Décembre 1997

Un petit carrousel de fête

A la fin de l'année, l'édition phonographique bat son plein, évidemment sans homogénéité ni cohérence. D'où l'absence de ligne directrice dans une chronique qui aura privilégié, cette fois, la focale courte.

Des voix profanes

Tout oppose Kurt Weill et Richard Strauss (et pas seulement sur le plan musical) mais ils ont une caractéristique en commun : ils n'ont pas créé d'harmonies nouvelles, mais ils ont joué sur l'orchestration et l'enchaînement non classique d'harmonies classiques. Pour Weill, il y a un abîme entre les airs géniaux de Mahagonny ou du Drei Groschen Oper, et Lady in the Dark, comédie musicale écrite pour Broadway en 1941, presque aussi fine que du Gershwin , publiée aujourd'hui dans un superbe enregistrement des années 60 "remastérisé" (1 CD SONY Heritage MHK 62 869). En revanche, Ariane à Naxos, sur un livret de Von Hoffmansthal, est le sommet du divertissement néoclassique dont Strauss s'est fait le chantre; Kent Nagano et l'Orchestre de l'Opéra de Lyon en ont enregistré la version originale de 1912 très différente de celle que l'on a l'habitude d'entendre (apparemment une première mondiale), avec Margaret Price dans le rôle d'Ariane (2 CD VIRGIN 5 45111 2): peut-être le plus subtil des opéras de Strauss, certainement le plus séduisant.

A des années-lumière de cette musique brillante et mondaine, Frederica Von Stade chante quelques unes des Mélodies de Fauré, sur des poèmes de Verlaine, Hugo, etc, accompagnée par Jean-Philippe Collard (1 CD EMI 4 61714 2), pièces que Proust dut aimer, quintessence de l'art intimiste français de la mélodie, élitiste et discrète. A l'autre extrémité du spectre, José Cura, ténor " héroïque " argentin plus italien que nature, chante des airs de Puccini avec brio (1 CD ERATO 630 18838 2), et se démarque (un peu) des trois monstres, sacrés ou pas, qui occupent la scène depuis quelques lustres,et dont l'un, Placido Domingo, temporairement reconverti, conduit le Philharmonia qui accompagne Cura.

Bach (encore), Pergolese, Berlioz

Tout d'abord, Bach baroque: on ne peut pas en rester indéfiniment à Casals, Fournier ou Rostropovitch, et il fallait bien essayer les Suites pour violoncelle seul au violoncelle baroque; c'est ce qu'a fait Jaap Ter Linden (2 CD HARMONIA MUNDI 907216 17), et le résultat est excellent. On y perd en abstraction ce que l'on gagne en richesse de timbre et en chaleur; après tout, il s'agit bien de suites à danser, musique baroque par excellence, et ce sont sans doute les mélomanes du XXème siècle qui les ont théatralisées et mythifiées.

Et toujours dans le Bach baroque, le nouveau volume, le cinquième, des Cantates par l'Orchestre et les Choeurs baroques d'Amsterdam dirigés par Tom Koopman (4 CD ERATO 630 17178 2). Il s'agit des cantates profanes de la période de Leipzig, destinées à des noces, anniversaires, fêtes de notables, en un mot des oeuvres alimentaires; mais, au fait, presque toute la musique de Bach ne l'est-elle pas, alimentaire? Bach composait pour vivre, comme la quasi-totalité de ses confrères ; et l'absolue merveille est que chacune de ces oeuvres, qui devraient être mineures, soit pour nous une source de plaisir jubilatoire .

Les trois Cantates de l'Avent (dont les deux les plus connues s'intitulent toutes deux Nun komm, der Heiden Heiland) , que vient d'enregistrer le Collegium Vocale dirigé par Philippe Herreweghe (1 CD HARMONIA MUNDI HMC 901 605) ont certes un objet plus sérieux, mais tout se passe, avec Bach, comme avec certains cuisiniers: ils préparent avec la même ferveur, le même soin, une tourte de godiveau qu'un potage à l'oseille.Le ténor est l'excellent Christoph Prégardien.

