Janvier 2007
Cultures
Que nous le voulions ou non, nous sommes totalement conditionnés, en musique comme dans
tous les domaines, par lenvironnement culturel dans lequel nous avons baigné depuis
lenfance. En Occident, notre oreille a été formée à la gamme tempérée à sept
tons et douze demi-tons, et cest dans le seul univers musical qui en est issu que
nous sommes vraiment à laise, « chez nous » pourrait-on dire. Cest dans
cette gamme que nous fredonnons, et, si nous sommes musiciens, que nous jouons, sur des
instruments conçus pour elle et dont presque tous, comme le piano, la guitare, la plupart
des instruments à vent, ne peuvent jouer que dans cette structure, plus exactement dans
cette grammaire. Mieux encore, nous avons été, dès lenfance, habitués à
entendre de la musique, classique ou populaire, écrite dans le système très circonscrit
et codifié de la musique tonale, système dans lequel se situe aujourdhui encore la
quasi-totalité de la musique qui nous environne. Aussi cette musique est-elle la seule
qui puisse générer une émotion chez lhomme occidental. Bien sûr, notre oreille
peut souvrir à dautres structures. Ainsi, la musique sérielle conserve la
gamme tempérée mais saffranchit du carcan de la musique tonale, et, du coup,
requiert un apprentissage pour que lon prenne intérêt à son écoute ; mais qui,
même après une formation adéquate, peut prétendre avoir été ému aux larmes par une
composition sérielle au même titre que par telle pièce de Brahms ou de Ravel ?
Cest que, aussi longtemps que lauditeur naura pas été immergé depuis
lenfance dans une telle musique, y compris dans la sphère de la musique populaire
à la radio, à la télévision et dans les supermarchés, et, surtout, dans les airs
fredonnés par sa mère mais pourra-t-on jamais fredonner de la musique
dodécaphonique ? il lui manquera la référence du subconscient. Et même dans
lunivers restreint de la musique tonale, pouvons-nous affirmer recevoir un tango
argentin comme un habitant de Buenos Aires, des czardas
comme un Tzigane de Budapest ? Et que dire alors de notre capacité à comprendre un
gamelan de Bali, où nous ne trouvons en réalité que le plaisir de lexotisme ?
Allons, apôtres du multiculturalisme et du métissage, résignez-vous : nous sommes
prisonniers de notre culture, et nous ne pouvons contempler les autres cultures
quavec la curiosité et la sympathie mêlées denvie de celui qui sait
quil restera, devant elles, un touriste.
Quatuors
Chostakovitch aura été le Beethoven du XXe siècle, plus encore, peut-être,
par ses 15 quatuors que par ses symphonies. Ces
quatuors, peu connus en France il y a vingt ans, nous sont aujourdhui aussi
familiers que ceux de Beethoven et nous parlent même dune autre manière : ils ont,
eux, pour référence, une époque de massacres et deux totalitarismes dont Chostakovitch
aura été le témoin. Quinze petits joyaux dont la composition sétale sur quarante
années ; du n° 1, assez allègre, le seul qui
ait été écrit avant la Deuxième Guerre mondiale, dans un style qui évoque parfois
Ravel, au lumineux n° 15 avec ses six adagios
composé quelques mois avant la mort de Chostakovitch, en passant par le n° 8, à lintensité dramatique presque
insoutenable et dont nous avons maintes fois pu observer, au concert, leffet sur un
auditoire ému aux larmes en fin de parcours, ce sont là les confessions intimes
dun homme de notre temps, prisonnier dun système dont il se trouve, de facto, à la fois la victime et le complice, et qui,
au-delà dune situation en principe intenable mais pourtant acceptée,
historiquement datée, devient notre porte-parole à tous, avec nos petites compromissions
et nos grands espoirs.
Le Quatuor Borodine, lun des trois ou quatre très grands de notre époque, et dont
Chostakovitch fut un familier et le mentor, a enregistré lintégrale des Quatuors entre 1978 et 1983 (6 CD MELODYA 10 01077), à lépoque de lUnion soviétique. Cest évidemment la
version de référence, exceptionnelle, au-delà de toute critique. Des Russes qui
interprètent les uvres dun compositeur russe, une symbiose dans une culture
qui nest pas la nôtre ; et pourtant nous sentons que rien ne nous échappe des
intentions du compositeur, preuve inespérée de son universalité. Dans le même coffret,
le Quintette avec piano, avec Sviatoslav Richter,
uvre majeure de plénitude et doptimisme, écrite peu avant la grande
apocalypse de la Deuxième Guerre mondiale, et deux Pièces
pour octuor à cordes, belles et complexes, jouées avec le Quatuor Prokofiev.
Le Quatuor de Sibelius, écrit en 1889, uvre
de jeunesse, est cependant dune écriture complexe et subtile, une des pièces les
plus belles du compositeur finnois. Il est interprété dans un enregistrement récent par
le Quatuor Tempera, jeune quatuor féminin également finnois (1 CD BIS CD 1476).
Rien de spécifiquement nordique, tout deuropéen dans cette musique très
élaborée, dans la filiation de Mendelssohn mais très personnelle. Le même disque
réunit six autres pièces de Sibelius pour quatuor, toutes bien écrites, enlevées ou
lyriques, le meilleur, pour nous, de ce compositeur relativement peu joué en France.
Duos et trios
Vous ne connaissez vraisemblablement pas Lucien Durosoir (1878-1955), compositeur
français dont luvre na été éditée quaprès sa mort en 1950,
et dont on publie aujourdhui la Sonate en la mineur
et dautres pièces pour violon et piano, jouées par Geneviève Laurenceau,
violon, et Lorène de Ratuld (1 CD
ALPHA 105). Marqué par la boucherie de la Guerre
de 1914 où il avait été mobilisé, Durosoir, à lorigine violoniste, se retira du
monde de la musique pour se consacrer à la composition : à lopposé de celle de
Chostakovitch, qui reflète la souffrance et les angoisses de son temps, la musique de
Durosoir est empreinte de sérénité et de mélancolie et se situe, par son style, dans
la lignée de Fauré, sil faut lui trouver une filiation.
Ce sont deux contemporains de Durosoir, les compositeurs belges Guillaume Lekeu
(1870-1894) et Arthur de Greef (1862-1940), dont le Trio Narcisse et Goldmund a
enregistré les Trios respectivement en ut mineur et en fa
mineur (1 CD PHAEDRA DDD
92046). On connaît assez bien la courte
uvre de Lekeu, très inspirée par celle de Franck et en même temps très
personnelle, lyrique et aux harmonies raffinées. On connaît moins celle de De Greef,
élève de Liszt et ami de Grieg. On découvrira ainsi une musique très mélodique, dans
la tradition romantique et assez fauréenne, un peu étrange pour une uvre écrite
en 1935 ; mais Brahms lui-même nécrivait-il pas, à la fin du XIXe
siècle, comme Beethoven ?