Décembre 1997
Un petit carrousel de fête
A la fin de l'année, l'édition phonographique bat son plein, évidemment sans
homogénéité ni cohérence. D'où l'absence de ligne directrice dans une chronique qui
aura privilégié, cette fois, la focale courte.
Des voix profanes
Tout oppose Kurt Weill et Richard Strauss (et pas seulement sur le plan musical) mais ils
ont une caractéristique en commun : ils n'ont pas créé d'harmonies nouvelles, mais ils
ont joué sur l'orchestration et l'enchaînement non classique d'harmonies classiques.
Pour Weill, il y a un abîme entre les airs géniaux de Mahagonny ou du Drei Groschen
Oper, et Lady in the Dark, comédie musicale écrite pour Broadway en 1941, presque aussi
fine que du Gershwin , publiée aujourd'hui dans un superbe enregistrement des années 60
"remastérisé" (1 CD SONY Heritage MHK 62 869).
En revanche, Ariane à Naxos, sur un livret de Von Hoffmansthal, est le sommet du
divertissement néoclassique dont Strauss s'est fait le chantre; Kent Nagano et
l'Orchestre de l'Opéra de Lyon en ont enregistré la version originale de 1912 très
différente de celle que l'on a l'habitude d'entendre (apparemment une première
mondiale), avec Margaret Price dans le rôle d'Ariane (2
CD VIRGIN 5 45111 2): peut-être le plus subtil des opéras de
Strauss, certainement le plus séduisant.
A des années-lumière de cette musique brillante et mondaine, Frederica Von Stade chante
quelques unes des Mélodies de Fauré, sur des poèmes de Verlaine, Hugo, etc,
accompagnée par Jean-Philippe Collard (1 CD EMI 4 61714
2), pièces que Proust dut aimer, quintessence de l'art intimiste
français de la mélodie, élitiste et discrète. A l'autre extrémité du spectre, José
Cura, ténor " héroïque " argentin plus italien que nature, chante des airs de
Puccini avec brio (1 CD ERATO 630 18838 2),
et se démarque (un peu) des trois monstres, sacrés ou pas, qui occupent la scène depuis
quelques lustres,et dont l'un, Placido Domingo, temporairement reconverti, conduit le
Philharmonia qui accompagne Cura.
Bach (encore), Pergolese, Berlioz
Tout d'abord, Bach baroque: on ne peut pas en rester indéfiniment à Casals, Fournier ou
Rostropovitch, et il fallait bien essayer les Suites pour violoncelle seul au violoncelle
baroque; c'est ce qu'a fait Jaap Ter Linden (2 CD
HARMONIA MUNDI 907216 17), et le résultat est excellent. On y perd
en abstraction ce que l'on gagne en richesse de timbre et en chaleur; après tout, il
s'agit bien de suites à danser, musique baroque par excellence, et ce sont sans doute les
mélomanes du XXème siècle qui les ont théatralisées et mythifiées.
Et toujours dans le Bach baroque, le nouveau volume, le cinquième, des Cantates par
l'Orchestre et les Choeurs baroques d'Amsterdam dirigés par Tom Koopman (4 CD ERATO 630 17178 2). Il s'agit des
cantates profanes de la période de Leipzig, destinées à des noces, anniversaires,
fêtes de notables, en un mot des oeuvres alimentaires; mais, au fait, presque toute la
musique de Bach ne l'est-elle pas, alimentaire? Bach composait pour vivre, comme la
quasi-totalité de ses confrères ; et l'absolue merveille est que chacune de ces oeuvres,
qui devraient être mineures, soit pour nous une source de plaisir jubilatoire .
Les trois Cantates de l'Avent (dont les deux les plus connues s'intitulent toutes deux Nun
komm, der Heiden Heiland) , que vient d'enregistrer le Collegium Vocale dirigé par
Philippe Herreweghe (1 CD HARMONIA MUNDI HMC 901 605)
ont certes un objet plus sérieux, mais tout se passe, avec Bach, comme avec certains
cuisiniers: ils préparent avec la même ferveur, le même soin, une tourte de godiveau
qu'un potage à l'oseille.Le ténor est l'excellent Christoph Prégardien.
Que Pergolese soit mort jeune, comme Mozart, Schubert, Radiguet, fascinait déjà les
foules au XVIIIème siècle, et ajoute pour certains une saveur spéciale à son Stabat
Mater, qui n'en a nullement besoin. Gérard Lesne, Il Seminario Musicale, et Véronique
Gens l'ont enregistré avec le Salve Regina et la Sinfonia a tre (1
CD VIRGIN 5 45291 2) et cette version " de chambre " est la
plus chargée d'émotion que nous ayons entendue.
L'Enfance du Christ, de Berlioz, est à mille lieues de là : théatrale, un peu naïve,
romantique en diable, à découvrir dans la version toute récente de Ph Herreweghe avec
la Chapelle Royale et le Collegium Vocale (2 CD HARMONIA
MUNDI HMC 901 632/ 33) (allergiques à Berlioz, s'abstenir).
Deux pianistes
Christian Zacharias a enregistré entre 1982 et 1991 une quasi intégrale des Concertos de
piano de Mozart, qu'EMI vient de regrouper en 8 CD (dans un coffret à prix réduit - 8 CD EMI 5 72171 2) . Sans doute le plus
mozartien des pianistes d'aujourd'hui, Zacharias joue léger et retenu ces oeuvres qui
sont, avec les quatuors et quelques uns des opéras, ce que Mozart a écrit de plus fort,
de plus sincère apparemment, en tout cas ce qui nous touche le plus. Les orchestres sont
quelque peu inégaux, mais les tests, qui ne trompent pas, du mouvement lent du 17ème et
de la coda du 24ème, sont tout à fait satisfaisants. Les cadences sont de Zacharias.
Connaissez-vous Nelson Gerner, pianiste argentin de 29 ans? Sinon, courez le découvrir
toutes affaires cessantes dans Chopin (1 CD EMI "
Début " 5 69701 2). Il y a longtemps que l'on n'a joué la
Sonate en si mineur et la 4ème Ballade avec autant de " coeur ", de présence
et de précision à la fois, depuis Samson François peut-être.C'est parfait, sans une
faute de goût. Si tout se passe bien, Gerner devrait être, d'ici dix ans, le successeur
inespéré de Samson François.
Cinéma virtuel
Chacun de nous en a fait l'expérience, rien n'est plus évocateur d'un film qui vous a
marqué que sa bande son, écoutée les yeux fermés, tout particulièrement sa musique.
Deux éditeurs ont entrepris de faire revivre ainsi les images que nous portons en nous.
Nonesuch, d'abord, avec des disques de musique seule: ainsi, deux d'entre eux sont
consacrés l'un à la musique de Leonard Rosenman pour les deux films mythiques de James
Dean, East of Eden et Rebel without a cause (la Fureur de vivre) (1
CD NONESUCH 7559 79402 2), réenregistrée en 1995 par le London
Sinfonietta, l'autre à celle de Alex North pour les films de Marlon Brando Viva Zapata,
Un tramway nommé Désir, et aussi Spartacus et les Misfits, par le London Symphony (1 CD NONESUCH 7559 79446 2). Musiques
efficaces et, pourquoi avoir honte de le dire, très belles (" une femme belle est
une femme qui m'émeut " a dit Léon-Paul Fargue), et qui nous font revivre une foule
de souvenirs d'adolescent, pour peu que ces films soient liés à des moments forts de
notre vie.
