Novembre 1992
IBERIA
Si la Catalogne sort fort heureusement intacte des Jeux Olympiques et si l'Andalousie
survit sans dommage -ou presque- à l'Exposition Universelle, elles le doivent bien à la
puissance quasi magique de la culture espagnole, si peu perméable aux influences
extérieures, et si apte à laisser son empreinte indélébile sur ceux qui viennent s'y
frotter (n'est-ce pas, Hemingway, n'est-ce pas, Debussy ?) de telle sorte que, même
béotien, l'on reconnaît l'Espagne du premier coup, à une séquence d'un film de Pedro
Almodovar, comme au plus éculé des accords de guitare du "rock-gitan" pourtant
bien frelaté, à un détail d'un tableau de Velasquez aussi bien qu'à quelques mesures
de Turina ou Rodrigo. Car plus encore que la musique française ou la musique russe,
pourtant très "marquées", la musique espagnole dite classique, toute
imprégnée des chants populaires et des rythmes traditionnels, est immédiatement
identifiable, comme la langue castillane.
Et tout d'abord la guitare, symbole musical même de l'Espagne, que l'on illustrera à
dessein non par un enregistrement d'Andres Segovia ou de Narciso Yepes, mais par un disque
récent de John Williams, australien et jazzman, qui
présente en premier lieu les neuf Chants Populaires Catalans transcrits par Miguel Llobet
(1 CD SONY SK48 480). Neuf petits
chefs d'oeuvres, durs comme le diamant où, à travers une apparence d'improvisation
nonchalante pas une note n'est de trop, et qui ne peuvent que susciter l'émotion. Sur sur
le même disque, avec deux pièces plus complexes de Joaquin Rodrigo, Invocations et
Danses et Los Trigales, les Valses Poeticos de Granados : oeuvres de salon, certes, mais
toutes d'élégance superficielle et un peu désenchantée.
Granados fut d'abord le romantique espagnol fin de siècle par
excellence, musicien très bourgeois et quelque peu alangui, à mi-chemin entre Grieg et
Scriabine, mais de terroir ibérique à 100 %. Son oeuvre première, ce sont les douze Danses Espagnoles, si peu à leur place dans les auditions de fin
d'année des cours de musique pour adolescents, si naturellement belles quand on les
écoute comme un ensemble indissociable dans un enregistrement intelligent et mûri comme
celui que vient d'en faire Jean-François Heisser (1 CD
ERATO 2292 458 03-2). L'accompagnent six
Scènes Romantiques, peu connues, assez chopinesques d'inspiration et non sans
charme. Ce sont ces mêmes douze Danses Espagnoles qu'enregistrait, il y a près de trente
ans, la grande Alicia de Larrocha, la spécialiste
incontestée et incontournable de la musique espagnole de piano, et qui viennent d'être
reprises en CD (1 CD EMI 7 64529 2),
avec la Danza Lenta et l'Allegro de Concert, subtil et transcendant, superbement enlevé.
Avec les Goyescas, enregistrées encore par Alicia de Larrocha (2 30 cm ERATO),
on arrive au chef d'oeuvre de Granados, oeuvre de la maturité, qui prend Goya pour
prétexte pour exalter, en un début de siècle à la fois éclatant et inquiétant, le
triomphe du romantisme. Les Danses Espagnoles et les Goyescas, c'est vraiment du très
grand piano, qui vise au coeur et touche juste sans coup férir.
Albeniz, lui, avait tout pour être un compositeur mineur : facilité, succès mondains
immédiats, une certaine complaisance au départ. Mais il avait aussi du génie, ce qui
est plus rare, et cet improvisateur fabuleux, qui ne travailla jamais vraiment, ni avec
personne, qui prêta à Debussy mais ne lui emprunta rien, a donné à la musique
espagnole de piano son chef d'oeuvre absolu, la suite Iberia, que Alicia de Larrocha
(toujours elle) enregistra en 1962, enregistrement repris fort opportunément en compact (2 CD EMI 7 94504 2). Il y a là en une
sorte de concentré dépouillé et essentiel comme du Bach, la quintessence de l'Espagne
qu'un linguiste peut-être, mieux qu'un musicologue, pourrait analyser pour mettre à nu,
une fois pour toutes, ce qu'est la grammaire de la musique espagnole. La Suite Espagnole,
la Pavane-Caprichio, le Tango, et quelques autres oeuvres qui accompagnent la suite
Iberia, sont intéressantes, mais n'atteignent pas à son extraordinaire intensité.
On ne saurait évidemment parler de musique espagnole sans en venir à l'incontournable
Manuel de Falla. Ce serait le limiter de dire de Falla qu'il a été le Poulenc espagnol.
Parti comme tant d'autres de la zarzuela (sorte d'opérette sérieuse), dont la Vie Brève
est un bon exemple, Manuel de Falla a exalté sous toutes ses formes la musique de
l'Andalousie. Un bel aperçu de son oeuvre, qui s'étend de la fin du XIXème à 1946, est
présenté dans un coffret récent (2 CD EMI 7 64555 2)
avec l'intégrale de l'Amour Sorcier, par l'Orchestre des Concerts de Madrid dirigé par
Jesus Arambari, le Rétable de Maître Pierre par Pedro de Freitas Branco, le Tricorne à
nouveau par Arambari et le Concerto pour clavecin, flûte, hautbois, clarinette, violon et
violoncelle. Si Albeniz et Granados furent d'abord des pianistes, de Falla fut, de toute
évidence, un orchestrateur. Le succès populaire mondial fait à sa musique n'enlève
rien à sa valeur, plus espagnole qu'universelle, à la fois tendre et flamboyante. C'est
d'ailleurs une reprise récente d'un enregistrement ancien réalisé par des amis de Falla
et par de Falla lui-même qui constitue à cet égard la référence : dans ces
enregistrements de 1928-1930, avec évidemment la qualité technique de l'époque, on
retrouve l'Amour Sorcier, le Tricorne, le Concerto pour clavecin (avec de Falla lui-même
au clavecin), les Septs Chansons Populaires Espagnoles et, superbes, les extraits
pianistiques de l'Amour Sorcier par Ricardo Vines, l'interprète préféré de Ravel, qui
n'a guère laissé dans toute son existence qu'une petite heure d'enregistrement (1 CD Classical Collector 150 112). Ce disque,
inhabituellement bien présenté, est accompagné d'intéressantes notices explicatives
sur les oeuvres et leurs interprètes.
Et puis il faut parler des Nuits dans les Jardins d'Espagne pour piano et orchestre,
musique un peu facile, bien sûr (mais pourquoi bouder son plaisir), qui sont ce que Falla
a fait de moins apprêté et de plus vrai, et qui marquent sans doute l'apogée du genre
des variations pour piano et orchestre (à des années-lumière d'oeuvres comparables
comme les Variations Symphoniques de Franck ou la Symphonie Cevenole de Vincent d'Indy).
Nous choisirons sans hésitation la version ancienne et insurpassée de Clara Haskil avec
l'Orchestre des Concerts Lamoureux dirigé par Igor Markevitch, reprise aujourd'hui en
compact (1 CD PHILIPS 416-443-2).
Pour terminer ce tour d'horizon, un saut de deux siècles en arrière nous ramène au
baroque espagnol avec les deux Miserere du Padre Antonio Soler (1
CD Hungarton HCD 12427-2) par le Budapest Madrigal Choir et
l'Orchestre d'Etat Hongrois dirigé par Ferenc Szekeres. Soler a composé, en gros, de la
mort de Vivaldi à l'entrée en scène de Mozart. Sa musique est pure et austère, elle
magnifie les voix, et l'orchestre, presque inexistant, n'est là que pour les mettre en
valeur. C'est une autre vision de l'Espagne, qui ne laissait en rien prévoir l'explosion
des musiques de la fin du XIXème siècle, fondées sur le cante flamenco et le cante
jondo.
Il y aurait beaucoup à dire de la musique espagnole contemporaine, dont on citera au
passage le Llanto por Ignacio Sanchez Mejias de Maurice Ohana qu'enregistra il y a
quelques années l'ensemble Ars Nova (30 cm ERATO STU
71136). Il s'agit d'une composition sur le superbe poème de Federico
Garcia Lorca, oeuvre dure, de soleil et de mort, qui symbolise bien, à travers sa fiction
poétique, les événements que traversa l'Espagne il y a à peine plus de cinquante ans
et qui, aujourd'hui, font presque partie de la légende.
Octobre 1992
QUELQUES DISQUES POUR LA RENTREE
La rentrée, c'est aussi le moment où l'on range à regret, avant la nouvelle saison, les
disques que l'on a gardés près de soi, sur sa table, que l'on a écoutés souvent et
auxquels on a pris du plaisir, disques qu'il faut bien se résoudre maintenant à classer
avec les autres pour faire place nette aux amours musicales nouvelles, mais non sans les
avoir écoutés une fois encore, en se jurant, bien sûr, d'y revenir, sans trop y croire.
Et tout d'abord, une redécouverte, celle de Marcelle Meyer, interprète française
majeure des "années folles", amie du Groupe des Six, de Satie, de Radiguet, et
dont certains possèdent encore la quasi intégrale de la musique pour piano de Chabrier
éditée par les Discophiles Français dans les années 50. Cet enregistrement fait
précisément partie de la ré-édition qui vient d'être publiée en compact sous le
titre "les Introuvables de Marcelle Meyer" (6
CD EMI 7 67405 2 ). Musique de plaisir pur que les Pièces
Pittoresques, la Bourrée Fantasque, et l'inoubliable Idylle, enregistrée deux fois dont
une à deux pianos avec Francis Poulenc, comme les trois Valses Romantiques. Suit la quasi
totalité de la musique de piano de Ravel, avec une tech-nique de fer et un toucher
aérien, Debussy, avec qui Marcelle Meyer avait travaillé les Préludes que l'on trouve
ici avec les Images. De Poulenc, trois Mouvements Perpétuels à deux pianos, avec Poulenc
lui-même, et aussi des pièces de de Falla, d'Albeniz, et l'interprétation de
référence de Scaramouche avec Darius Milhaud au deuxième piano. Sur le sixième disque,
plusieurs pièces de Stravinsky dont elle était l'amie, et notamment trois mouvements de
Petrouchka, superbement enlevés, le Ragtime, et enfin de Richard Strauss le Burlesque
pour piano et orchestre. Toutes ces oeuvres ont en commun ce qu'étaient les
caractéristiques-mêmes de Marcelle Meyer : subtilité, apparent détachement qui cache
une technique trans-cendante, distance, douceur amère du temps qui passe.