Que Pergolese soit mort jeune, comme Mozart, Schubert, Radiguet, fascinait déjà les foules au XVIIIème siècle, et ajoute pour certains une saveur spéciale à son Stabat Mater, qui n'en a nullement besoin. Gérard Lesne, Il Seminario Musicale, et Véronique Gens l'ont enregistré avec le Salve Regina et la Sinfonia a tre (1 CD VIRGIN 5 45291 2) et cette version " de chambre " est la plus chargée d'émotion que nous ayons entendue.

L'Enfance du Christ, de Berlioz, est à mille lieues de là : théatrale, un peu naïve, romantique en diable, à découvrir dans la version toute récente de Ph Herreweghe avec la Chapelle Royale et le Collegium Vocale (2 CD HARMONIA MUNDI HMC 901 632/ 33) (allergiques à Berlioz, s'abstenir).

Deux pianistes

Christian Zacharias a enregistré entre 1982 et 1991 une quasi intégrale des Concertos de piano de Mozart, qu'EMI vient de regrouper en 8 CD (dans un coffret à prix réduit - 8 CD EMI 5 72171 2) . Sans doute le plus mozartien des pianistes d'aujourd'hui, Zacharias joue léger et retenu ces oeuvres qui sont, avec les quatuors et quelques uns des opéras, ce que Mozart a écrit de plus fort, de plus sincère apparemment, en tout cas ce qui nous touche le plus. Les orchestres sont quelque peu inégaux, mais les tests, qui ne trompent pas, du mouvement lent du 17ème et de la coda du 24ème, sont tout à fait satisfaisants. Les cadences sont de Zacharias.

Connaissez-vous Nelson Gerner, pianiste argentin de 29 ans? Sinon, courez le découvrir toutes affaires cessantes dans Chopin (1 CD EMI " Début " 5 69701 2). Il y a longtemps que l'on n'a joué la Sonate en si mineur et la 4ème Ballade avec autant de " coeur ", de présence et de précision à la fois, depuis Samson François peut-être.C'est parfait, sans une faute de goût. Si tout se passe bien, Gerner devrait être, d'ici dix ans, le successeur inespéré de Samson François.

Cinéma virtuel

Chacun de nous en a fait l'expérience, rien n'est plus évocateur d'un film qui vous a marqué que sa bande son, écoutée les yeux fermés, tout particulièrement sa musique. Deux éditeurs ont entrepris de faire revivre ainsi les images que nous portons en nous. Nonesuch, d'abord, avec des disques de musique seule: ainsi, deux d'entre eux sont consacrés l'un à la musique de Leonard Rosenman pour les deux films mythiques de James Dean, East of Eden et Rebel without a cause (la Fureur de vivre) (1 CD NONESUCH 7559 79402 2), réenregistrée en 1995 par le London Sinfonietta, l'autre à celle de Alex North pour les films de Marlon Brando Viva Zapata, Un tramway nommé Désir, et aussi Spartacus et les Misfits, par le London Symphony (1 CD NONESUCH 7559 79446 2). Musiques efficaces et, pourquoi avoir honte de le dire, très belles (" une femme belle est une femme qui m'émeut " a dit Léon-Paul Fargue), et qui nous font revivre une foule de souvenirs d'adolescent, pour peu que ces films soient liés à des moments forts de notre vie.
La démarche d'Auvidis, dans sa collection Travelling, est différente : il transcrit la bande son du film (des extraits), musique, dialogues et bruits. On retrouve ainsi dans le disque consacré à Joseph Kosma, les voix de Gabin, Blanchette Brunoy, Paul Meurisse, Gérard Philipe, Delmont, et, bien sûr la musique de Kosma pour La Marie du Port, Le Déjeuner sur l'herbe, Juliette ou la Clé des songes (1 CD AUVIDIS K 1513). La qualité technique est celle des bandes optiques des films, mais même ces défauts participent à l'émotion. A quand Maurice Jaubert et Georges Van Parys?