La démarche d'Auvidis, dans sa collection Travelling, est différente : il transcrit la
bande son du film (des extraits), musique, dialogues et bruits. On retrouve ainsi dans le
disque consacré à Joseph Kosma, les voix de Gabin, Blanchette Brunoy, Paul Meurisse,
Gérard Philipe, Delmont, et, bien sûr la musique de Kosma pour La Marie du Port, Le
Déjeuner sur l'herbe, Juliette ou la Clé des songes (1
CD AUVIDIS K 1513). La qualité technique est celle des bandes
optiques des films, mais même ces défauts participent à l'émotion. A quand Maurice
Jaubert et Georges Van Parys?
Novembre 1997
Un petit voyage d'hiver
Mythiques
Ah, les quatuors de Beethoven par le Quatuor de Budapest ! Un enregistrement mythique s'il
en fut, comme les Suites de Bach par Casals ou Chopin par Samson François, mais à la
différence près qu'il n'avait jamais - l' original, celui des années 40 sur 78 tours -
été repiqué en cd. La " remastérisation numérique " faisant merveille, on
peut aujourd'hui écouter dans d'excellentes conditions techniques l'équivalent, pour le
quatuor, de ce que Richter a été au piano : la clarté spartiate, l'absolue perfection
dans l'honnêteté absolue. Les deux premiers disques présentent trois des quatuors de
l'opus 18, le 3ème des Razumovsky, le " Serioso ", et le rarissime (pourquoi?)
quintette en ut majeur (2 cd SONY Masterworks Heritage
MH2K 62870); sur les deux autres figurent quatre des cinq derniers,
les 12, 14, 15 et 16 (2 cd SONY Masterworks Heritage
MH2K 62873).
De Samson François, une compilation en deux cd réunit des enregistrements se 1956 à
1966 (2 cd EMI 5 72242 2) de
pièces de Chopin qu'ont souvent entendues ceux qui ont eu la chance de l'écouter en
concert : les Ballades 1 et 4, deux Polonaises dont la 6ème, des Nocturnes, des Etudes,
des Valses, la Sonate n° 2, le 2ème Scherzo, notamment.. A l'opposé de Richter, (et de
Toscanini, qui se vantait de diriger plusieurs fois la même symphonie de Beethoven dans
le même temps, à la seconde près), c'étaient des interprétations de tous les dangers,
en fonction de l'instant, sabotées ou expédiées si l'inspiration n'y était pas ou si
le public n'était pas subjugué, ou géniales s'il était touché par la grâce, ce qui
était souvent le cas. Pour le mélomane, aujourd'hui comme hier, une aventure
irremplaçable.
Et une extraordinaire surprise : des Concertos de Mozart par Robert Casadesus et Georges
Szell dirigeant le Columbia ou le Cleveland Symphony, les 12, 15, 17, 18, 20, et le
Concerto pour deux pianos (avec Gaby Casadesus - 2 cd
SONY SM2K 60043) . On ne connaissait pas, ou bien l'on avait oublié,
cette manière cristalline, légère, un peu douce-amère, très française, de jouer
Mozart. Une merveille, qui est aux interprétations de style austro-germanique ce qu'un
Bâtard-Montrachet est à un vin du Rhin.
Enfin, plus récents et toujours l'archétype du style français, subtil, enlevé et, en
même temps un peu détaché, avec l'exigence de la perfection sans affectation, des
enregistrements de l'âge d'or de l'Orchestre de Paris dirigé par Charles Munch, qui en
fut le créateur et qui disparut un an après sa création: Ravel, notamment la 2ème
Suite de Daphnis et Chloé et la Rapsodie Espagnole, jamais égalées depuis, et la
Symphonie Fantastique de Berlioz (2 cd EMI Classics 5
72447 2).
Isaac Stern
Heifetz, Oïstrach, Milstein, sont morts, mais Isaac Stern est bien vivant et il a
enregistré coup sur coup, cette année, plusieurs disques dont les deux quatuors avec
piano de Mozart (2 cd SONY SK 66841),
avec Emmanuel Ax, Jaime Laredo et Yo-Yo Ma; cinq sonates de Mozart pour violon et clavier
(2 cd SONYSK 61962), et les deux
sonates de Bartok (1 cd SONY SK 69245),
ces deux derniers disques avec Yefim Bronfman.
Les deux quatuors de Mozart sont d'une extrême finesse contrapuntique, et parmi les plus
plaisantes de ses oeuvres de musique de chambre. Les sonates sont, elles aussi; des
oeuvres de salon, et tant pis si nous faisons un contresens sur la Sonate en mi mineur,
oeuvre apparemment désespérée, qui pour Mozart fut, en pratique, alimentaire :
l'interprétation de Stern est rien moins que romantique, et sa linéarité-même la rend
plus émouvante encore. Quant aux deux sonates de Bartok, dures et fortes, elles sont,
aujourd'hui encore, d'un modernisme qui en dit long sur le caractère visionnaire d'un
compositeur contemporain de Ravel et Stravinski, et elles pourraient illustrer le
mal-vivre des années 20 et le profond pessimisme de Bartok, tout comme les peintures des
expressionistes allemands, auxquels elles s'apparentent étrangement.
Quant à Stern, son jeu précis et nerveux n'a pas pris une ride.
Trois symphonies dévastatrices
A la même époque que celle où Bartok composait ses deux sonates, Chostakovitch, lui,
orchestrait un arrangement de Tea for Two, qui accompagne, ainsi que les deux Jazz Suites
(astucieuses et amusantes), la Symphonie 1905 (n°11) sur un disque récent du
Philadelphia Orchestra dirigé par Mariss Jansons (1 cd
EMI Classics 5 55601 2). On a beaucoup glosé sur cette symphonie,
qui serait une sorte de Requiem, non pour les ouvriers morts lors de la révolte de 1905
contre le tzar, mais pour les insurgés hongrois de 1956. L'important n'est pas là, mais
dans l'extraordinaire pouvoir évocateur d'une musique taillée à la hache, comme souvent
chez Chostakovitch : on écoute d'une traite et l'on en sort hagard, presque dévasté,
comme après avoir vu l'un de ces films soviétiques du type " l'Arc-en-ciel ".
Dans le genre dévastateur, on ne peut guère faire mieux que Mahler dans sa 6ème
symphonie, qui vient d'être éditée par Le Chant du Monde dans le cadre de l'intégrale
par Svetlanov et l'Orchestre symphonique d'Etat de Russie (1
cd Chant du Monde RUS 288 135). Dure, sombre et destructrice, elle
est la moins jouée des symphonies de Mahler, mais non la moins intéressante. Mais le
sommet absolu de la symphonie tragique est sans doute une autre 6ème, celle de
Tchaïkovsky, enregistrée par Claudio Abbado en 1986 avec le Chicago Symphony, et
publiée en cd il y a peu (1 cd SONY SK 42368).