C'est un piano d'un tout autre style, que l'on pourrait appeler le "post-romantisme
flam-boyant", que présente dans un enregistrement récent Jerzy Sterczynski : de Max
Reger les Variations sur un thème de Telemann, et de Szymanowski les Variations sur un
thème popu-laire polonais (1 CD Chants du Monde LDC 278
1070). Les Variations de Max Reger, grandioses, bien construites, ont
une filiation directe avec Brahms ; celles de Szymanowski, hésitant certes encore entre
Chopin et Schoenberg, surprennent par leur créativité désabusée, qui, plus qu'elle ne
rappelle Scriabine, annonce curieusement ... Bill Evans.
On peut avoir les avis les plus divers sur la musique symphonique de Dvorak, mais pas sur
sa musique de chambre, dont deux des trios avec piano viennent d'être enregistrés par le
Trio de Barcelone (1 CD Harmonia Mundi HMC 901 404).
Le premier des deux trios (op. 65) du disque, tendu, grave, est un hommage évident à
Brahms, dont on retiendra surtout l'Adagio long et comme désespéré. Le deuxième, le
Dumky, est une des oeuvres-phares de Dvorak, fondée sur des thèmes populaires de
"dumka", qui s'éloigne une fois pour toutes des modèles Brahms et Schumann,
pour affirmer dans une création originale, complexe et forte le style définitif de
Dvorak. On se souvient que le Dumky-Trio jouait un rôle très particulier dans le film
étrange "le Paltoquet", avec Michel Piccoli et Fanny Ardant.
De Brahms, précisément, Alfred Brendel a enregistré il y a peu le deuxième Concerto
pour piano, avec le Philharmonique de Berlin dirigé par Claudio Abbado (1 CD Philips 432975-2). C'est là sans doute le dernier des grands concertos romantiques, de
facture classique, certes, mais qui annonce par son traitement du piano les concertos
modernes comme ceux de Bartok. Brendel se révèle l'un des deux plus grands interprètes
vivants de Brahms, avec Mikhail Rudy. Abbado utilise la perfection sonore du
Philharmonique de Berlin avec une rondeur latine qui tempère la dureté toute germanique
de l'orchestration. Un "blue chip".
Un autre "blue chip", de taille : le Messie de Haendel, dirigé par John Eliot
Gardiner avec les English Baroque Soloists, le choeur Monteverdi, et six voix parmi
lesquelles on distinguera celles de Margaret Marshall, soprano, de Charles Brett,
contre-ténor, de Anthony Rolfe-Johnson, ténor, et de Saül Quirke, "soprano
garçon" (à ne pas confondre avec une haute contre) (2 CD Philips 434 297-2).
Ce qui fait, parmi les innombrables versions enregistrées, l'originalité et la force de
la version Gardiner, c'est le salutaire dépoussiérage qu'elle représente après la
constante inflation qui, depuis l'époque de Haendel jusqu'au début du 20ème siècle, a
transformé le Messie en monument commémoratif : alors que Haendel avait conçu une
orchestration réduite pour une oeuvre qu'il avait traitée de "divertissement",
Mozart a réorchestré l'oeuvre à la demande d'un de ses mécènes pour lui donner des
dimensions plus conformes au goût du 18ème siècle finissant. On en arrive, au milieu du
19ème siècle, à des orchestres de 500 musiciens, des choeurs de près de 3.000
chanteurs, voire 10.000 dans certains cas. Avec la rigueur qui le caractérise, Gardiner a
effectué des recherches approfondies sur les versions de Haendel, compositeur pragmatique
qui s'adaptait aux possibilités qui s'offraient à lui, homme de plaisir, panthéiste,
bien éloigné de la respectabilité victorienne du masque dont on l'a affublé. Il en
résulte une superbe version, avec des voix légères, un orchestre d'instruments anciens
dont on distingue chaque instrument : on est passé de Saint Sulpice à une petite église
romane de campagne, au milieu des champs où s'ébattent des amoureux. Un régal.
Encore le Philharmonique de Berlin, avec un autre latin, Carlo Maria Giulini, pour deux
oeuvres majeures de Mozart, la Symphonie n° 39 et la Symphonie concertante pour hautbois,
clarinette, cor, basson et orchestre (1
CD Sony SK48 064). La Symphonie 39 est, on le
sait, l'une des trois der-nières qui furent composées d'affilée entre juin et août
1788, et qui ne furent jamais jouées du vivant de Mozart. Quant à la Symphonie
concertante pour instruments à vent et orchestre, la paternité de Mozart lui est parfois
contestée. Il n'importe, deux oeuvres de pur plaisir, et auxquelles Giulini, mozartien
dans l'âme, orfèvre des phrasés orchestraux à l'italienne, confère à la fois la
distance et la tendresse qui sont l'apanage de Mozart.
Au passage, un disque intéressant dans son étrangeté : cinq ré-écritures modernes
d'oeuvres de Bach, par le Boston Symphony Orchestra dirigé par Seiji Ozawa (1 CD Philips 432092-2), parmi lesquelles on distinguera le Ricercare à six voix transcrit par
Anton Webern, les Variations chorales sur "Vom Himmel hoch da komm ich her",
arrangées par Igor Stravinsky et, last but not least, le Prélude et fugue en mi bémol
majeur transcrit par Arnold Schoenberg. Bach, homme ouvert, hyper créatif, et qui ne
dédaignait pas d'emprunter à ses contemporains quand il le jugeait utile, eut aimé ces
transcriptions insolites et savantes, qui constituent parfois, notamment pour la
transcription de Webern, de véritables re-créations, et qui raviront tous ceux qui
considèrent que la musique est une chose trop importante pour être prise au sérieux.
Et, pour terminer, en cette année 1992, des Romances Séfarades, par la soprano Esther
Lamandier, qui s'accompagne notamment à la harpe et à l'épinette. Il s'agit, comme on
le sait, de chants que les juifs d'Espagne emportèrent avec eux en 1492, lors de leur
expulsion, et qui ont été recueillis avant la deuxième guerre mondiale par des
ethnomusicologues dans tout le bassin méditerranéen, et notamment dans les Balkans, au
Maroc, à Rhodes, à Salonique. On ne peut que s'émerveiller de l'extraordinaire
puissance de la culture espagnole de l'âge d'or où juifs, musulmans et chrétiens
coexistaient pacifiquement, et dont la nostalgie, transmise de génération en
génération jusqu'à aujourd'hui, a permis de conserver intacts dans leur langue et leur
musique d'origine, à travers les pays les plus divers, les témoignages tendres et
fragiles. Une mine de thèmes pour des quatuors imaginaires et un message à méditer en
ces temps sombres de guerres tribales (1
disque Alienor AL 1012).
Août-Septembre 1992
UNE MUSIQUE POUR LES VACANCES : GEORGE GERSHWIN
Le drame - le mot n'est pas trop fort - de la musique contemporaine dite sérieuse, c'est
son divorce complet d'avec des musiques populaires, restées résolument tonales (pour des
tas de raisons : culturelles, économiques, physiologiques même, peut-être, mais peu
importe). On chantonne Puccini, on sifflote Mozart, on peut même fredonner Ravel ou
Stravinsky ; mais quid de Stockausen, Berio et autres Varese ? Gershwin, mort à 39 ans en
1937 - la même année que Ravel - aura connu cette gloire fantastique et enviée de bien
des compositeurs du vingtième siècle, d'avoir écrit à la fois d'innombrables chansons
(des vraies, pas des lieder) qui continuent à être jouées sous les formes les plus
diverses aux quatre coins du monde, du plus misérable piano-bar à la plus sophistiquée
des revues de music-hall, d'avoir produit deux rhapsodies, six opéras, un concerto pour
piano et bien d'autres oeuvres symphoniques, qu'interprètent volontiers les mêmes qui
jouent Bach, Mozart et Brahms, et enfin d'avoir apporté au jazz bien plus qu'il ne lui a
pris : des harmonies et des "standards" qui font partie du bagage de tout
jazzman, de Art Tatum à Martial Solal, de Sydney Bechet à Charlie Mingus.
Et la musique de Gershwin possède deux caractéristiques uniques dans la musique
contemporaine. La première, c'est son extraordinaire continuité. Il n'y a pas d'un
côté la musique sérieuse et de l'autre la musique canaille : Isaac Stern, superbe
interprète de Bach et Schubert, joue sans honte au violon une transcription du duo
"Bess, you is my woman now" de Porgy and Bess, et Kiri Te Kawana chante avec
conviction "The man I love". La deuxième, c'est son influence sans doute
insurpassée sur la musique de son époque, et l'on ne parle pas ici des seules musiques
"demi-mondaines" (musiques de films notamment) : presque tous les grands
compositeurs contemporains ont emprunté à Gershwin ses harmonies, ses glissendo, ses
superpositions de rythme binaire et ternaire, comme Rachmaninov, Stravinsky, Prokofiev,
Milhaud, Ravel (Concerto en Sol), et bien d'autres. Car Gershwin, s'il a pris quelques
leçons avec un ancien élève de Brahms puis avec Schoenberg, a tout inventé : il
n'appartient à aucune école, il n'a copié personne. On connaît d'ailleurs le mot de
Ravel à qui Gershwin rendait visite à Monfort l'Amaury lors de son unique voyage à
Paris pour lui demander conseil, qui interrogea Gershwin sur ses revenus annuels, et qui,
sur sa réponse, lui déclara "Croyez-moi, continez à écrire du Gershwin".
La production discographique distribuée en France rend malheureusement un compte très
imparfait du foisonnement gershwinien : elle ignore cinq des six opéras, aucune version
de la Deuxième rhapsodie pour piano et orchestre n'est disponible en CD, etc. Il reste
tout de même de quoi jalonner les vingt années de composition.