Novembre 1997

Un petit voyage d'hiver

Mythiques

Ah, les quatuors de Beethoven par le Quatuor de Budapest ! Un enregistrement mythique s'il en fut, comme les Suites de Bach par Casals ou Chopin par Samson François, mais à la différence près qu'il n'avait jamais - l' original, celui des années 40 sur 78 tours - été repiqué en cd. La " remastérisation numérique " faisant merveille, on peut aujourd'hui écouter dans d'excellentes conditions techniques l'équivalent, pour le quatuor, de ce que Richter a été au piano : la clarté spartiate, l'absolue perfection dans l'honnêteté absolue. Les deux premiers disques présentent trois des quatuors de l'opus 18, le 3ème des Razumovsky, le " Serioso ", et le rarissime (pourquoi?) quintette en ut majeur (2 cd SONY Masterworks Heritage MH2K 62870); sur les deux autres figurent quatre des cinq derniers, les 12, 14, 15 et 16 (2 cd SONY Masterworks Heritage MH2K 62873).

De Samson François, une compilation en deux cd réunit des enregistrements se 1956 à 1966 (2 cd EMI 5 72242 2) de pièces de Chopin qu'ont souvent entendues ceux qui ont eu la chance de l'écouter en concert : les Ballades 1 et 4, deux Polonaises dont la 6ème, des Nocturnes, des Etudes, des Valses, la Sonate n° 2, le 2ème Scherzo, notamment.. A l'opposé de Richter, (et de Toscanini, qui se vantait de diriger plusieurs fois la même symphonie de Beethoven dans le même temps, à la seconde près), c'étaient des interprétations de tous les dangers, en fonction de l'instant, sabotées ou expédiées si l'inspiration n'y était pas ou si le public n'était pas subjugué, ou géniales s'il était touché par la grâce, ce qui était souvent le cas. Pour le mélomane, aujourd'hui comme hier, une aventure irremplaçable.

Et une extraordinaire surprise : des Concertos de Mozart par Robert Casadesus et Georges Szell dirigeant le Columbia ou le Cleveland Symphony, les 12, 15, 17, 18, 20, et le Concerto pour deux pianos (avec Gaby Casadesus - 2 cd SONY SM2K 60043) . On ne connaissait pas, ou bien l'on avait oublié, cette manière cristalline, légère, un peu douce-amère, très française, de jouer Mozart. Une merveille, qui est aux interprétations de style austro-germanique ce qu'un Bâtard-Montrachet est à un vin du Rhin.

Enfin, plus récents et toujours l'archétype du style français, subtil, enlevé et, en même temps un peu détaché, avec l'exigence de la perfection sans affectation, des enregistrements de l'âge d'or de l'Orchestre de Paris dirigé par Charles Munch, qui en fut le créateur et qui disparut un an après sa création: Ravel, notamment la 2ème Suite de Daphnis et Chloé et la Rapsodie Espagnole, jamais égalées depuis, et la Symphonie Fantastique de Berlioz (2 cd EMI Classics 5 72447 2).

Isaac Stern

Heifetz, Oïstrach, Milstein, sont morts, mais Isaac Stern est bien vivant et il a enregistré coup sur coup, cette année, plusieurs disques dont les deux quatuors avec piano de Mozart (2 cd SONY SK 66841), avec Emmanuel Ax, Jaime Laredo et Yo-Yo Ma; cinq sonates de Mozart pour violon et clavier (2 cd SONYSK 61962), et les deux sonates de Bartok (1 cd SONY SK 69245), ces deux derniers disques avec Yefim Bronfman.
Les deux quatuors de Mozart sont d'une extrême finesse contrapuntique, et parmi les plus plaisantes de ses oeuvres de musique de chambre. Les sonates sont, elles aussi; des oeuvres de salon, et tant pis si nous faisons un contresens sur la Sonate en mi mineur, oeuvre apparemment désespérée, qui pour Mozart fut, en pratique, alimentaire : l'interprétation de Stern est rien moins que romantique, et sa linéarité-même la rend plus émouvante encore. Quant aux deux sonates de Bartok, dures et fortes, elles sont, aujourd'hui encore, d'un modernisme qui en dit long sur le caractère visionnaire d'un compositeur contemporain de Ravel et Stravinski, et elles pourraient illustrer le mal-vivre des années 20 et le profond pessimisme de Bartok, tout comme les peintures des expressionistes allemands, auxquels elles s'apparentent étrangement.

Quant à Stern, son jeu précis et nerveux n'a pas pris une ride.