Elle est archi-connue, mais Abbado la dirige sans emphase, et c'est cette absence de
pathos qui confère à cette interprètation une force et un pouvoir émotionnel peu
fréquents. A ne pas écouter un dimanche d'hiver sombre si vous avez du vague à l'âme.
Aôut-septembre 1997
Sourires d'une nuit d'été
...une chanson d'amour et d'infidélité
qui parle d'une bague et d'un coeur que l'on brise
oh l'automne l'automne a fait mourir l'été
Guillaume Apollinaire
L'été est, somme toute, une saison assez mélancolique, pour qui vit tourné vers
l'avenir: les beaux jours portent en eux-mêmes leur propre fin, et le printemps prochain
est bien loin. D'où le besoin de divertissement, et, quand on a atteint la saturation de
soleil, de sel, etc, le refuge de la musique.
Ariettes plus ou moins oubliées
Tout d'abord, une découverte: saviez vous que Gounod se considérait avant tout comme un
compositeur de musique instrumentale et connaissez-vous le " Petit Quatuor en ut
majeur ", le Quatuor n°3 en fa majeur? Si la réponse est non, réjouissez-vous: un
plaisir rare vous attend, celui de les entendre pour la première fois. Cette musique
subtile, sensuelle, que le Quatuor Danel (1 CD AUVIDIS
VALOIS V 4798) joue de manière déliée et intimiste, pourrait
servir d'exergue à la Recherche du temps perdu.
Autres quatuors, eux aussi sensuels et profondément français, ceux de Darius Milhaud,
peut-être le meilleur de son oeuvre, car, comme toujours dans les quatuors, le plus
concentré, allant directement à l'essentiel. Sur les 18 quatuors qu'a écrits Milhaud,
le Quatuor Parisii en a choisi quatre (1 CD AUVIDIS
VALOIS V 4781), qui s'échelonnent de 1914 - presque atonal - à
1945, polytonalité éclatante. Un des compositeurs majeurs du XXème siècle, qu'admirait
Schoenberg.
Tournemire (Charles) fait partie de ces créateurs français prolifiques et protéiformes
qui ont hésité entre la manière de Debussy et celle de Franck, et qui n'ont atteint ni
au niveau de Ravel, ni à celui de Fauré. Il ne faut cependant pas ignorer ses
symphonies, surtout la 7ème et la 3ème, dite "Moscou" (2
CD AUVIDIS VALOIS V 4794). C'est un peu invertébré, mais cela ne
manque pas de souffle, et ne mérite pas d'être jeté aux orties.
De Debussy, enfin, deux très beaux disques: les dernières mélodies par Bernard Kruysen
et Noël Lee (1 CD AUVIDIS VALOIS V 4803),
et, sous le titre " Chansons oubliées ", trois recueils par Dawn Upshaw et
James Levine (1 CD SONYSK 67190).
Les dernières mélodies comprennent notamment les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé,
les Trois ballades de François Villon, les Trois chansons de France. Parmi les "
Chansons oubliées ", les Cinq poèmes de Charles Baudelaire, le Recueil Vasnier (peu
connu, vaut le détour), et Ariettes oubliées. Il y a dans tout cela beaucoup de
recherche sur les correspondances entre les mots - leurs sons et les concepts qu'ils
sous-tendent - et la musique.C'est moins sensuel que Ravel, moins achevé, mais il n'y
aurait pas eu les mélodies de Ravel sans cela. C'est peut-être ce qu'il y a de plus
français dans la musique française: une musique de salon, d'un raffinement extrême,
légère et géniale comme une recette de Joel Robuchon.
Kurt Weill trahi par lui-même
Les Sept Péchés Capitaux des Petits-bourgeois, commande des milieux mondains parisiens
qui cherchaient à s'encanailler délicieusement, entre les deux guerres, à un Kurt Weill
fuyant le nazisme, en exil et aux abois, est sans doute ce qu'il a fait de mieux,
musicalement s'entend. Mais quel dommage que le choix de Teresa Stratas, superbe soprano
mais si peu en situation,avec ses vibrato, alors qu'il faut une chanteuse de cabaret,
même si Weill a prévu, dans son égarement et ses compromis parisiens, une vraie
soprano. La version avec Gisela May, qui n'existe malheureusement pas en cd, est, elle,
inoubliable. Sur le même disque (1 CD ERATO 0630 17068
2), Kent Nagano et l'Orchestre de l'Opéra National de Lyon jouent
aussi la 2ème Symphonie, qui nous laisse entrevoir ce que Weill serait devenu si les
nazis ne l'avaient pas chassé d'Allemagne et si, pour vivre, aux USA, il ne s'était pas
abandonné aux facilités de la comédie musicale.
Brahms dans tous ses états
Le Double Concerto est une oeuvre légendaire, liée à l'amitié entre Brahms et le
violoniste Joachim, et marquée à jamais par un enregistrement Casals-Thibault à
l'époque de la République espagnole. On se devait d'avoir une version Yo-Yo Ma et
Perlman, et on l'a, avec le Chicago Symphony Orchestra dirigé par Barenboïm (1 CD TELDEC 0630 15870 2).C'est très
rond, chaleureux, lyrique,aérien, d'un romantisme presque français, avec en outre des
bois et des cuivres superbes. Sur le même disque, le Concerto pour violon de Mendelssohn
par Perlman, évidemment optimal.
Wilhelm Backhaus est bien oublié aujourd'hui. Il fut le Richter des années 1920-50,
rigoureux, dédaigneux des effets. Il avait connu Brahms, et ses enregistrements des
années 30 sont des versions de référence, dont les repiquages de 78 tours en cd
permettent de jauger, malgré une qualité technique limitée de reproduction dont nous
n'avons plus l'habitude, l'extraordinaire force expressive : une musique " habitée
", comme on dit. Les deux concertos sont joués, le premier avec le BBC Symphony
dirigé par Boult, le second avec Boehm, autre brahmsien rigoureux, qui dirige la
Sächsische Staatskapelle. Il y a aussi, sur le même enregistrement, l'intégrale des
pièces de l'opus 118, les Intermezzi des Opus 117 et 119 (ces derniers indicibles), deux
Rapsodies, des Fantaisies, des Danses Hongroises(2 CD
EMI 5 66418 2) ...Une belle leçon d'interprétation de Brahms.
On retrouve Backhaus dans un disque de musique de salon, des valses, où il joue les 16
Valses de l'Opus 39 (1 CD EMI 5 66425 2).
Sur le même disque, une passionnante confrontation : les Liebeslieder-Waltzer
enregistrées en 1947 par un quatuor de solistes dont Irmgard Seefried et Hans Otter et
deux pianistes, une merveille, et les mêmes Liebeslieder-Waltzer, dix ans plus tôt, par
un quatuor mondain parisien - dont la Comtesse de Polignac - dont la seule valeur est que
les deux pianistes d'accompagnement sont Nadia Boulanger et ...Dinu Lipatti, qui
enregistrait pour la première fois. Les deux jouent aussi sept des Valses pour deux
pianos, un grand plaisir.
