy de Malgoire qui ont enregistré en 1990, avec un groupe de solistes, Les Paladins, son avant-dernier opéra (2 CD ARION ARN 263660 ), qui sintitule « comédie lyrique ». Musique jaillissante et fine,
très élaborée, qui est à la fois fondée sur les acquis du passé et, en ce milieu du
XVIIIe siècle, à lavant-garde.
Les Cantates de Campra (1660-1744) sont de
mini-opéras de salon, où se mêlent, selon le compositeur, « avec la délicatesse
française, la vivacité italienne ». Très mélodiques, exaltant des sentiments simples,
elles constituent des archétypes de la musique baroque. La soprano Jacqueline Nicolas en
a enregistré cinq (Didon, Achille oisif, etc.)
avec un quatuor instrumental : violon, flûte, viole de gambe, clavecin (1 CD ARION ARN 63658 ). Cest de la bonne, de la belle musique galante, qui réjouit
loreille.
Il y a chez certains compositeurs une incroyable imperméabilité aux événements
sociopolitiques de leur époque, lorsque ceux-ci ne les touchent pas personnellement.
Cétait le cas de Richard Strauss au cur du nazisme, ce fut celui de Karol
Szymanowski qui, dans sa propriété dUkraine, a composé entre 1914 et 1918 des
uvres superbes : les Chants damour de Hafiz,
sur des poèmes persans du xive siècle, et les Chants
dune Princesse de Contes de fées, enregistrés par Iwona Sobotka, Katarina
Karnéus, Timothy Robinson, lOrchestre et les Churs de Birmingham dirigés par
Simon Rattle (1 CD EMI 3 64435 2 ). Cest une musique très originale, marquée par le symbolisme, assez
proche de Debussy et Ravel, très évocatrice et superbement orchestrée. Sur le même
disque figure le ballet Harnasie, nettement influencé par Stravinski, musique puissante
et très innovante avec une orchestration extrêmement recherchée. On connaît déjà
bien ces uvres majeures que sont les deux Concertos
pour violon et la Symphonie concertante pour piano et orchestre. Szymanowski, un
des grands compositeurs du XXe siècle ?