Tout d'abord les chansons (les "songs" comme on dit par snobisme bête). Kiri Te
Kanawa s'y est essayée, comme bien d'autres, dans un disque qu'apprécieront sans doute
ses inconditionnels (1 CD EMI 7 474
54 2) ; mais elle en fait trop, même si son
interprétation est sans doute très proche de ce que pouvaient entendre les habitués des
théatres de Broadway dans les années 30. Il existe des versions pour piano,
généralement gauches et empruntées, parce que platement fidèles aux éditions écrites
par Gershwin lui-même pour gagner sa vie.
L'interprétation irremplaçable, où figure une cinquantaine des chansons les plus
connues, extraites pour la plupart de ses comédies musicales, c'est celle d'Ella
Fitzgerald, publiée par Verve il y a une vingtaine d'années, malheureusement non
disponible en compact (1 coffret
disques noirs Verve 265 063 Pol 395) :
quatre heures de parfait bonheur malgré l'accompagnement sucré des orchestrations de
Nelson Riddle.
Car l'orchestration est un problème pour la plupart des oeuvres de Gershwin : Gershwin
était pianiste : il n'a orchestré aucune de ses comédies musicales, pas plus que la
Rhapsody in Blue, orchestrée d'abord pour l'orchestre de cuivres de Paul Whiteman puis
pour orchestre symphonique par le sympathique et médiocre Ferde Grofe (quel émule
contemporain de Maurice Ravel aura un jour l'idée astucieuse de réorchestrer la Rhapsody
in Blue convenablement ?). Malgré ses défauts, et grâce à la fois à sa spontaneité
et à son explosion de créativité, la Rhapsody in Blue reste un petit chef d'oeuvre.
Nous la recommanderons dans la version d'André Prévin avec le Pittsburgh Symphony
Orchestra qu'il dirige lui-même (1
CD Philips 412 611-2). C'est, sans doute une
oeuvre culte, celle sur laquelle Woody Allen clôt superbement son film Manhattan, et
aussi le symbole que ne renie aucun Américain ; mais c'est également un point de départ
: suivra le Concerto en Fa pour piano et orchestre, entièrement orchestré, cette
fois-ci, par Gershwin, que l'on trouve sur le même CD par André Prévin et aussi, avec
les 2 Concertos de Ravel par Philippe Entremont et le Philadelphia Orchestra dirigé par
Eugène Ormandy (1 CD Sony SEK 46
338). Le Concerto en Fa va bien au delà des
promesses de la Rhapsody, même s'il est moins original : des thèmes merveilleusement
mélodiques, une utilisation percutante du piano dont saura se souvenir Bartok, une unité
ronde et franche en font, malgré des maladresses d'orchestration, un des grands concertos
de pianos du vingtième siècle.
De la Deuxième rhapsodie pour piano et orchestre, ne sont malheureusement disponibles en
France que deux versions : l'une, pour deux pianos, par les soeurs Labèque (avec quelques
autres pièces) (1 CD EMI 749 75 22) et une version qui a le mérite d'être la version primitive : celle de la
pièce brève commandée à Gershwin pour le film Delicious (1931), intitulée à
l'époque New-York Rhapsody ou encore Rhapsody in Rivets, parmi un ensemble de pièces qui
retracent bien la carrière hollywoodienne de Gershwin et de son inséparable frère et
parolier Ira, sous le titre The Gershwins in Hollywood (1 CD Philips 434 274-2).
On y trouve, dans les orchestrations d'époque, des extraits orchestraux de plusieurs
comédies musicales et musiques de films.
A Broadway, comme à l'écran, c'est souvent Fred Astaire et Ginger Rogers qui ont chanté
et dansé les "Musicals" des frères Gershwin. Un CD paru voici quelques temps
présente agréablement les ouvertures de cinq des comédies musicales (dont Girl Crazy,
Primrose, Tip-toes) et la musique du film A Damsel in Distress (1 CD EMI 7 479 77 2) ;
son intérêt majeur réside dans le fait qu'il présente les orchestrations d'origine,
dont une seulement est de Gershwin. Musique facile, bien sûr, faite pour plaire à un
public populaire, et pourtant fourmillant d'inventions harmoniques, pour peu qu'on
l'écoute attentivement.
Il faut, bien entendu parler de Porgy and Bess, un des rares opéras du répertoire dont
on est assuré qu'il fera salle comble quoiqu'il arrive. Il y a bien sûr, Summertime, It
ain't necessarly so, longtemps chanté par Cab Calloway, mais il y a aussi des chorals
("Gone") le superbe et complexe contre-point du trio "Where is my
Bess" et enfin le merveilleux air de la fin "I'm on my way", auquel seul un
mélomane insensible pourrait résister. Parmi un petit nombre de versions, nous
recommanderons celle de Lorin Maazel, dirigeant, avec de bons solistes, les choeurs et
l'orchestre de Cleveland (3 CD DK
414 559-2).
Et comment mieux terminer qu'avec une oeuvre de la période la plus populaire de Gershwin,
la comédie musicale Strike up the band, présentée à Broadway en 1927. Elle est
parfaitement reconstituée, y compris des voix un peu fluettes comme on pouvait les
entendre à l'époque, et les orchestrations de la création, dans un excellent
enregistrement tout récent (2 CD
Roxbury 7559-79 273-2ZA) ; on y entend notamment
The man I love, qui est en fait un duo, avec son couplet, tel que l'a entendu le public
populaire de 1927.
Gershwin : la musique d'un homme heureux, sans contrainte, ami de Dashiel Hamett, de
Vincente Minnelli, de Edward G. Robinson, Marlène Dietrich, Igor Stravinsky, et qui, en
1936, tandis que ses oeuvres symphoniques faisaient florès, que sa carrière de
concertiste battait son plein, n'hésitait pas à envoyer à son agent sur la Côte Ouest,
alors qu'Hollywood commençait à l'oublier, le télégramme suivant : "Rumeur à
propos de musique d'intellectuels infondée - stop - suis résolu à écrire chansons à
succès".
Vive Gershwin !
Juin 1992
GUSTAV MAHLER : UNE PETITE ANTHOLOGIE DISCOGRAPHIQUE
Il y a de toute évidence un phénomène Mahler. Mort à 51 ans en 1911, presque inconnu
du grand public jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale (pour partie seulement en
raison du black out imposé à ses oeuvres par l'Allemagne nazie), Gustav Mahler est
aujourd'hui, avec une oeuvre pourtant courte (moins de 30 pièces au total), l'un des
compositeurs les plus enregistrés qui soient : sont disponibles au catalogue (CD) 30
enregistrements de sa 1ère symphonie, 25 de la 4ème, 29 de la 5ème (contre 45 de la
5ème de Beethoven, 41 de la 41ème de Mozart, 27 de la 4ème de Brahms) alors qu'il
était encore, il y a moins de 30 ans, considéré comme un compositeur secondaire :
l'Histoire de la Musique de la collection La Pléïade lui consacre ... 3 pages (contre 5
pages à Jacques Ibert, 6 à Vincent D'Indy, et 8 à André Jolivet) ! C'est que les
effectifs orchestraux considérables requis par la plupart de ses oeuvres rendent leur
exécution difficile et donc rare en concert ; et ce sont le disque microsillon et, plus
récemment, le CD, qui ont fait connaître au public l'un des compositeurs majeurs du
XXème siècle, moins le plus grand des derniers romantiques allemands -il dépasse
largement Richard Strauss, Brückner et autres Max Reger- que le premier des grands
compositeurs modernes, comme l'a reconnu Schoenberg.
Mais cela ne suffit pas à expliquer l'extraordinaire engouement que rencontre aujourd'hui
sa musique, même après les emprunts de Visconti (Mort à Venise) et Béjart (Ce que
l'Amour me dit, Ce que la Mort me dit). C'est que, oscillant en permanence entre la
sérénité et l'angoisse, entre le sublîme et le grotesque, obsédé par l'impact
indélébile et déterminant de notre enfance sur notre vie d'adulte, Mahler est bien
notre contemporain, même si, contrairement à Bach et Mozart, il n'a guère de réponse
à apporter à nos questions que sa nostalgie de l'enfance révolue, sa foi mal assurée
dans une improbable victoire du Bien sur le Mal, et, en définitive, son profond
désespoir.
Et puis, surtout, sa musique est superbement écrite, et elle vous prend, comme une
drogue, pour ne plus vous lâcher.
La composition des lieder et des symphonies, aux thèmes entrecroisés (les sympho-nies
s'inspirent des lieder, les 4 premières symphonies forment un tout homogène, etc), ne
représentait cependant qu'une part mineure de son activité : Mahler était chef
d'orchestre (il a dirigé pendant 10 ans, comme on sait, l'Opéra de Vienne, en en faisant
le temple incontesté de la musique qu'il est encore aujourd'hui) et il ne pouvait donc
composer que l'été, hors de la saison des concerts. Une discographie de Mahler se doit
d'abord de rendre hommage aux quelques très grands chefs qui l'ont fait connaître :
Bruno Walter, Otto Klemperer, puis Bernard Haitink, Léonard Bernstein, Georg Solti,
Georges Szell, et, bien entendu, Raphaël Kubelik, qui lui a consacré sa vie, auxquels
s'ajoutent aujourd'hui quelques autres.
Comme la Comédie Humaine, peu importe le point par lequel on pénètre la musique de
Mahler : on gagnera ensuite toute l'oeuvre, de proche en proche. Nous choisirons, pour
notre part, le Chant de la Terre (das Lied Von der Erde), l'une de ses dernières oeuvres,
son "adieu aux armes", qu'il n'entendit pas de son vivant, et que son ami Bruno
Walter créa 6 mois après sa mort et d'abord, bien entendu, dans l'enregistrement
historique de Bruno Walter avec Kathleen Ferrier et le Philharmonique de Vienne, qui date
du début des années 50 (1 CD DECCA
414494-2). Il s'agit de 6 lieder alternant mezzo
soprano et tenor, inspirés par une anthologie de poèmes chinois, et qui constituent une
véritable sym-phonie que Mahler, par superstition, n'avait pas dénommée comme telle
(elle aurait été sa 9ème, il se savait malade, et ni Beethoven ni Brückner n'avaient
pu dépasser le chiffre 9 ; il finira d'ailleurs, comme on le sait, par écrire une 9ème
symphonie proprement dite et mourra avant d'avoir terminé le premier mouvement de la
10ème).