Enfin, toujours dans la collection Références, les trois Quatuors à cordes et le
Quintette avec clarinette, par le Quatuor Léner, hongrois de légende que dépeint Huxley
dans Contrepoint (2 CD EMI 5 66422 2).
D'abord, ces quatuors sont parmi les oeuvres les plus fortes non seulement de Brahms, mais
de toute la musique (essayez, par exemple, d'écouter la Romance du 1er Quatuor et de
garder votre calme et les yeux secs). Ensuite, le Quatuor Léner joue en tzigane, avec ses
tripes, et, malgré l'énorme différence de qualité technique de l'enregistrement (les
années 30 contre les années 80), une écoute comparée avec la version du Quatuor Alban
Berg ne penche pas, pour la première fois, en la faveur de ces derniers. Musique pour la
fin de l'été...
Pour terminer avec Brahms, les Variations sur un thème de Haydn, dans l'intreprêtation
de Karajan avec le Philharmonique de Berlin (1977) (1 CD
EMI 5 66093 2). C'est dans cette oeuvre flamboyante que le flamboyant
Karajan, bien peu brahmsien par tempérament, est enfin adapté à la situation. Sur le
même disque, le 2ème Concerto pour piano, avec Hans Richter-Haaser (1958), très bien..
Pianistes
Frederic Chiu, 33 ans, vit à Paris, technique transcendante, intelligence de la musique,
sensibilité, pianiste exceptionnel de la (relativement) jeune génération. Deux disques
témoignent de ses capacités hors du commun. D'abord, Chopin, les dix Etudes de l'Opus
10, et quatre Rondos (1 CD HARMONIA MUNDI 907 201).C'est
très fort, très prenant, cela rappelle Samson François (écoutez l'étude 6 en mi
bémol mineur, que vous jouez certainement, camarades pianistes). A noter : Chiu écrit
lui-même les notices de ses enregistrements, ce qui est rarissime, et elles sont
remarquables, ce qui l'est encore plus. Ensuite, Prokofiev, les six pièces de l'opus 52,
les deux Sonatines de l'opus 54, et trois pièces de l'opus 59 (1
CD HARMONIA MUNDI 907 189).Si Chopin c'est Delacroix, Prokofiev est
Malevitch, navigant entre l'abstrait et le très figuratif, et se livrant en permanence à
des exercices de style. Les pièces enregistrées sont fortes, très construites,
polytonales, pas simples, le Prokofiev que l'on aime. Chiu en donne une véritable
explication de texte, qui fait apparaître des oeuvres parfois difficiles comme des
évidences. On aimerait l'entendre dans Bach.
Andras Schiff joue les trois Concertos de Bartok (1 CD
TELDEC 0630 13158 2) avec le Budapest Festival que dirige Ivan
Fischer. Il s'agit d'oeuvres difficiles (à l'exception du 3ème Concerto, plus
classique), qui supposent une longue fréquentation avant d'être apprivoisées par
l'interprête et par l'auditeur. On peut les placer au dessus des Concertos de Prokofiev,
très au dessus de ceux de Rachmaninov : le sommet du concerto moderne de piano. Il faut
un Hongrois pour jouer Bartok, comme seul un Argentin peut jouer le tango. Schiff évite
le piano-percussion, joue rubato quand il le sent ainsi, et nous donne rien de moins que
l'interprêtation de référence.
Les Variations sur un thème de Paganini sont ce que Rachmaninov a écrit de mieux pour le
piano : c'est hyper brillant, léger, intelligent, bourré de trouvailles harmoniques et
rythmiques. Andrei Gavrilov en donne une version superbe de désinvolture, avec le
Philadelphia Orchestra dirigé par Riccardo Muti, et joue, sur le même disque (1 CD EMI Red Line 24356 99622), le 2ème
Concerto, qui est comme une (très) belle prostituée aux charmes de laquelle on s'en
voudrait de ne pas avoir su résister.
Murray Perahia est un des très rares, aujourd'hui, qui possède ce respect infini de la
musique telle qu'elle est écrite et ce souci non de briller mais de transmettre avec
humilité, ce que l'on ne peut faire que si l'on domine totalement à la fois son ego et
l'oeuvre que l'on joue. C'est dans cet esprit qu'il joue (1
CD SONY SK 62 785) des Suites de Haendel, pièces très fines moins
intellectuelles que Bach et qui coulent de source, et des Sonates de Scarlatti (Domenico),
multicolores et complexes mais non ambitieuses, que Scarlatti décrivait lui-même comme
" un jeu plaisant avec l'Art ". Si l'on recherchait aujourd'hui un impossible
successeur à l'irremplaçable Richter, Perahia serait un bon candidat.
Mai 1997
...mots que j'écris ici contre toute évidence
ô mon empire d'homme
avec le grand souci
de tout dire
Paul Eluard
Chinoiseries
Il est des oeuvres où l'auteur a voulu, ambition folle, mettre tout: la vie, l'amour, la
mort, et certaines, rares, où il y est parvenu (démesurées, comme Les Thibault ;
concentrées, comme Pour qui sonne le glas). C'est le cas du Chant de la Terre, à la fois
symphonie et cycle de lieder, où, en outre, Mahler a résumé, d'une certaine
manière,toute son oeuvre passée, en faisant appel à six poèmes chinois au désespoir
serein et en demi-teinte.
Chef d'oeuvre absolu, écrit deux ans avant sa mort, après une série de drames
personnels, jamais joué de son vivant, c'est aussi l'oeuvre la plus populaire de Mahler,
et aussi sans doute la plus enregistrée.L'enregistrement récent de Simon Rattle avec le
City of Birmingham Orchestra (1 CD EMI 5 56200 2)
possède une étrange originalité: il fait appel à un baryton (Thomas Hampson) au lieu
d'une mezzo-soprano, possibilité apparemment prévue par Mahler, d'où une certaine
austérité au milieu d'un palette orchestrale superbe. Les inconditionnels préfèreront
la version de Bernstein avec Christa Ludwig, ou encore le vieil enregistrement-culte avec
Kathleen Ferrier.
Ce sont aussi des poèmes chinois que Lemeland utilise dans son cycle de mélodies "
Time Landscapes " pour soprano et orchestre, chanté par Carole Farley (1 CD SKARBO SK 3945). Lemeland a eu le
courage constant - et il en a fallu - de résister au terrorisme puis à la dictature de
la musique sérielle (" douze balles pour fusiller la musique ", disait Pierre
Schaeffer) et d'écrire tonal, dans la lignée de Ravel, Prokofiev, Chostakovitch, avec
des orchestrations très recherchées. Grand prix du disque de l'Académie Charles Cros
pour Omaha et Songs for the dead soldiers, Lemeland clot son " American War Requiem
" avec un très bel Epilogue, qui figure sur le même disque, avec d'autres pièces
évocatrices de la deuxième guerre mondiale.
Schubert et Schumann
EMI a réuni en un coffret cinq oeuvres majeures de musique de chambre de Schubert,
enregistrées par le Quatuor Alban Berg entre 1979 et 1985: les Quatuors " La Jeune
fille et la Mort ", Rosamunde, et le n°13, le Quintette avec piano, et le Quintette
à cordes (4 CD EMI 5 66144 2).