Trois symphonies dévastatrices

A la même époque que celle où Bartok composait ses deux sonates, Chostakovitch, lui, orchestrait un arrangement de Tea for Two, qui accompagne, ainsi que les deux Jazz Suites (astucieuses et amusantes), la Symphonie 1905 (n°11) sur un disque récent du Philadelphia Orchestra dirigé par Mariss Jansons (1 cd EMI Classics 5 55601 2). On a beaucoup glosé sur cette symphonie, qui serait une sorte de Requiem, non pour les ouvriers morts lors de la révolte de 1905 contre le tzar, mais pour les insurgés hongrois de 1956. L'important n'est pas là, mais dans l'extraordinaire pouvoir évocateur d'une musique taillée à la hache, comme souvent chez Chostakovitch : on écoute d'une traite et l'on en sort hagard, presque dévasté, comme après avoir vu l'un de ces films soviétiques du type " l'Arc-en-ciel ".

Dans le genre dévastateur, on ne peut guère faire mieux que Mahler dans sa 6ème symphonie, qui vient d'être éditée par Le Chant du Monde dans le cadre de l'intégrale par Svetlanov et l'Orchestre symphonique d'Etat de Russie (1 cd Chant du Monde RUS 288 135). Dure, sombre et destructrice, elle est la moins jouée des symphonies de Mahler, mais non la moins intéressante. Mais le sommet absolu de la symphonie tragique est sans doute une autre 6ème, celle de Tchaïkovsky, enregistrée par Claudio Abbado en 1986 avec le Chicago Symphony, et publiée en cd il y a peu (1 cd SONY SK 42368). Elle est archi-connue, mais Abbado la dirige sans emphase, et c'est cette absence de pathos qui confère à cette interprètation une force et un pouvoir émotionnel peu fréquents. A ne pas écouter un dimanche d'hiver sombre si vous avez du vague à l'âme.


Aôut-septembre 1997

Sourires d'une nuit d'été

...une chanson d'amour et d'infidélité
qui parle d'une bague et d'un coeur que l'on brise
oh l'automne l'automne a fait mourir l'été

Guillaume Apollinaire

L'été est, somme toute, une saison assez mélancolique, pour qui vit tourné vers l'avenir: les beaux jours portent en eux-mêmes leur propre fin, et le printemps prochain est bien loin. D'où le besoin de divertissement, et, quand on a atteint la saturation de soleil, de sel, etc, le refuge de la musique.

Ariettes plus ou moins oubliées

Tout d'abord, une découverte: saviez vous que Gounod se considérait avant tout comme un compositeur de musique instrumentale et connaissez-vous le " Petit Quatuor en ut majeur ", le Quatuor n°3 en fa majeur? Si la réponse est non, réjouissez-vous: un plaisir rare vous attend, celui de les entendre pour la première fois. Cette musique subtile, sensuelle, que le Quatuor Danel (1 CD AUVIDIS VALOIS V 4798) joue de manière déliée et intimiste, pourrait servir d'exergue à la Recherche du temps perdu.

Autres quatuors, eux aussi sensuels et profondément français, ceux de Darius Milhaud, peut-être le meilleur de son oeuvre, car, comme toujours dans les quatuors, le plus concentré, allant directement à l'essentiel. Sur les 18 quatuors qu'a écrits Milhaud, le Quatuor Parisii en a choisi quatre (1 CD AUVIDIS VALOIS V 4781), qui s'échelonnent de 1914 - presque atonal - à 1945, polytonalité éclatante. Un des compositeurs majeurs du XXème siècle, qu'admirait Schoenberg.

Tournemire (Charles) fait partie de ces créateurs français prolifiques et protéiformes qui ont hésité entre la manière de Debussy et celle de Franck, et qui n'ont atteint ni au niveau de Ravel, ni à celui de Fauré. Il ne faut cependant pas ignorer ses symphonies, surtout la 7ème et la 3ème, dite "Moscou" (2 CD AUVIDIS VALOIS V 4794). C'est un peu invertébré, mais cela ne manque pas de souffle, et ne mérite pas d'être jeté aux orties.