On citera aussi un enregistrement tout récent par le Chicago Symphony Orchestra dirigé
par Daniel Barenboïm avec Waltraud Meier et Siegfried Jérusalem (1 CD ERATO 229245624-2). La qualité technique de l'enregistrement, intégralement digital, est
évidemment la meilleure, à la hauteur d'un des très grands orchestres d'aujourd'hui,
que Barenboïm a superbement dompté. L'interprétation, elle aussi, nous émeut au plus
profond comme celle de Kathleen Ferrier, et elle est vraisembla-blement de celles qui
resteront.
Pour qui veut découvrir Mahler, il faut alors en venir tout de suite aux symphonies. A
cet égard, l'intégrale enregistrée au début des années 70 par Kubelik avec
l'Orchestre Symphonique de la Radiodiffusion Bavaroise et des solistes comme Dietrich
Fischer-Dieskau, Edith Mathis, etc, est à notre avis insurpassée (10 CD Deutsche Grammophon 429042-2) non seulement parce qu'elle permet d'embrasser de manière homogène une
oeuvre à l'architecture très précisément définie dans sa globalité (ce qui n'est le
cas pour aucun des autres grands compositeurs de symphonies) mais parce que Kubelik a
été mahlerien avant tout, et que, quel que soit le talent d'un chef d'orchestre, une
oeuvre de cette ampleur et de cette complexité ne se domine qu'après de nombreuses
années de travail, ce qui n'est plus guère possible aujourd'hui pour les grands chefs
d'orchestre, médiatisés et globe-trotters.
Mais il y a aussi d'autres interprétations. Pour pénétrer le monde des symphonies, nous
commencerions par la 1ère, par exemple dans l'enregistrement de Bernard Haitink à la
tête du Philharmonique de Berlin (1987) (1
CD Philips 420936-2). Elle est la plus facile
d'accès, la plus immédiatement séduisante, propre même à déclencher l'enthousiasme.
On se souvient qu'Ariane Mnouchkine l'avait utilisée comme musique de scène dans
"1789", il y a quelques années, à la Cartoucherie de Vincennes.
Pour poursuivre la découverte, on passera à la 4ème (1965), qui intègre une soprano
dans son 4ème mouvement et qui est elle aussi, d'un bout à l'autre, sans une faiblesse,
sans une longueur, le plaisir absolu de la musique. On s'arrêtera à 3 enregistrements :
la version de Georges Szell avec l'orchestre de Cleveland et Judith Raskin (1966)
qu'accompagnent les Lieder Eines Fahrenden Gesellen par Frederica Von Stade avec le London
Philharmonic dirigé par Andrew Davis (1
CD Sony SBK 46535); le second, par Otto Klemperer
et le Philharmonia Orchestra, avec Elizabeth Schwarzkopf (1962) (1 CD EMI 769667-2) ;
enfin, celui de Karajan avec le Philharmonique de Berlin et Edith Mathis (1979) (1 CD Deutsche Grammophon 404323-2). L'enregistrement de Karajan laisse un peu à désirer, notamment par un
mauvais équilibre de la voix et de l'orchestre dans le 4ème mouvement ; les deux autres
sont parfaits, dans des styles très différents, celui de Klemperer plus
"sollicité", celui de Szell plus fidèle, et méritent qu'on les écoute l'un
et l'autre avant de choisir.
A ce niveau de la connaissance, on commence à entrer dans le système Mahler et on peut
attaquer une des symphonies "difficiles", la 2ème, dite
"Résurrection" pour laquelle nous recommanderons sans hésiter l'enregistrement
tout récent de l'Orchestre Symphonique et des choeurs de la Radiodiffusion de Cologne,
dirigés par Gary Bertini, avec Krisztina Laki, soprano, et Florence Quivar, mezzo soprano
(2 CD EMI 754384-2). C'est sans doute la plus achevée, la plus ambitieuse, la plus forte, et
vraisemblablement la plus représentative de l'ensemble des symphonies de Mahler. Elle
demande plusieurs écoutes partielles, au gré des mouvements, pour être apprivoisée
puis appréhendée dans sa totalité. Mais quelle récompense ! On peut oublier la
mystique de Mahler mais là, véritablement, il a été touché par la grâce.
La 3ème symphonie, qui, de l'aveu de Mahler, constitue avec les 1, 2 et 4, sa
Tétralogie, peut alors être abordée, avec son final propre à faire monter la passion
du bonheur musical chez le mélomane le plus blasé. La version Kubelik nous paraît la
version de référence.
Dans la 5ème, dont le séraphique adagietto utilisé dans Mort à Venise pourrait être
trompeur, le monde de Mahler a déjà basculé vers le tragique. La version du New
Philharmonic Orchestra, dirigé par Sir John Barbirolli (1969) (1 CD EMI 769186-2),
est une outsider ; c'est celle que nous préfèrerons, pour sa clarté et son absence
d'outrance.
La 6ème, dite "Tragique", est bien dirigée par Georges Szell à la tête de
l'orchestre de Cleveland (1972) (1
CD Sony SBK 47654). Elle est dure et Mahler n'y
offre plus guère d'échappatoire à son désespoir, même dans son andante dont
l'apparente sérénité ne fait pas illusion.
Dans la foulée, la 7ème symphonie est une des plus difficiles, et l'on a du mal à
découvrir son fil conducteur. Ce n'est pas, pour nous, l'une de ses oeuvres majeures mais
elle est évidemment indispensable à qui veut comprendre l'oeuvre de Mahler.
L'enregistrement d'Otto Klemperer à la tête du New Philharmonia (1969) (2 CD EMI 64147-2) est vraisemblablement le plus fidèle qui puisse être : Klemperer
connaissait déjà bien Mahler à l'époque où la symphonie a été créée, au début du
siècle.
La 8ème, dite Symphonie des Mille, est une vaste composition avec 8 solistes, 3 choeurs,
un grand orchestre, presque impossible à monter en concert. La version de Kubelik
s'impose, pour cette oeuvre grandiose, plus proche de l'oratorio que de la symphonie -mais
chez Mahler rien ne peut jamais être ramené à la norme : Mahler disait que dans cette
symphonie la voix humaine trouvait la place qui lui était naturellement due, la
première.
On en arrive alors à la 9ème, le véritable testament musical de Mahler, celle qui
marque la rupture avec la musique tonale, non rupture brusque mais, bien pire, abandon
raisonné et définitif. Il n'y a plus de voix, plus rien que l'orchestre, avec, comme
toujours chez Mahler, une individualisation marquée des instruments qui jouent
successivement comme en solistes. Et pour cette symphonie, et tout particulièrement pour
son ineffable adagio final, nous choisirons l'interprétation peu connue, inédite
jusqu'à il y a peu, inattendue, de Léonard Bernstein dirigeant pour la première et la
dernière fois le Philharmonique de Berlin en concert, en octobre 1979 (2 CD Deutsch Grammophon 435378-2). Faire diriger le Philharmonique de Berlin, machine superbement huilée par
et pour son chef permanent, Karajan, ancien membre du parti national socialiste, par
Bernstein, juif américain exubérant, passionné et imprévisible, était une idée
explosive. Le résultat dépasse toute espérance. Bernstein s'investit totalement dans la
9ème, la reprenant à son compte (les notes qu'il a laissées en témoignent). Si nous ne
devions conserver qu'un disque de Bernstein, ce serait celui-là.
Quant à la 10ème, ou plutôt son unique mouvement inachevé, annonciatrice de Schoenberg
et de l'Ecole de Vienne, suggérons la version Kubelik, la seule qui la place en
perspective avec l'ensemble de l'oeuvre.
Toujours Bernstein : un enregistrement étonnant et inédit des Liedervient de paraître,
regroupant les 4 principaux cycles : Rückert Lieder, Lieder eines Fahrenden Gesellen, Des
Knaben Wunderhorn, et Aus der Jugendzeit, par Christa Ludwig, Dietrich Fischer-Dieskau et
Walter Berry, accompagnés au piano par Bernstein (2 CD Sony SM2K47170).
Il s'agit d'enregistrements (1969 et 1971) d'oeuvres généralement accompagnées à
l'orchestre et où le piano, joué aussi intelligemment par Bernstein que par un
accompagnateur légendaire comme Gérald Moore, permet de discerner les inflexions et les
subtilités des voix, mieux évidemment qu'avec l'orchestre mahlerien (enregistrement pour
spécialistes de Mahler, bien entendu). Mahler s'y révèle l'héritier de Schumann et
Brahms, en même temps que l'on y trouve en germe des phrases, des thèmes, des mouvements
entiers des symphonies.
Mahler est mort peu de temps avant la première apocalypse qui allait emporter à tout
jamais le monde de la "belle apparence", celui qu'avait fui Wagner dans une
mythologie chromatique mais surannée, celui dont Richard Strauss voulut ignorer jusqu'à
la fin la disparition. Comme s'il avait pressenti ce bouleversement meurtrier dont
l'Europe allait mettre près de 90 ans à émerger, sa musique auto-destructrice balayait
non seulement un siècle de Romantisme mais toute la musique depuis la Renaissance. Après
Mahler, rien ne serait plus jamais comme avant.
Mai 1992
QUELQUES QUATUORS ET AUTRES
Pour ceux qui considèrent que le quatuor est la forme la plus achevée de l'expression
musicale classique, il y a d'abord les valeurs sûres : Haydn, bien sûr, Mozart,
Beethoven, Brahms, Debussy, Ravel, Bartok. Pour ceux-là, le quatuor leur a permis
d'exprimer la quintessence de leur art, parfois à la fin de leur vie, souvent pour
eux-mêmes. Mais il en est d'autres, qui ont puisé l'essentiel de leur inspiration dans
la musique populaire de leur pays, et pour qui la forme du quatuor a permis, d'une
certaine façon, de sublimer cette musique, de l'intérioriser, peut-être de
l'intellectualiser. Grieg, Kodaly, Prokofiev, Villa-Lobos sont de ceux-là, et leurs
quatuors méritent plus qu'un détour.