Schubert agace un peu certains car il n'est pas savant et il suscite l'émotion au premier
degré : on lui en veut de se laisser prendre. Il y a là ce qu'il a fait de mieux, par
l'ensemble qui est au quatuor ce que Sviatoslav Richter est au piano, et qui aura, à cet
égard, dominé les vingt dernières années et, peut-être, le vingtième siècle.Ecoutez
l'andante de " La Jeune fille et la Mort ", celui du Quatuor " Rosamunde
", et, aboutissement ultime, l'adagio du Quintette pour cordes, dont Arthur
Rubinstein disait qu'il aimerait l'entendre juste avant de mourir, pour avoir sans doute
un avant-goût du Paradis où il est aujourd'hui, n'en doutons pas.
Il est facile d'opposer Schubert le naïf et Schumann le tourmenté, et cependant c'est
une autre forme de sérénité, plus subtile, moins angélique, qui sourd des deux cycles
Dichterliebe et Liederkreis, enregistrés par Bo Skovhus (1
CD SONY SK 62372). A cet égard, deux découvertes: Dietrich
Fischer-Dieskau a un successeur, et Clara Schumann était un compositeur non mineur. Sur
le même disque, en effet, une dizaine de lieder de Clara, tout de grâce et d'invention
harmonique et mélodique, qui pourraient être de... Schumann (Robert).
Bach, Gesualdo
Erato publie le 4ème volume des Cantates par Ton Koopman, avec toujours le même soin de
la clarté et de l'équilibre de l'orchestre et des voix. Il s'agit des cantates dites
"profanes" (3 CD ERATO 630 15562 2),
avec, bien sûr, l'Orchestre et les Choeurs Baroques d'Amsterdam.A la différence des
cantates liturgiques, celles ci ont été composées pour un évènement singulier
(funérailles, anniversaire, etc) et n'ont donc, du temps de Bach, été jouées qu'une
fois; mais Bach en a repris des airs dans des cantates liturgiques. Qu'il s'agisse de
cantates connues comme " Non sa che sia dolore " ou moins connues comme "
Lass Fürstin, lass noch einen Strahl ", on s'émerveille: il est clair que Bach
était incapable de composer des oeuvres mineures.
On reprend au même moment en cd le Magnificat et l'Oratorio de l'Ascension dans la
version de Michel Corboz avec l'orchestre de chambre de Lausanne (1
CD ERATO 6301 79272), enregistrés en 1976 et 1979. On n'avait pas,
alors, l'approche baroque de la musique de Bach, lancée par Harnoncourt, reprise par
d'autres, et portée à la perfection par Koopman; et, dans le style classique non
grandiose (c'est-à-dire pas à la Karajan), c'est ce qui s'est fait de mieux.
Pour terminer, une perle noire, une musique raffinée et vénéneuse, sans équivalent
dans l'histoire de la musique: celle de Gesualdo, dont l'ensemble A Sei Voci a enregistré
en 1984 les Répons du Jeudi et du Samedi saints (1 CD
ERATO 6 301 79382). Enchainements d'harmonies contre nature,
dissonances, ruptures de rythme: un avant-gardiste du 16ème siècle, sulfureux, à la vie
aussi tourmentée que sa musique, qu'il faut découvrir toutes affaires cessantes, si vous
n'êtes pas déjà de ses aficionados.
Avril 1997
En passant
Puisque tout passe faisons
la mélodie passagère
celle qui nous désaltère
aura de nous raison
R.M.Rilke, poèmes en Français
Pas très classique
Il est à la mode de faire canaille, en musique comme en cuisine. Mais est-ce bien
nouveau, et que les musiciens habitués des salles de concert jouent de la musique de
brasserie ou de casino, voire pire, et où ils veulent (voire pire), n'était-il pas la
norme, jusqu'à ce que les académistes pincés de l'après guerre en décident autrement
? Ainsi le très bon violoniste Gilles Apap, de retour de Californie, enregistre avec les
"Transylvanian Mountain Boys" (alto, guitare, basse) un très joli méli-mélo
où figurent pêle-mêle Stravinski, Django Reinhardt, Prokofiev, Ernest Bloch, Strauss
(Johann), et des airs folkloriques roumains et tziganes. C'est remarquablement joué,
très enlevé, tout-à-fait ce que l'on aime : un vrai plaisir (1
CD SONY SK 62 838).
Le flamenco est une de ces musiques magiques, dont on sent qu'elles vont bien au delà de
la perception que l'on en a, et que l'on n'en pénètrera jamais la réalité profonde,
que l'on ne sera jamais un initié (comme le blues, par exemple, le vrai). Mais écouter
suffit à nous émouvoir fortement, tant est grande la force presque paranormale de cette
musique. Chano Lobato est un des plus purs parmi les interprètes vivants du Cante Jondo
et il vient d'enregistrer une dizaine de chants avec Pedro Bacan, un remarquable
guitariste dont les harmonies rappellent où Ravel a puisé les siennes (1 cassette AUVIDIS B 3840). Dans la même
série, une très bonne anthologie de chanteurs et guitaristes marquants, pour qui
approcherait le flamenco pour la première fois (1
cassette AUVIDIS B 3824).
Inédits
D'avoir été le contemporain de Mozart et d'avoir écrit le "Chant du Départ",
d'avoir été, surtout, compositeur officiel sous la Révolution, le Consulat et l'Empire,
aura sans doute nui à la réputation de Méhul, qu'on révèle presque, aujourd'hui, avec
son opéra Stratonice (1792) enregistré par William Christie et les Cappella et Corona
Coloniensis (1 CD ERATO WE 810).
Musique vigoureuse, carrée et sans fioritures, bien construite, qu'admirèrent,
parait-il, Berlioz et Cherubini, et qui fleure toute une époque de sentiments binaires et
d'événements forts.
Auguste Franchomme qui fut, lui, un musicien du Second Empire, a le lyrisme plutôt
Tchaïkovskien. On peut découvrir une douzaine de ses compositions pour violoncelle dans
un disque récent (1 CD Harmonia Mundi 901 610).
C'est très lyrique, très virtuose, le romantisme français même, et on l'écoute avec
plaisir, en songeant à tous ces compositeurs français du 19ème siècle dont les oeuvres
dorment peut-être dans les bibliothèques des conservatoires, et qui attendent d'être
redécouverts.
C'est du début de la Troisième République que datent les compositions de Boëllmann,
organiste assez original, qui rappelle parfois Franck, et que Jacques Kauffmann vient
d'enregistrer (1 CD SKARBO SK 1967)
sur les grandes orgues Cavaillé - Coll de Mulhouse. Ceux qui se passionnent pour l'orgue
trouveront là une musique très subtile, très travaillée, qui rappelle parfois Franck;
et qui mérite mieux que l'oubli dans lequel elle est tombée.