De Debussy, enfin, deux très beaux disques: les dernières mélodies par Bernard Kruysen et Noël Lee (1 CD AUVIDIS VALOIS V 4803), et, sous le titre " Chansons oubliées ", trois recueils par Dawn Upshaw et James Levine (1 CD SONYSK 67190). Les dernières mélodies comprennent notamment les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, les Trois ballades de François Villon, les Trois chansons de France. Parmi les " Chansons oubliées ", les Cinq poèmes de Charles Baudelaire, le Recueil Vasnier (peu connu, vaut le détour), et Ariettes oubliées. Il y a dans tout cela beaucoup de recherche sur les correspondances entre les mots - leurs sons et les concepts qu'ils sous-tendent - et la musique.C'est moins sensuel que Ravel, moins achevé, mais il n'y aurait pas eu les mélodies de Ravel sans cela. C'est peut-être ce qu'il y a de plus français dans la musique française: une musique de salon, d'un raffinement extrême, légère et géniale comme une recette de Joel Robuchon.


Kurt Weill trahi par lui-même

Les Sept Péchés Capitaux des Petits-bourgeois, commande des milieux mondains parisiens qui cherchaient à s'encanailler délicieusement, entre les deux guerres, à un Kurt Weill fuyant le nazisme, en exil et aux abois, est sans doute ce qu'il a fait de mieux, musicalement s'entend. Mais quel dommage que le choix de Teresa Stratas, superbe soprano mais si peu en situation,avec ses vibrato, alors qu'il faut une chanteuse de cabaret, même si Weill a prévu, dans son égarement et ses compromis parisiens, une vraie soprano. La version avec Gisela May, qui n'existe malheureusement pas en cd, est, elle, inoubliable. Sur le même disque (1 CD ERATO 0630 17068 2), Kent Nagano et l'Orchestre de l'Opéra National de Lyon jouent aussi la 2ème Symphonie, qui nous laisse entrevoir ce que Weill serait devenu si les nazis ne l'avaient pas chassé d'Allemagne et si, pour vivre, aux USA, il ne s'était pas abandonné aux facilités de la comédie musicale.


Brahms dans tous ses états

Le Double Concerto est une oeuvre légendaire, liée à l'amitié entre Brahms et le violoniste Joachim, et marquée à jamais par un enregistrement Casals-Thibault à l'époque de la République espagnole. On se devait d'avoir une version Yo-Yo Ma et Perlman, et on l'a, avec le Chicago Symphony Orchestra dirigé par Barenboïm (1 CD TELDEC 0630 15870 2).C'est très rond, chaleureux, lyrique,aérien, d'un romantisme presque français, avec en outre des bois et des cuivres superbes. Sur le même disque, le Concerto pour violon de Mendelssohn par Perlman, évidemment optimal.

Wilhelm Backhaus est bien oublié aujourd'hui. Il fut le Richter des années 1920-50, rigoureux, dédaigneux des effets. Il avait connu Brahms, et ses enregistrements des années 30 sont des versions de référence, dont les repiquages de 78 tours en cd permettent de jauger, malgré une qualité technique limitée de reproduction dont nous n'avons plus l'habitude, l'extraordinaire force expressive : une musique " habitée ", comme on dit. Les deux concertos sont joués, le premier avec le BBC Symphony dirigé par Boult, le second avec Boehm, autre brahmsien rigoureux, qui dirige la Sächsische Staatskapelle. Il y a aussi, sur le même enregistrement, l'intégrale des pièces de l'opus 118, les Intermezzi des Opus 117 et 119 (ces derniers indicibles), deux Rapsodies, des Fantaisies, des Danses Hongroises(2 CD EMI 5 66418 2) ...Une belle leçon d'interprétation de Brahms.

On retrouve Backhaus dans un disque de musique de salon, des valses, où il joue les 16 Valses de l'Opus 39 (1 CD EMI 5 66425 2). Sur le même disque, une passionnante confrontation : les Liebeslieder-Waltzer enregistrées en 1947 par un quatuor de solistes dont Irmgard Seefried et Hans Otter et deux pianistes, une merveille, et les mêmes Liebeslieder-Waltzer, dix ans plus tôt, par un quatuor mondain parisien - dont la Comtesse de Polignac - dont la seule valeur est que les deux pianistes d'accompagnement sont Nadia Boulanger et ...Dinu Lipatti, qui enregistrait pour la première fois. Les deux jouent aussi sept des Valses pour deux pianos, un grand plaisir.