Edward Grieg est généralement considéré, à travers ses rares oeuvres connues, et
notamment son concerto pour piano, comme un petit maître romantique, complaisant et
secondaire. Sa musique de chambre est nettement au-dessus de cette réputation comme en
témoigne un récent enregistrement intégral (fin 1991) par des musiciens moscovites (3 CD Chant du Monde LDC 288 042/44). Au premier rang de cette musique de chambre figurent ses deux quatuors. Le
premier, en sol mineur, est une oeuvre très agréable, comme toute la musique de Grieg,
oeuvre de salon qui ne se démarque pas des grands romantiques allemands. En revanche, le
deuxième quatuor, en fa majeur, ou plutôt les deux mouvements qui nous en sont parvenus,
sont d'une toute autre facture, d'un lyrisme généreux mais subtil qu'aurait aimé
Proust, et qui évoque irrésistiblement la peinture scandinave de la fin du 19ème
siècle, telle que l'avait révélée il y a quelques années l'exposition "Lumières
du Nord" au Petit Palais. Une musique idéale pour une pièce de Tchekov.
Le reste de la musique de chambre de Grieg, qui figure dans le même enregistrement,
comprend deux sonates pour violon et piano, très schumanniennes, une sonate pour
violoncelle et piano, forte et belle, et un andante pour piano, violon et violoncelle. Une
musique bien tonale, au premier degré, que l'on pourrait chanter.
Si Grieg était contemporain de Liszt, Kodaly, lui, est mort à 85 ans en 1967. Comme
celle de Bartok, toute sa musique s'est littéralement nourrie de la musique populaire
hongroise. Mais dès le départ, Bartok et lui ont pris des directions très différentes,
comme leurs destins, tragique pour Bartok, relativement serein pour Kodaly. Kodaly a
écrit deux quatuors, en 1908 et 1918. Après avoir fait le tour de la musique
européenne, et s'être notamment imprégné de Debussy, il avait trouvé son style très
tôt et dès lors, hors de toute influence extérieure, il a développé ses formes
propres. Un enregistrement de ses deux quatuors par le quatuor Kodaly vient d'être
distribué en France (1 CD
Hungaronton HCD 12362-2). Et l'on découvre ainsi
deux oeuvres majeures de la musique contemporaine, inexplicablement occultées par les
quatuors de Bartok, originales, toniques, accessibles et cependant subtiles, lyriques, et
parfaitement identifiables au bout de quelques mesures, comme toute la musique de Kodaly.
Identifiables aussi les deux quatuors de Prokofiev, le premier de 1930, le deuxième de
1941, enregistrés voici peu par le quatuor Emerson (1 CD Deutsche Grammophon 431772-2). Pour Prokofiev, plutôt porté à s'exprimer dans de vastes oeuvres
symphoniques (si l'on excepte sa musique pour piano seul), écrire des quatuors était une
gageure. Il écrit le premier aux Etats-Unis (sur une commande de la Bibliothèque du
Congrès) et en fait une oeuvre novatrice, forte et dure, qui veut étonner, et qui
étonne. Le deuxième, en 1941, est écrit peu après la bataille de Stalingrad. Soumis
aux lois du réalisme socialiste, il est évidemment plus accessible, mais pas moins
original. Deux oeuvres tout à fait majeures, pour ceux qui aiment Prokofiev (ou qui ont
envie de le découvrir), qu'accompagne sur le même enregistrement la sonate pour deux
violons, écrite en 1932 dans le cadre de ce que Prokofiev appelait la "nouvelle
simplicité", et assez caractéristique du courant néo-classique du début des
années 30. Elle séduira tous ceux qui considèrent à juste titre les deux concertos
pour violons de Prokofiev comme des chefs d'oeuvres.
Heitor Villa-Lobos, mort en 1959, est le plus grand compositeur brésilien, et, même si
l'histoire de la musique dans la bibliothèque de la Pléiade ignore superbement son
existence (il est vrai qu'elle ne consacre à Kodaly que quelques lignes), l'un des très
grands compositeurs contemporains tout court. Imprégné, lui aussi, de la musique
populaire de son pays, qu'il relevait systématiquement en parcourant les campagnes, comme
Bartok et Kodaly, il est surtout connu en Europe pour ses Bachianas Brasilerias et ses
Choros. Mais il a écrit 17 quatuors, dont les numéros 12, 13 et 14, enregistrés il y a
trois ans à Rio de Janeiro par le quatuor Bessler-Reiss, sont distribués aujourd'hui en
France (1 CD Chant du Monde LDC 278
10-66). Comme pour Kodaly et Prokofiev, il s'agit
d'une musique tonale, d'un style tout à fait personnel, sensuelle, accessible sans jamais
sombrer dans la facilité. Elle doit beaucoup à Ravel, bien sûr, mais elle est d'une
grande finesse harmonique et rythmique, dans un parfait classicisme de la forme. Si l'on
voulait rechercher des correspondances, on pourrait évoquer une sculpture de Maillol, ou,
mieux, pour un sybarite de bouche, un foie gras de canard avec un grand Sauternes.
Avril 1992
QUELQUES DISQUES RECENTS DE MUSIQUE RUSSE CONTEMPORAINE
Combien de peuples peuvent se prévaloir d'une vraie continuité à travers le temps, dans
leur musique académique, c'est-à-dire celle qui est écrite par les musiciens formés
par les écoles et les conservatoires, et jouée dans les cours des princes et dans les
salles de concerts ?
On trouve cette marque de filiation dans la musique française, de Couperin à Poulenc. Il
y a aussi, indubitablement, une musique russe, au moins depuis le 19ème siècle : même
un auditeur béotien identifierait d'emblée la parenté entre n'importe lesquels des
musiciens russes des 150 dernières années, de Tchaïkovsky à Denisov.
Les caractéristiques majeures en sont faciles à définir : simplicité, sincérité,
excès dans l'expression qui passe volontiers de l'enthousiasme à la mélancolie et même
au désespoir, et surtout, thèmes mélodiques dont le caractère russe est reconnaissable
dès les premières mesures.
Les hasards de l'édition discographique de ces derniers mois fournissent précisément un
échantillon qui permet de suivre ce fil conducteur en toute certitude, à travers
l'extraordinaire foisonnement d'idées que rien, pas même l'époque stalinienne, ne sont
parvenu à brider.
Stravinsky et les Ballets Russes
Et tout d'abord Stravinsky, le Picasso de la musique, élève de Rimsky-Korsakov, dont on
ne sait trop ce qu'il aurait été si Serge Diaghilev ne l'avait découvert en 1909 et
n'avait forcé son destin en lui offrant le prétexte des Ballets Russes pour assouvir sa
puissance créatrice.
Ce sont précisément les ballets de Stravinsky, remis en forme pour le concert, qui sont
parmi les valeurs les plus sûres de l'édition discographique. Nous éviterons aujoud'hui
le Sacre, sur-enregistré, pour nous attacher à trois ballets majeurs : l'Oiseau de Feu,
Pulcinella et le Baiser de la Fée.
L'Oiseau de Feu, le premier des grands ballets de Stravinsky, est aussi sans doute son
oeuvre la plus classique. Il a tiré du ballet deux suites, l'une en 1910, dont Sony-CBS
publie aujourd'hui en compact la version de Pierre Boulez enregistrée en 1967 à la tête
du BBC Symphony Orchestra (1 CD Sony
SMK 45 843), l'autre en 1919, gravée par Georges
Szell et l'orchestre de Cleveland (en 1961) et reprise également il y a peu en compact (1 CD Sony SBK 47 664 ). Boulez est comme toujours précis et rigoureux ; chaque note compte.
Georges Szell exalte, avec l'orchestre de Cleveland dont il avait modelé la sonorité
devenue légendaire, l'orchestration superbe et chatoyante.
Sur le disque de Boulez figure également Pulcinella, ballet néo-classique adapté à
l'origine de plusieurs oeuvres de Pergolèse (dont certaines apocryphes), musique enlevée
et d'un raffinement extrême, accompagnée, toujours sur le même disque, du Scherzo
Fantastique, l'une des premières oeuvres de Stravinsky, et des Suites n° 1 et 2 pour
petit orchestre, jouées cette fois par l'ensemble intercontemporain, toujours sous la
direction de Boulez.
A l'Oiseau de Feu de Georges Szell est associé Petrouchka (version de 1911) enregistré
par Eugène Ormandy et l'orchestre de Philadelphie. Petrouchka, dans l'oeuvre de
Stravinsky comme dans les créations des Ballets Russes, se situe entre l'Oiseau de Feu et
le Sacre, trois oeuvres qui allaient valoir à Stravinsky sa renommée internationale.
Petrouchka est une oeuvre vivante, populaire, exubérante, déjà beaucoup plus moderne
que l'Oiseau de Feu, et dont le caractère russe s'affirme jusque dans le choix de
certains thèmes empruntés à la musique populaire.
C'est une autre version de Petrouchka, réorganisée par Stravinsky en 1947, que présente
Semyon Bychkov à la tête de l'Orchestre de Paris, dans un enregistrement tout récent (1 CD Philips 432 145-2). Au lieu de se terminer sur une note éclatante, cette version s'achève
sur quelques mesures nostalgiques et même inquiétantes, plus proches de la version du
ballet d'origine telle que nous la connaissons. Elle est accompagnée du "Baiser de
la Fée", rebaptisé "Divertimento" par Stravinsky quand il l'a révisé
après la seconde guerre mondiale. Il s'agit d'un vaste hommage à Tchaïkovsky, construit
d'abord sur des pièces de piano et des mélodies de Tchaïkovsky lui-même, où
Stravinsky a imaginé des orchestrations plus Tchaïkovsky que nature et qui constituent
sans doute l'oeuvre la plus poétique, la plus onirique, la plus délicieusement
nostalgique de toute la musique de Stravinsky.
Si, comme son homologue pictural Picasso, Stravinsky a touché à tous les styles, aidé
par une capacité créatrice et une adaptabilité sans égales dans la musique
contemporaine, Prokofiev, qui fut son cadet et mourut cependant 18 ans avant lui, a été
l'homme d'un style unique, reconnaissable entre tous, inimitable et intemporel. A la fois
classique dans ses harmonies, résolument russe dans ses thèmes et moderne dans sa
rythmique ; il reste avec Ravel, Debussy et Stravinsky l'un des compositeurs contemporains
les plus édités. Quelques enregistrements se dégagent de la production récente, et pas
tous de ses oeuvres les plus connues.