Romantiques
Brahms, tout d'abord, qui apparaît aujourd'hui à la fois comme le plus grand des
romantiques et le premier des contemporains, Brahms qui, à la différence de Beethoven, a
rompu tout lien avec le 18ème siècle. Deux publications coup sur coup d'enregistrements
de ses oeuvres pour piano Op. 116, 117, 118, 119, l'une par Dmitri Alexeev (2 CD EMI 5 695212) (enregistrements
de 1976 et 1979, pour l'essentiel), l'autre par Andrea Bonatta (enregistrement 1997 - 1 CD AUVIDIS E 8599) . C'est là ce que
Brahms a écrit de plus fort pour le piano, et qui entre si bien en résonance avec nos
préoccupations (on se souvient que le film de Delvaux "Rendez vous à Bray" est
entièrement construit sur les pièces de l'opus 119). Deux interprétations assez
proches, celle d'Alexeev plus distante, peut- être. Ce dernier joue sur les mêmes
disques les Klavierstücke de l'Opus 76 et les Etudes Symphoniques de Schumann, superbes,
parfaites.
Le Quatuor Alban Berg aura réellement marqué la fin de ce siècle, et les
enregistrements de Schubert réalisés au cours des années 80 et qui ressortent
maintenant à l'occasion de l'année Schubert n'échappent pas à la règle : on n'a pas
fait, on ne fera sans doute jamais mieux. Il y a là les quatuors 13, 14, 15 (dont
"la Jeune Fille et la Mort"et "Rosamunde"), le quintette "la
Truite", et le quintette pour cordes en ut majeur (4
CD EMI 5 66144 2). On se rappelle que Rubinstein disait de l'Adagio
qu'il aimerait l'entendre au moment de mourir. Ecoutez-le par les Alban Berg et retenez
vos larmes - de joie, bien sûr : vous n'êtes pas très loin du nîrvâna.
Mars 1997
Rondes de printemps
Une minute de printemps
dure souvent plus longtemps
qu'une heure de décembre
une semaine d'octobre
une année de juillet
un mois de février
Jacques Prévert
Concertos
Chez Sibelius, tout se passe, souvent, comme s'il avait traduit dans notre langue musicale
- le langage tonal de l'Europe occidentale - un texte qui, sans cela, nous aurait été
inaccessible, d'où une sorte de décalage. Le Concerto pour violon fait exception pour
des raisons inexplicables, comme toujours en art, et compte parmi les cinq ou six très
grands concertos romantiques de violon. Maxim Vengerov le joue avec le Chicago Symphony
dirigé par Barenboïm (1 cd TELDEC 0630 13161 2),
avec ce génie fulgurant que l'on n'a guère connu que chez Menuhin adolescent, et ce
mélange exceptionnel et paradoxal d'absolue rigueur et de grâce quasi tzigane que l'on
ne rencontre sans doute qu'une ou deux fois par siècle. Sur le même disque, le Concerto
de Nielsen : intéressant, post-romantique, vaut le détour.
Le Concerto pour violon de John Adams (1993) est vraisemblablement ce qui a été écrit
de mieux depuis ceux de Bartok, Berg, Stravinsky, Chostakovitch, avec une primauté
absolue de l'expression et de l'émotion sur la forme, et Gidon Kremer, qui le joue avec
le London Symphony dirigé par Kent Nagano (1 cd
NONESUCH 7559-79600-2), est l'interprète idéal d'une telle musique,
avec sa sonorité rugueuse et sa technique diabolique mais ni froide ni distanciée. On
retrouve le même Gidon Kremer dans trois oeuvres de Schnittke, aux côtés de Yuri
Bashmet et de Rostropovitch, dont le Concerto pour Trois dont ils sont les dédicataires (1 cd EMI 7243 I 55627 2), le Trio, et le
Canon d'après Berg (superbe), avec les Solistes de Moscou. Musique très forte,
lumineuse, intelligente, parfois pleine d'humour (le final du Concerto pour Trois), propre
à réconcilier les plus réfractaires avec la musique contemporaine.
Christian Zacharias est sans doute le plus mozartien des pianistes contemporains. Il s'est
associé à Marie-Luise Hinrichs pour jouer deux concertos de Mozart assez connus mais
rarement joués en concert, le Concerto pour deux pianos, et une version pour deux pianos
du Concerto pour trois pianos (1 cd EMI 7243 5 56185 2),
oeuvres rien moins mineures, élégantes et un peu amères, jouées avec la légèreté et
la distance qui conviennent. Sur le même disque, la sonate pour deux pianos, plus
convenue.
Et pour en finir avec les concertos, deux trouvailles: les concertos n° 4 de Scharwenka
(1850-1924) et n°1 de Sauer (1862-1942), par Stephen Hough et le City of Birmingham (1 cd Hyperion CDA 66790). C'est beaucoup
mieux que Mendelssohn et Grieg, moins pompeux que Tchaïkovsky, terrifiant d'exigence
technique, bien construit, lyrique à souhait. A écouter toutes affaires cessantes si
vous aimez les grands concertos pour piano bien romantiques et sans complexes, à la Liszt
et à la Rachmaninov .
Symphonies
L'intégrale Mahler de Svetlanov avec l'orchestre symphonique d'Etat de Russie se poursuit
avec les symphonies 2 (2 cd Harmonia Mundi RUS 288
136/37) et 5 (1 cd Harmonia Mundi
RUS 288 134) , interprétations aussi enthousiasmantes que les
précédentes. La n° 2, dite "Résurrection", avec soprano, alto et choeurs,
est une des plus fortes et tourmentées de Mahler. Bourrée de connotations religieuses
sans référence explicite au christianisme (on sait que Mahler, juif, s'était converti
pour raisons d'opportunité sociale, comme cela était d'ailleurs dans l'air du temps :
Stefan Zweig raconte, dans "Le monde d'hier", que Herzl, avant de concevoir le
sionisme, avait formé le projet de convertir en masse tous les Juifs d'Autriche lors
d'une grande cérémonie à la cathédrale de Vienne), viennoise par excellence, aussi
pleine de contradictions que Mahler lui-même, oscillant entre l'abandon à la sensualité
la plus décadente et les évocations de l'Apocalypse, c'est une oeuvre majeure où l'on
peut voir, peut-être, l'annonce des grands cataclysmes qui vont secouer l'Europe quelques
années plus tard.
La Cinquième, elle, est purement orchestrale et plus linéaire, si l'on ose dire, et elle
aura beaucoup pâti de l'utilisation de son ineffable adagietto par Visconti dans Mort à
Venise, occultant l'ensemble d'une oeuvre pourtant très unitaire. Svetlanov conduit avec
sobriété et distance et révèle une symphonie beaucoup moins paroxistique que ce à
quoi l'on a été habitué.
Par comparaison, la 3ème Symphonie de Bruckner apparaît comme simple et naïve, comme
son compositeur, adorateur éperdu de Wagner, méprisé par Brahms et reconnu comme un
grand par...Mahler. Barenboïm et le Philharmonique de Berlin la jouent au premier degré,
comme une oeuvre presque beethovénienne (1 cd TELDEC
0630 13160 2).