Enfin, toujours dans la collection Références, les trois Quatuors à cordes et le Quintette avec clarinette, par le Quatuor Léner, hongrois de légende que dépeint Huxley dans Contrepoint (2 CD EMI 5 66422 2). D'abord, ces quatuors sont parmi les oeuvres les plus fortes non seulement de Brahms, mais de toute la musique (essayez, par exemple, d'écouter la Romance du 1er Quatuor et de garder votre calme et les yeux secs). Ensuite, le Quatuor Léner joue en tzigane, avec ses tripes, et, malgré l'énorme différence de qualité technique de l'enregistrement (les années 30 contre les années 80), une écoute comparée avec la version du Quatuor Alban Berg ne penche pas, pour la première fois, en la faveur de ces derniers. Musique pour la fin de l'été...

Pour terminer avec Brahms, les Variations sur un thème de Haydn, dans l'intreprêtation de Karajan avec le Philharmonique de Berlin (1977) (1 CD EMI 5 66093 2). C'est dans cette oeuvre flamboyante que le flamboyant Karajan, bien peu brahmsien par tempérament, est enfin adapté à la situation. Sur le même disque, le 2ème Concerto pour piano, avec Hans Richter-Haaser (1958), très bien..


Pianistes

Frederic Chiu, 33 ans, vit à Paris, technique transcendante, intelligence de la musique, sensibilité, pianiste exceptionnel de la (relativement) jeune génération. Deux disques témoignent de ses capacités hors du commun. D'abord, Chopin, les dix Etudes de l'Opus 10, et quatre Rondos (1 CD HARMONIA MUNDI 907 201).C'est très fort, très prenant, cela rappelle Samson François (écoutez l'étude 6 en mi bémol mineur, que vous jouez certainement, camarades pianistes). A noter : Chiu écrit lui-même les notices de ses enregistrements, ce qui est rarissime, et elles sont remarquables, ce qui l'est encore plus. Ensuite, Prokofiev, les six pièces de l'opus 52, les deux Sonatines de l'opus 54, et trois pièces de l'opus 59 (1 CD HARMONIA MUNDI 907 189).Si Chopin c'est Delacroix, Prokofiev est Malevitch, navigant entre l'abstrait et le très figuratif, et se livrant en permanence à des exercices de style. Les pièces enregistrées sont fortes, très construites, polytonales, pas simples, le Prokofiev que l'on aime. Chiu en donne une véritable explication de texte, qui fait apparaître des oeuvres parfois difficiles comme des évidences. On aimerait l'entendre dans Bach.

Andras Schiff joue les trois Concertos de Bartok (1 CD TELDEC 0630 13158 2) avec le Budapest Festival que dirige Ivan Fischer. Il s'agit d'oeuvres difficiles (à l'exception du 3ème Concerto, plus classique), qui supposent une longue fréquentation avant d'être apprivoisées par l'interprête et par l'auditeur. On peut les placer au dessus des Concertos de Prokofiev, très au dessus de ceux de Rachmaninov : le sommet du concerto moderne de piano. Il faut un Hongrois pour jouer Bartok, comme seul un Argentin peut jouer le tango. Schiff évite le piano-percussion, joue rubato quand il le sent ainsi, et nous donne rien de moins que l'interprêtation de référence.

Les Variations sur un thème de Paganini sont ce que Rachmaninov a écrit de mieux pour le piano : c'est hyper brillant, léger, intelligent, bourré de trouvailles harmoniques et rythmiques. Andrei Gavrilov en donne une version superbe de désinvolture, avec le Philadelphia Orchestra dirigé par Riccardo Muti, et joue, sur le même disque (1 CD EMI Red Line 24356 99622), le 2ème Concerto, qui est comme une (très) belle prostituée aux charmes de laquelle on s'en voudrait de ne pas avoir su résister.