Prokofiev : du piano à la musique de films
D'abord, par l'excellente pianiste Elena Varvarova, les Sonates n° 3 et 6, les Contes de
la Vieille Grand'mère et les quatre pièces de l'Opus 32 (1 CD Chant du Monde LDC 278). Cet enregistrement est une bonne occasion de s'initier à la musique de
piano de Prokofiev en délaissant les sentiers battus de la Toccata et du 3ème Concerto.
La Sonate n° 3, très classique, assez influencée par Scriabine (dont on parlera plus
loin) comporte un seul mouvement et peu de hardiesses harmoniques mais, comme toute la
musique de Prokofiev, elle est très lyrique et très agréable à l'écoute. Elle date de
1917, juste avant son départ pour les Etats-Unis. La Sonate n° 6, également écrite en
Union Soviétique mais cette fois après le séjour américano-européen, porte la marque
du Prokofiev d'âge mûr et elle n'est pas facile, même si elle est résolument tonale.
Les Contes de la Vieille Grand'Mère, commandés par un éditeur américain, sont un peu
le pendant des Scènes d'Enfant de Schumann. Les 4 pièces de l'Opus 32 sont dépouillées
et concentrées à l'extrême.
Dans la sonate pour violoncelle et piano en ut majeur, que viennent d'enregistrer Yo-Yo Ma
et Emanuel Ax au piano (1 CD Sony SK
46 486), c'est la dimension lyrique de la musique
de Prokofiev qui s'épanouit, mais parfois tellement policée que l'on a pu parler à son
sujet de "suréalisme socialiste". La constance dans le néo-classicisme est
telle que l'on a du mal à imaginer que Prokofiev a été le contemporain de Debussy, de
l'Ecole de Vienne, de Gershwin, sans avoir subi la moindre de leurs influences (la sonate
est couplée avec la sonate pour violoncelle et piano de Rachmaninov, dont on parlera plus
loin).
Avec Roméo et Juliette, immense ballet (150 minutes) de 1935, on possède, d'une certaine
manière, le West Side Story soviétique, avec quelques dizaines d'années d'avance.
C'est, sur le même thème, une gigantesque fresque lyrique, presque cinématographique
dans le montage et l'alternance des scènes, rarement jouée dans son intégralité, et
qui mérite plus qu'un détour : une audition attentive et qui ne suscite jamais l'ennui
tant est grande la variété des thèmes et des orchestrations et la capacité évocatrice
de cette musique toujours indéfectiblement russe. C'est à l'orchestre du Kirov de
Leningrad, où l'oeuvre fut créée en 1940 (après une création en Tchécoslovaquie en
1938), dirigé par Valery Gergiev, que l'on doit cette version intégrale (2 CD Philips 432 166-2).
Prokofiev a beaucoup flirté avec le cinéma, et un coffret récent publie une partie de
ses musiques de films et de scènes : Lieutenant Kijé, suite tirée de la musique pour un
film politiquement déviant et vite retiré de l'affiche, Hamlet et Eugène Oneguine,
musiques de scène, le tout par l'orchestre symphonique Maly de Moscou dirigé par
Vladimir Poukine avec divers solistes (2
CD Chant du Monde LDC 288 027/28).
La musique de scène de Hamlet est construite en partie à partir de recherches
effectuées sur la musique anglaise de l'époque Shakespearienne (notamment les quatre
très belles chansons d'Ophélie). Eugène Oneguine, comme Hamlet, est très peu joué ;
il s'agit d'une lecture renouvelée du poème lyrique de Pouchkine, totalement différente
de l'opéra de Tchaïkovsky, avec une très grande variété thématique et des matérieux
traditionnels russes. Deux découvertes, à côté du Lieutenant Kijé, suite ultra
jouée, populaire et grinçante, ou que l'on peut considérer comme telle, bien que
Prokofiev n'ait jamais fait de véritable pied de nez au régime. Lieutenant Kijé est
sans doute la plus surréaliste des oeuvres de Prokofiev, à l'origine musique du film de
Feinzimmer dont on connaît l'argument : le Lieutenant Kijé n'est qu'un nom inscrit par
erreur sur le registre de l'armée ; il faut lui imaginer une vie entière pour satisfaire
aux exigences des bureaucrates, jusqu'à l'apothéose finale : l'enterrement d'un cercueil
vide devant le Tsar qui pleure le meilleur de ses soldats. Une musique qui n'est rien
moins que révolutionnaire, très enlevée, finement orchestrée, mais de facture
totalement classique et qu'il faudrait sans doute écouter au deuxième degré.
On retrouve le Lieutenant Kijé joué par le London Philharmonic Orchestra dirigé par
Klaus Tennstedt, avec la 10ème Symphonie de Chostakovich, dirigée par André Prévin à
la tête du London Symphony Orchestra (1
CD EMI 7641 05-2) oeuvre majeure de la musique
russe contemporaine, et sur laquelle il est bon de s'arrêter quelques instants.
Chostakovich tragique, Scriabine et Denisov novateurs
Chostakovich est un tragique par excellence, et sa musique, toujours sombre, exprime,
selon les problèmes du moment, l'inquiétude métaphysique ou la tragédie historique
qu'a traversé la Russie. La 10ème symphonie, composée peu après la mort de Staline, en
1953, est une oeuvre puissante, au climat désespéré que ne sauve pas une fin faussement
optimiste. Chostakovich s'y révèle l'héritier de Bruckner et de Mahler, mais rien
n'égale dans la musique du 20ème siècle la grandeur tragique de cette 10ème symphonie,
oeuvre qui s'apprivoise lentement, qui se mérite.
Le Quatuor n° 3 de Chostakovich date de 1946. Il est original, équilibré, mais il est
un archétype de la musique en quelque sorte fermée sur elle-même de Chostakovich, à
l'opposé de celle de Prokofiev, ouverte et tournée vers l'extérieur, même si elle ne
va pas toujours au bout de ses pulsions (on notera au passage que les deux hommes ne
s'aimaient guère, même si Chostakovich estimait la musique de Prokofiev, qui ne lui
rendait pas la pareille). C'est la fin de la guerre, le triomphe de Staline, et l'oeuvre,
comme toujours chez Chostakovich, hésite entre l'inquiétude intérieure et la
désolation après une période historique d'une tragédie sans égal. Elle est jouée par
le quatuor Anton (1 CD Chant du
Monde LDC 278 1047) avec le Premier Quatuor de
Bartok, oeuvre lumineuse, bouillonnante de créativité, et, elle, libre.
Si Stravinsky est Picasso, Scriabine est Odilon Redon, en moins intimiste.
Scriabine, mort jeune, à l'aube des grands bouleversements musicaux du 20ème siècle,
connaît le sort des grands innovateurs : comme Eric Satie, et bien d'autres, il est
presque oublié aujourd'hui. Pourtant, son oeuvre est immense, ambitieuse, totalement
atypique, et mérite d'être connue. Une très bonne introduction à sa musique
symphonique vient d'être enregistrée par l'Orchestre Philharmonique de Stockholm dirigé
par Leif Segerstam avec la 1ère Symphonie en mi majeur et le Poème du Feu (Prométhée)
(1 CD BIS 534). Comme toute la musique de Scriabine, la Symphonie n° 1 est très
complexe, tonale mais très modulée, très bien orchestrée, en quelque sorte un
Tchaïkovsky qui aurait connu Mahler et Schoenberg. Elle s'achève, comme certaines
symphonies de Mahler, par un mouvement qui associe deux solistes vocaux, une mezzo soprano
et un ténor. Le Poème du Feu est sans doute le sommet de l'oeuvre de Scriabine, qui ne
peut s'empêcher d'entourer sa musique d'une mystique un peu fumeuse, aujourd'hui
dépassée. Le Poème du Feu devait être accompagné par des jeux de couleurs, mis en
oeuvre par un clavier lumineux incorporé à l'orchestre et imaginé par Scriabine,
clavier que l'on n'a jamais pu faire fonctionner car les notations de Scriabine se sont
avérées insuffisantes pour l'exécution. Mais Prométhée est l'exemple même de cette
recherche très approfondie de nouvelles structures harmoniques tonales ; Scriabine serait
sans doute aujourd'hui le pape de la nouvelle musique si, dans le premier quart de
siècle, la musique occidentale s'en était tenue au système tonal plutôt que de
s'orienter vers la voie sans issue tracée par le dodécaphonisme et la musique sérielle.
Précisément, il y a aussi en Union Soviétique un grand maître de l'écriture
dodécaphonique, Edison Denisov (né en 1929). Denisov est d'abord un mathématicien. Un
premier disque (1 CD Chant du Monde
LDC 278 1057) a été enregistré à Paris en 1977
et 1979 par quatre solistes français (Devy Erlih, Alain Meunier, Jean-Pierre Armengaud et
Jean-Claude Pennetier) et vient d'être repris en CD. Il présente d'abord le trio pour
piano, violon et violoncelle, totalement dodécaphonique. La sonate pour violon et piano
s'éloigne du dodécaphonisme et retrouve les influences de Prokofiev. Les Signes en blanc
et les Trois pièces pour piano à quatre mains sont très purs et d'un extrême
dépouillement. Mais la musique pour orchestre de chambre de Denisov est d'une
extraordinaire originalité et constitue une découverte à ne pas manquer (1 CD BIS 518). L'orchestre Nieuw Sinfonietta Amsterdam, dirigé par Lev Markiz, joue avec
de bons solistes le Concerto pour deux alto, clavecin et cordes, la Musique de chambre
pour alto, clavecin et cordes, les Variations sur le choral de Bach "Es ist
genug" et enfin l'Epitaphe pour orchestre de chambre. A l'opposé des oeuvres
précédentes, il s'agit d'une musique très expressive, où l'on retrouve l'influence des
meilleures oeuvres d'Alban Berg. Les deux oeuvres pour alto et orchestre sont sereines,
très personnelles, très accessibles, et, une fois de plus, très russes dans leur
inspiration. Les variations sur le thème de Bach sont un peu au Choral de Bach ce que
sont les Ménines de Picasso à celles de Velasquez : une interprétation libre,
reconstruite, non parodique, très attachante. Au total, un compositeur très original.