Esa-Pekka Salonen a enregistré conjointement deux oeuvres de Bartok, deux oeuvres
majeures du XXème siècle, le Concerto pour orchestre et la Musique pour cordes,
percussion et celesta, avec le Philharmonique de Los Angeles (1
cd SONY SK 62598). La Musique pour cordes date de 1936 et témoigne
qu'un créateur de caractère (et de génie) peut s'approprier une quasi idéologie
artistique (celle de l'Ecole de Vienne), la dépasser, et faire une oeuvre fortement
originale, personnelle. Le Concerto pour orchestre est, on le sait, une commande de
Koussevitsky alors que Bartok, en pleine guerre, exilé aux Etats Unis, était dans la
misère, et il éclate d'énergie et de force créatrice, tout en réalisant l'impossible
synthèse de son oeuvre passée. Si le XXème siècle devait être symbolisé par une
seule oeuvre musicale, plus que le Sacre du Printemps ou le Pierrot Lunaire, ce serait
celle-là.
Piano X
Cinq élèves de la promotion 93, pianistes, témoignent, sur un cd enregistré en commun
(1 cd Musicalix. Patrice Holiner, Ecole Polytechnique,
91128 Palaiseau Cedex - Fax 01 69 33 30 33), sous la direction de
Patrice Holiner, sous le titre "X 93 au piano", de l'extraordinaire capacité
des X à pratiquer la musique. Aline Clapeau en fait la preuve dans Chopin, Fabien G'Sell
dans Mozart, Thibaut Wirth dans Schubert. Mais deux d'entre eux se détachent et jouent
véritablement en professionnels : Alexandre Bouthors, dans la 2ème Rhapsodie de Brahms,
oeuvre difficile et presque douloureuse, qu'il vit véritablement en la jouant, et Olivier
Marco, dans une interprétation précise, enlevée, éblouissante, des Jardins sous la
pluie de Debussy. Ils ont eu, de toute évidence, du plaisir à jouer, et ils donnent du
bonheur à les entendre.
Février 1997
En se retournant
C'était un regard en arrière, certes,
mais ce fut aussi un regard dans le miroir
Igor Stravinski
Pulcinella
Comme le Rake's Progress, le Baiser de la fée, et bien d'autres, Pulcinella n'est pas un
pastiche, pas plus que les Ménines de Picasso ou, à Montpellier, l'ensemble Antigone de
Ricardo Bofill. Stravinski part d'un matériau, en l'occurrence des pièces de Pergolese,
et il construit une suite dont la plupart des mouvements possèdent les thèmes, les
harmonies, les rythmes du XVIIIème siècle, mais qui est, clairement, de la musique
contemporaine, par un "je ne sais quoi" qui va bien au delà de l'ajout de
quelques dissonances. L'instrumentation, extraordinairement travaillée et subtile, y joue
un rôle majeur, et cela est d'autant plus perceptible que Pulcinella est joué par un
orchestre de chambre. C'est précisément le cas de la version enregistrée par
l'orchestre de chambre Teatre Lliure de Barcelone (1 CD
Harmonia Mundi 901 609) dirigé par Josep Pons, bien connu par ses
beaux disques de musique espagnole contemporaine. Une musique rien moins que vaine comme
le sont souvent les suites de ballet, mais à la fois chaleureuse et raffinée, et qui
procure un inexplicable sentiment de nostalgie, comme si nous avions vécu, dans une vie
antérieure, dans ce XVIIIème siècle de rêve, et que le langage de Stravinski, notre
langage, parvienne à en faire naître en nous l'improbable souvenir.
Cinq délices baroques
La musique ancienne a aussi ce pouvoir d'envoûtement, mais au premier degré,
c'est-à-dire en faisant moins appel à nos réminiscences et plus à notre sensibilité,
et à condition d'être très bien interprètée. Cinq disques tout récents de musiques
qui vont de la fin du XVIème siècle au début du XVIIIème en témoignent.
De John Dowland, d'abord, par Paul O'Dette (1 CD
Harmonia Mundi 907 163) - le meilleur des joueurs de luth
contemporain-, le 4ème volume de l'oeuvre de luth, des oeuvres à la fois
extraordinairement savantes et intemporelles, et qui en disent long sur le niveau de
sophistication atteint par la musique en Angleterreà la fin du XVIème siècle. Musique
à la fois recherchée et propice à la méditation, comme peut l'être la musique
indienne de sitar.
De Frescobaldi, ensuite, contemporain italien de Dowland, des pièces non moins savantes,
hyper-contrapuntiques, presque abstraites, les Caprices pour orgue (1er livre), que joue
John Butt sur un orgue italien ancien (1 CD Harmonia
Mundi 907 178), qui rappellent les polyphonies de Josquin des Prés,
et qu'il faut écouter et détailler avec minutie, comme on lit un poème de Francis
Ponge.
D'Alessandro Scarlatti, des Cantates pour contralto ou soprano, ou pour les deux,
chantées par Gérard Lesne comme contralto et Sandrine Piau, avec l'ensemble Il Seminario
Musicale (1 CD Virgin Veritas 5 45126 2),
qui sont à l'operia seria ce que l'aquarelle est à la peinture de cour. Ecoutez Questo
silenzio ombroso ou Marc'Antonio e Cleopatra et laissez vous gagner par l'émotion: ce
furent amours très fines.
Avec la Pastorale de Marc Antoine Charpentier, qu'interprête le Parlement de Musique (1 CD Accord 205 822), s'il ne s'agit plus
de musique galante mais quasi-religieuse, le style reste galant, c'est presque de
l'opéra, mais la construction est rigoureuse et plus austère. Les polyphonies sont
assagies, les airs de grande douceur, les choeurs superbes, le tout dans une teinte
paradisiaque bleu-pâle...
Enfin, de Froberger, sous le titre générique "Méditation", un ensemble de
pièces pour clavecin tout-à-fait extraordinaires, hyper-expressives, innovatrices,
bourrées de recherches contrapuntiques, de dissonances, sensuelles, complexes,
enregistrées sur des instruments d'époque par Siegbert Rampe (1
CD Virgin Veritas 5 45259 2). Inconditionnels de Bach, courez
écouter le Capriccio en ut et vous découvrirez, peut-être avec une légère déception,
que Froberger, mort vingt ans avant la naissance de Bach, avait déjà esquissé les
grandes lignes de la musique de clavier (et vous apprendrez aussi que Bach l'admirait...et
qu'il avait été l'élève de Frescobaldi).
Le Quatuor Juilliard
Un quatuor de légende, dont le premier violon-Robert Mann-est le même depuis sa
création en 1946, qui a fait découvrir à beaucoup les quatuors de Beethoven, Mozart,
Bartok , et dont l'on fait revivre aujourd'hui en cd quelques enregistrements qui auront
jalonné son existence, réalisés avec l'apport d'autres musiciens (2
CD Sony SM2K 62709). Ainsi du Quintette avec piano de Schumann, avec
au piano Leonard Bernstein, enregistré en 1964, superbe de précision et de lyrisme
contenu. Ainsi du Quintette de Franck avec piano, joué en 1978 avec Jorge Bolet. Les
Dover Beach, lieder pour baryton et quatuor de Samuel Barber, sont chantés par
Fischer-Dieskau. Aaron Copland joue la partie de piano dans son quintette pour clarinette,
piano et quatuor à cordes, en 1966. Rudolf Firkusny se joint au Quatuor Juilliard en 1975
pour le Quintette de Dvorak. Last but not least, la Nuit Transfigurée de Schoenberg est
jouée en 1991 avec, notamment, Yo-Yo Ma. Tout ceci est à la fois clair, rigoureux, mis
en place à la microseconde, et en même temps rond, velouté, chaleureux.