Rachmaninov : un romantique attardé
Il serait difficile de terminer un tel panorama sans citer Rachmaninov, dont
l'indestructible Concerto n° 2 pour piano et orchestre vient d'être enregistré en mai
1990 par Hiroko Nakamura et l'orchestre de l'Académie d'Etat de l'URSS dirigé par Evgeny
Svetlanov (1 CD Sony SK 48 030). Le mariage d'une pianiste japonaise avec un des orchestes majeurs de la
défunte URSS donne un résultat qui n'atteint pas la qualité de l'ancienne
interprétation de référence de Sviatoslav Richter, mais qui a ses qualités, pour une
oeuvre qui est sans doute une des plus populaires de toute la musique classique
contemporaine (n'oublions pas que Rachmaninov est mort en 1943), d'un parfait romantisme,
et qui fut popularisée, comme on s'en souvient sans doute, par le film anglais
"Brève Rencontre". Sur le même disque, un autre "blue chip", le
Concerto n° 1 de Tchaïkovsky.
Rachmaninov fait partie de ceux qui, comme Richard Strauss, ont résolument prolongé au
20ème siècle la musique du 19ème, en la raffinant et sans lui adjoindre d'innovations,
à la différence de Scriabine ou de Mahler, par exemple. Mais sa musique a, avec toutes
les autres oeuvres de la musique russe contemporaine, même les plus novatrices, un point
en commun : elle s'adresse non à l'intellect mais au coeur, et elle vise juste.
Mars 1992
PELLEAS PAR ABBADO-BEETHOVEN PAR POLLINI
"C'est une erreur de supposer qu'il est possible de transmettre un quelconque message
d'un homme à un autre. Les lèvres ou la langue peuvent, si l'on veut, représenter
l'âme de l'homme, mais dès le moment où nous avons vraiment quelque chose à nous dire,
nous devons nous taire". Cette phrase de Maeterlinck pourrait servir d'exergue à
Pelléas et Mélisande de Debussy, et tout particu-lièrement à la version que vient
d'enregistrer Claudio Abbado (2 CD
Deutsche Grammophin 435 344-2), à la tête du
Philarmonique de Vienne. Péllas est, d'une certaine façon, l'opéra de l'inexprimable,
la musique du silence, le contraire de l'opéra théâtral tel qu'il a existé jusqu'au
19ème siècle.
Pelléas fait partie de ces oeuvres qui, comme le Sacre, le Pierrot Lunaire, Wozzeck, la
Rhapsody in Blue (mais oui !) ont, par révolutions successives, fait la musique du 20ème
siècle. Comme Brecht, et bien avant lui, Debussy a réalisé qu'il n'était pas de
meilleure manière de dépeindre la réalité que d'être poétique, onirique et hors du
temps. D'une certaine façon, Pelléas c'est l'anti-Verdi, l'anti-Puccini et même
l'anti-Wagner.
Pelléas est rien moins que l'opéra du flou ; il demande une grande rigueur
d'interprétation, et Abbado a beaucoup travaillé avant de le monter à la Scala de Milan
puis, tout récemment, de l'enregistrer. Il a repris la totalité des modifications
manuscrites de Debussy sur la partition de la création en 1902 à l'opéra de Paris (sous
la direction, comme on le sait, d'André Messager).
Pour cette véritable re-création, Abbado s'est entouré de chanteurs très
intelli-gemment choisis. Pelléas ne requiert évidemment pas les mêmes qualité que les
grands drames lyriques du 19ème siècle. Il y faut à la fois sensualité et retenue.
Maria Ewing est une Mélisande qui intériorise remarquablement sa passion, et qui
retrouve l'art inoubliable d'Irène Joachim dans l'enregistrement de référence dirigé
par Roger Désormière. François Leroux est un Pelléas adolescent qui a parfaitement
intégré les intentions de Debussy et dont le chant est, en quelque sorte, un camaïeu de
gris. Pour Golaud, Abbado ne pouvait faire meilleur choix aujourd'hui que José Van Dam.
C'est Jean-Philippe Courtis qui joue Arkel, personnage serein et en quelque sorte
étranger à l'action, et dont les phrases sont les seules véritables mélodies de tout
l'opéra, belles et fortes. Et il ne faut pas oublier Christa Ludwig qui chante
Geneviève. Au total, Abbado a tourné le dos au maniérisme style Art Nouveau et choisi
d'interpréter cette oeuvre tout à fait unique avec clarté et précision, de façon
surtout très moderne. A l'époque où la musique oscille dans un état d'équilibre
instable et hésite dans son évolution après s'être fourvoyée dans des voies sans
issue, cette version intelligente, sensuelle et très travaillée de Pelléas montre que
l'opéra de Debussy, loin d'être daté et marqué par le symbolisme et les débuts de la
psychanalyse, est intemporel, et qu'il a ouvert un chemin qui reste encore à explorer.
Un autre enregistrement récent mérite que l'on s'y arrête : Maurizio Pollini joue des
sonates de Beethoven. Les sonates pour piano de Beethoven sont sans doute parmi les
oeuvres les plus enregistrées et Pollini en avait déjà gravé plu-sieurs dans le
passé. S'il y revient aujourd'hui, alors que nous le connaissons presque spécialisé
dans Brahms, Chopin, Schumann et la musique contempo-raine, c'est sans doute qu'il se sent
assez mûr pour attaquer sérieusement des oeuvres devenues difficiles parce que plusieurs
grands les ont jalonnées (Arthur Schnabel, Yves Nat, entre autres) et qu'elles
nécessitent une certaine distance et une grande sérénité. Et en effet, dans les
numéros 13, 14 ("Clair de Lune") et 15 ("Pastorale") (1 CD Deutsche Grammophon 427 770-2) qui viennent de paraître, Pollini donne le meilleur de lui-même et
atteint au niveau de ses grands prédécesseurs. Il réduit les tempos, joue forte les
fortissimi, et il inter-prète Beethoven sans emphase, de façon distanciée (mais non
détachée), utilisant peu la pédale forte et souvent la pédale sourde, à mi-chemin,
d'une certaine manière, entre Mozart et Schumann. Au fond, Pollini applique le vieil
adage selon lequel la meilleure façon de se faire écouter, dans une assemblée, est de
parler distinctement et sans élever le ton. C'est beaucoup mieux que ce que l'on a
l'habitude d'entendre. Cette façon de jouer Beethoven, on n'est pas prêt de l'oublier.
Février 1992
BACH DANS TOUS SES ETATS
Pour le véritable amoureux de la musique, c'est-à-dire celui pour qui la musique occupe
une place si importante qu'il ne conçoit pas sa vie sans elle, Bach est toujours la
référence, l'ultime refuge. Sans doute, en cette fin de siècle, sa musique est-elle
parfaitement adaptée à notre goût du dépouillement, de l'essentiel, que l'on retrouve
dans bien des mouvements de l'art contemporain, et même en cuisine. Mais surtout son
universalité réside dans la capacité qu'il nous offre à tout instant, un peu comme une
religion, à la fois de trouver un écho à nos préoccupations, et de nous rapprocher de
Dieu ou de faire de nous des dieux, selon que l'on est croyant ou non.
Les variations Goldberg illustrent parfaitement le caractère à la fois
extraordi-nairement concentré et multiforme de la musique de Bach, et ses capacités
d'être en phase avec n'importe laquelle de nos pulsions émotionnelles et de satisfaire
en même temps notre goût de l'absolu, et tout particulièrement dans la version au piano
de Glenn Gould (1 CD CBS 37779).
Peu de pianistes auront suscité autant de passions contradictoires que Glenn Gould, dont
l'obsession dans la recherche de la perfection confinait presque à la névrose. Mais dans
chacune de ces 30 variations, enregistrées pour la 2ème fois en 1980, indépendantes les
unes des autres, et que seule une struc-ture commune lie quasi mathématiquement, Gould
est inspiré, non parce que, touché par la grâce, il jouerait avec génie, mais parce
qu'après des recherches inlassables, des prises innombrables, il finit par obtenir
exactement le son désiré, et nous donner cette variation sous la seule forme sous
laquelle il jugeait honnête de la faire entendre.
Car Bach s'interprète, contrairement à une idée reçue, qui ferait de sa musique une
mathématique pure. Cela est vrai même pour son oeuvre la plus dépouillée, le Clavier
Bien Tempéré, dont nous retiendrons deux enregistrements. Le pre-mier, à nouveau par
Glenn Gould, est au piano ; Bach n'a pas attri-bué cette oeuvre à un instrument
particulier mais à tout instrument à clavier (Wohltemperierte Klavier) (3 CD CBS M3K 42266). On sait le monument que constitue pour les pia-nistes ces deux livres de 24
préludes et fugues chacun, qui balayent l'ensemble de la gamme chromatique et qui, sans
jamais être didactiques, contiennent en germe toute la musique de piano moderne. Là
aussi, Glenn Gould fait mer-
veille : c'est une oeuvre qui n'a que faire de la spontanéité et qui demande à être
polie sans cesse. L'enregistrement de Glenn Gould date de 1975. Une autre version,
beaucoup plus récente, a été enregistrée au clavecin par Bob Van Asperen (2 CD EMI 749658 2 -
livre 2). Entre le piano et le clavecin, il s'agit
presque de deux oeuvres dis-tinctes, tant est grande la différence entre les timbres, la
présence ou l'absence des ornements, etc. Bob Van Asperen renouvelle intelligemment
l'interprétation de référence de Wanda Landowska il y a une quarantaine d'années.
Bach avait 37 ans lorsque, avec le Clavier Bien Tempéré, il jetait sur le papier, pour
ses élèves, sans réel souci d'être édité, et presque sans en avoir l'air, les bases
de toute la musique de piano, dans l'atmosphère vivifiante du Collegium Musicum du Prince
Léopold à Cöthen. Il en a 62 quand, répondant à un défi de Frédéric II de Prusse,
il compose, sous le titre de "l'Offrande Musicale", une oeuvre qui peut être
considérée comme la synthèse des recherches musicales de tout un siècle. Que ceux qui
ne connaissent pas ce chef d'oeuvre parfaitement intemporel se précipitent chez le
disquaire pour en faire leurs délices : ricercares et canons puis sonate en trio
conduisent à une fugue à 6 voix qui constitue sans doute l'un des sommets non seulement
de la musique de Bach mais de toute la musique. La version enregistrée par Yehudi Menuhin
en 1961 et les solistes du Bath Festi-val Orchestra (2 CD EMI CZS 767350 2)
avait fait date à l'époque. Reprise en compact, elle reste la version de référence,
insurpassée. Menuhin y était alors à l'apogée de son art et cette association
inespérée, dans sa façon de jouer et de diriger, entre une immatérialité sereine et
une humanité presque inquiète convient parfaite-ment à cette oeuvre qui, plus encore
que les autres oeuvres de Bach, participe à la fois à ces deux mondes peut-être pas
tout à fait opposés.
Le Bath Festival Orchestra, toujours dirigé par Menuhin, a enregistré, à la même
époque, les quatre Suites pour orchestre qui datent, comme le Clavier Bien Tempéré, de
la période dorée de Cöthen, et qui figurent dans le même coffret. La 2ème (en si) et
la 3ème (en ré) sont sans doute les oeuvres les plus populaires de Bach, et donc celles
qui ont donné lieu au plus d'excès (grands orchestres symphoniques, transcriptions de
certains mouvements, etc). La version Menuhin-Bath Festival est mesurée, enlevée comme
il se doit pour des Suites à la Française et superbement enregistrée.
Les Suites se retrouvent dans un enregistrement beaucoup plus ancien et qui aura marqué
l'histoire de la musique, par l'Orchestre de chambre Adolf Busch, réalisé en 1935 et
1936 (3 CD EMI CHS 764047 2), avec les 6 Concertos Brandebourgeois. Adolf Busch venait de fuir
l'Allemagne nazie avec son gendre le pianiste Rudolf Serkin ; il consti-tuait, avec le
flûtiste français Marcel Moyse et quelques autres, un ensemble qui allait révéler, par
le concert et par le disque, au monde entier, dans une période troublée, les
Brandebourgeois et les Suites, dans un esprit aussi un peu militant pour montrer que
l'Allemagne, c'était tout de même aussi cela. L'enregistrement, bien sûr, a vieilli
techniquement mais l'interprétation reste irremplaçable et émouvante : un groupe
d'amis, grands musiciens, inspiré. Le solo de piano de Serkin -car ils avaient choisi le
piano, et non le clavecin- dans le 5ème Brandebourgeois demeure un des grands moments de
la musique enre-gistrée.
Les Brandebourgeois datent eux aussi de l'époque de Cöthen. L'Art de la Fugue, lui, est,
comme chacun sait, la dernière oeuvre de Bach, d'ailleurs inache-vée. Oeuvre ambitieuse
puisqu'elle visait à rien de moins qu'à rassembler, sous une forme ramassée, la somme
de tout ce qu'il avait appris musicalement sa vie durant, notée de manière quasi
abstraite, et non destinée à un instrument ou à un groupe d'instruments particuliers.
L'abstraction de l'Art de la Fugue le rend cher à bien des X mais, là aussi, le génie
de Bach en a fait une oeuvre profon-dément humaine et, peut-être en raison de l'approche
de la mort, moins sereine, plus angoissée, que le reste de son oeuvre, et donc plus
proche, peut-être, de l'homme d'aujourd'hui. Hermann Scherchen, hanté par le caractère
unique de cette oeuvre, s'était passionné pour sa transcription pour orchestre dont l'un
des enre-gistrements, réalisé par lui à la tête de l'Orchestre de la Radiotélévision
suisse-italienne en 1965, vient d'être réédité en compact (2 CD ACCORD 200412).
De tous les enregistre-ments de l'Art de la Fugue, et il y en a de nombreux (clavecin,
orchestre de chambre, orgue, etc) c'est bien entendu le plus romantique mais sans doute
celui qui nous touche le plus, et qui nous fait découvrir, dans cette oeuvre ultime, où
Bach a organisé en une architecture parfaite les fugues sans doute les plus subtiles qui
aient jamais été écrites, un contrepoint fabuleux et des harmonies, un ton, une vision
du monde très actuels, et qui ne dépareraient pas dans une symphonie de Mahler.
Janvier 1992
POUR TERMINER L'ANNEE MOZART - LES CONCERTOS POUR PIANO
Nous aimons nos vieux disques à la pochette défraîchie, mais nous supportons mal leurs
grésillements, marques du temps qui passe et de nos soins imparfaits. Il y aurait
beaucoup à dire de la joie que nous éprouvons à retrouver nos enregistre-ments les plus
chers ressuscités à l'identique, sous la forme de disques compacts dotés d'une
éternelle jeunesse (même si cette perfection nous décon-certe parfois au point de nous
faire écouter en cachette un vieux disque abîmé).
Ainsi fait irruption, parmi tant d'interprétations nouvelles, l'intégrale des concertos
pour pianos de Mozart par Geza Anda, enregistrés de 1961 à 1969 avec la Camerata
Academica du Mozarteum de Salzburg (10
CD Deutsche Grammophon 429 001-2).
Mozart a écrit 27 concertos pour pianos, 23 "vrais" si l'on excepte les 4
premiers qui sont des pastiches de jeunesse, transcription de mouvements de sonates
empruntés sans le dissimuler à des contemporains comme C.P.E Bach.
Les concertos pour pianos ont plusieurs caractéristiques essentielles dans l'oeuvre de
Mozart. D'abord, ils la jalonnent à partir de la fin de l'adolescence : le premier
concerto "vrai" date de sa 18ème année, le 27ème de l'année 1791. Et ce
jalonnement se retrouve dans la musique même des concertos où l'on rencontre, ici et
là, non des thèmes repris d'autres oeuvres, comme chez Bach, mais des phrases qui
évoquent tel opéra ou tel quintette.
Ensuite, et surtout, Mozart était pianiste-interprète. A part quelques exceptions
célèbres comme le concerto "Jeunhomme", il a écrit la plupart des concertos
pour lui-même, et les a joués en public dans des "Académies", sorte de
concerts par souscription, surveillant attentivement les copistes qui préparaient les
partitions de l'exécution publique pour éviter les fuites. D'ailleurs, la partie de
piano n'était pas toujours notée, Mozart se réservant d'improviser au cours de ses
concerts (quel pianiste serait capable d'improviser aujourd'hui en concert, excepté un
pianiste de jazz ?).
Enfin, la partie orchestrale est souvent conçue en fonction de l'ensemble dispo-nible
pour l'Académie préparée, bien plus que de l'inspiration du moment.
Cela étant, on peut suivre à la trace, tout au long de cette intégrale, les phases de
la vie de Mozart, car il s'est mis tout entier dans ses concertos. Plus précisé-ment, il
s'efforce au début de trouver un équilibre entre le goût du public (pour le genre
"galant") et son besoin de dire "ce qu'il a dans le ventre", comme on
dirait aujourd'hui ; tout au moins en est-il ainsi jusqu'au treizième concerto. Et puis,
de 1784 à 1786, en moins de 3 ans, ce sont 12 de ses "vrais" 23 concertos qu'il
va composer, parfois 2 au cours du même mois ; dépassant définitivement le genre
"galant", il dit sans détours tout ce qu'il a à dire ; comme l'écrit Jean
Massin, "Mozart choisit le concerto pour piano comme instrument favori de la
conquête à la fois esthétique, sociale et humaine qu'il entreprend". Et il brise
une à une les contraintes, dans les concertos comme dans sa vie, pour atteindre un sommet
avec les concertos 20 à 24.
Mais quoi qu'il ait à dire, Mozart sait que la musique est d'abord plaisir intense, et il
ne résiste jamais au bonheur de prendre possession de son auditoire par une belle phrase
qui fait tomber les défenses de l'auditeur le plus averti. Et cepen-dant, derrière
l'apparente facilité, quelles innovations presque imperceptibles à l'écoute tant elles
coulent de source (déchiffrez donc, camarades pianistes, le presque trop linéaire
andante en fa majeur du 21ème concerto auquel Poulenc a rendu hommage dans son concerto
pour 2 pianos).
En réalité, rien de moins superficiel ; tout est dit. Dans ce 18ème siècle finissant,
qui a donné la primauté à l'esprit sur la matière, qui a magnifié la "belle
apparence" et le plaisir glacé des libertins, Mozart, sans les excès du romantisme
à venir, nous donne l'expression sans fard, musicale et donc universelle et bien plus
riche que toute littérature, non pas d'un dieu (quelle bêtise que le "divin
Mozart" !) mais, comme le dira Sartre, "d'un homme, semblable à tous les
hommes, qui les vaut tous, et que vaut n'importe lequel d'entre eux".
Il serait vain de citer tel ou tel concerto, même si, pour des raisons sans doute
personnelles, certains mouvements nous émeuvent au point de nous faire perdre tout sens
critique (comme l'andante du concerto n° 9, le rondo du n° 13, l'andante du 22, le 23
dans sa totalité, le rondo du 24, etc). Mais il faut expliquer le choix de la version
Geza Anda (parmi d'autres intégrales, dont Brendel, Perahia, Barenboïm, ...). C'est que,
du premier au dernier concerto, Anda les joue tous avec le même équilibre, avec le même
soin d'être fidèle (et non servile), avec la même intelli-gence entre le piano et
l'orchestre (qu'il dirige lui-même), se gardant de tout excès comme de toute
sensiblerie, créant, là où celles de Mozart sont perdues, des "cadences" qui
témoignent d'une parfaite symbiose avec la musique qu'il interprète. Nous avons comparé
soigneusement des versions récentes ou anciennes, de Gieseking à Pollini en passant par
Richter, concerto par concerto ; la version Anda s'impose dans tous les cas. Une telle
interprétation est la somme d'une vie, comme l'était celle de Gieseking pour l'oeuvre
pour piano seul (parmi les pianistes contemporains, peut-être Christian Zacharias
pourra-t-il, dans une vingtaine d'années, enregis-trer une intégrale du même niveau).
Au total, quelques heures de pur bonheur. Et "du bonheur avant toute chose",
pour parodier le "pauvre Lelian", n'est-ce-pas là la marque unique et
irremplaçable de la musique de Mozart ?