Au total, il ne faut pas hésiter à se retourner, même si, comme Orphée l'apprit à ses
dépens, cela déplait aux dieux. La vie est courte, et nous sommes, en définitive, la
somme de ce que nous avons été au fil du temps.
janvier 1997
Filles en fleur mes églantines
vous mes printemps vous mes étés
l'hiver s'ent vient sonnez mâtines
plus ne suis ce que j'ai été
adieu mes amours enfantines
Anonyme, XVIème siècle
Espagne
La musique espagnole est un soleil d'hiver, dur et glacé comme la Plaza Mayor en janvier.
La vraie musique d'Espagne est aussi loin des espagnolades de Chabrier et Lalo, et même
des subtilités ibériques de Debussy et Ravel, que le Cante Jondo du flamenco pour
touristes du Cafe de Chinitas. Et elle ne s'apprivoise pas facilement. Au piano,il lui
faut un interprête qui s'y plonge corps et âme, au risque de se faire dévorer et de ne
plus rien pouvoir jouer d'autre. Mais alors ce peut être la grâce, comme ce fut le cas
pour Ricardo Vines, puis Alicia de Larrocha, et aujourd'hui pour Jean-François Heisser.
J.-F.Heisser joue en six disques plus qu'une anthologie, une somme de la musique espagnole
de piano (6 CD ERATO WE 827). De
Granados, les Goyescas, bien sûr, les Danses espagnoles et les Scènes romantiques.
D'Albeniz, Iberia. De Falla, l'oeuvre pour piano (dont la rare Fantaisie Bétique). De
Mompou le secret, les Chansons et Danses, Suburbis, les Chants magiques. Et aussi des
oeuvres pour piano et orchestre, dont les Nuits dans les Jardins d'Espagne de Falla et
l'extraordinaire et peu connu Concerto fantatisque d'Albéniz. Tout cela relève de l'art
magique, et, à la réflexion, aucune autre musique aussi fortement "nationale",
comme celles de Bartok ou Villa Lobos, ne possède ce pouvoir d'envoûtement qui fait
paraître quelques instants, le temps de se ressaisir, Chopin fade et Schubert dérisoire.
Un coffret composé avec soin, de très belles photos (de Michel Dieuzaide), quelques
textes remarquables, notamment de Heisser lui-même, ajoutent au bonheur de l'écoute un
plaisir d'un qualité rare.
C'est une toute autre vision de la musique espagnole, et même de la musique tout court,
que celle de Magda Tagliaferro, fabuleuse virtuose des années 1910-1960, belle et
brésilienne, à la technique héroïque, lumineuse dans Villa-Lobos, hallucinante dans la
Sonate n°1de Schumann, trop extravertie pour atteindre, dans Falla , Granados, Albeniz,
Mompou, à la magie de J.F.Heisser, mais éclatante, colorée, une Espagne plus
chaleureuse et convenue (2 CD EMI Classics 5 69476 2).
Une musicienne excessive et à la technique transcendante, comme il n'en est plus, sauf,
peut-être, Martha Argerich...
Français
Si nous sommes la nation de la juste mesure, Yves Nat a sûrement été, mieux que tout
autre, l'archétype de l'interprête français, solitaire, intérieur, soucieux de la
musique plus que du public, un Richter de chez nous. Ses sonates de Beethoven sont
restées, jusqu'à Pollini, la référence absolue. Une anthologie éclectique 1929-1955
révèle un Yves Nat moins connu, avec Chopin, Brahms (les intermezzi de l'opus 117, les
Variations Haendel-extraordinaires), Liszt, Stravinsky (2
CD EMI Classics 5 69461 2): un musicien rigoureux, un peu austère,
à l'opposé du virtuose mondain.
Autres interprêtes français plus jeunes, plus verts: Augustin Dumay et Jean-Philippe
Collard, qui pourraient renouveler le duo de légende Ferras-Barbizet, et qui, avec
l'incontournable Sonate de Franck, viennent d'enregistrer celle d'Albéric Magnard,
rarissime petit chef d'oeuvre (1 CD EMI Classics 4 83599
2). Magnard est un peu le Jean Vigo de la musique française,
musicien inclassable et presque confidentiel, à la sensibilité à fleur de peau, et qui
mérite que l'on commence à le découvrir, au delà de la 3ème symphonie et de
Guercoeur.
Reynaldo Hahn, dandy de la musique, ami de Proust et compagnon de Magda Tagliaferro,
précisément, pourrait être à lui seul le symbole des salons parisiens de l'entre deux
guerres. Et jamais plus, sans doute, on n'écrira de musique aussi raffinée, aussi peu
prétentieuse, légère comme le champagne est léger, faite entièrement pour le plaisir.
Ciboulette, la meilleure de ses opérettes, recèle, au delà de quelques airs jolis et
archi connus, quelques gemmes, comme la chanson "ce n'était pas la même
chose", ou l'ineffable-ne le ratez pas- adagio pour cordes qui sous-tend le monologue
de Duparquet-Rodolphe. Distribution de rêve de 1983: Mady Mesplé, José Van Dam,
Nicolaï Gedda, le Philharmonique de Monte Carlo (2 CD
EMI Classics 5 66159 2)...
Bruno Walter
Comme Mahler ou, aujourd'hui, Bernstein, Bruno Walter est de ces rares chefs au charisme
flamboyant, qui auront marqué leur époque. Sous le nom de la Bruno Walter Edition ont
été rassemblés quelques uns des enregistrements les plus marquants avec le
Philharmonique de New York et le Columbia Symphony. Citons pêle-mêle le Concerto de
Schumann avec Eugen Istomin et le 5ème de Beethoven avec Serkin (1
CD SONY SMK 64489), la Symphonie "le Miracle" de Haydn ,
les Ouvertures et la musique funèbre maçonnique de Mozart (1
CD SONY SMK 64486), la Symphonie Rhénane de Schumann (un modèle)
avec les ouvertures d'Egmont et de Leonore de Beethoven (1
CD SONY SMK 64488), enfin, last but not least, la 9ème de Bruckner,
qui personnifie assez bien Walter par sa religiosité et son exaltation un peu naïve (1 CD SONY SMK 64483). Au delà des
options philosophiques, sans doute le plus grand chef allemand du 20ème siècle -qui en a
pourtant compté de très grands- par une exigence hors du commun et une intelligence de
la musique, tout particulièrement de la musique allemande, dont on ne trouve plus guère
d'exemple aujourd'hui, où les grands chefs sont plus "fins", plus attachés à
la mise en évidence des subtilités de l'orchestration, de la "couleur". Bruno
Walter, lui, était plutôt un adepte du noir et blanc, mais avec d'infinies nuances de
gris.