Murray Perahia est un des très rares, aujourd'hui, qui possède ce respect infini de la musique telle qu'elle est écrite et ce souci non de briller mais de transmettre avec humilité, ce que l'on ne peut faire que si l'on domine totalement à la fois son ego et l'oeuvre que l'on joue. C'est dans cet esprit qu'il joue (1 CD SONY SK 62 785) des Suites de Haendel, pièces très fines moins intellectuelles que Bach et qui coulent de source, et des Sonates de Scarlatti (Domenico), multicolores et complexes mais non ambitieuses, que Scarlatti décrivait lui-même comme " un jeu plaisant avec l'Art ". Si l'on recherchait aujourd'hui un impossible successeur à l'irremplaçable Richter, Perahia serait un bon candidat.

Mai 1997

...mots que j'écris ici contre toute évidence
ô mon empire d'homme
avec le grand souci
de tout dire

Paul Eluard

Chinoiseries

Il est des oeuvres où l'auteur a voulu, ambition folle, mettre tout: la vie, l'amour, la mort, et certaines, rares, où il y est parvenu (démesurées, comme Les Thibault ; concentrées, comme Pour qui sonne le glas). C'est le cas du Chant de la Terre, à la fois symphonie et cycle de lieder, où, en outre, Mahler a résumé, d'une certaine manière,toute son oeuvre passée, en faisant appel à six poèmes chinois au désespoir serein et en demi-teinte.
Chef d'oeuvre absolu, écrit deux ans avant sa mort, après une série de drames personnels, jamais joué de son vivant, c'est aussi l'oeuvre la plus populaire de Mahler, et aussi sans doute la plus enregistrée.L'enregistrement récent de Simon Rattle avec le City of Birmingham Orchestra (1 CD EMI 5 56200 2) possède une étrange originalité: il fait appel à un baryton (Thomas Hampson) au lieu d'une mezzo-soprano, possibilité apparemment prévue par Mahler, d'où une certaine austérité au milieu d'un palette orchestrale superbe. Les inconditionnels préfèreront la version de Bernstein avec Christa Ludwig, ou encore le vieil enregistrement-culte avec Kathleen Ferrier.

Ce sont aussi des poèmes chinois que Lemeland utilise dans son cycle de mélodies " Time Landscapes " pour soprano et orchestre, chanté par Carole Farley (1 CD SKARBO SK 3945). Lemeland a eu le courage constant - et il en a fallu - de résister au terrorisme puis à la dictature de la musique sérielle (" douze balles pour fusiller la musique ", disait Pierre Schaeffer) et d'écrire tonal, dans la lignée de Ravel, Prokofiev, Chostakovitch, avec des orchestrations très recherchées. Grand prix du disque de l'Académie Charles Cros pour Omaha et Songs for the dead soldiers, Lemeland clot son " American War Requiem " avec un très bel Epilogue, qui figure sur le même disque, avec d'autres pièces évocatrices de la deuxième guerre mondiale.

Schubert et Schumann

EMI a réuni en un coffret cinq oeuvres majeures de musique de chambre de Schubert, enregistrées par le Quatuor Alban Berg entre 1979 et 1985: les Quatuors " La Jeune fille et la Mort ", Rosamunde, et le n°13, le Quintette avec piano, et le Quintette à cordes (4 CD EMI 5 66144 2). Schubert agace un peu certains car il n'est pas savant et il suscite l'émotion au premier degré : on lui en veut de se laisser prendre. Il y a là ce qu'il a fait de mieux, par l'ensemble qui est au quatuor ce que Sviatoslav Richter est au piano, et qui aura, à cet égard, dominé les vingt dernières années et, peut-être, le vingtième siècle.Ecoutez l'andante de " La Jeune fille et la Mort ", celui du Quatuor " Rosamunde ", et, aboutissement ultime, l'adagio du Quintette pour cordes, dont Arthur Rubinstein disait qu'il aimerait l'entendre juste avant de mourir, pour avoir sans doute un avant-goût du Paradis où il est aujourd'hui, n'en doutons pas.

Il est facile d'opposer Schubert le naïf et Schumann le tourmenté, et cependant c'est une autre forme de sérénité, plus subtile, moins angélique, qui sourd des deux cycles Dichterliebe et Liederkreis, enregistrés par Bo Skovhus (1 CD SONY SK 62372). A cet égard, deux découvertes: Dietrich Fischer-Dieskau a un successeur, et Clara Schumann était un compositeur non mineur. Sur le même disque, en effet, une dizaine de lieder de Clara, tout de grâce et d'invention harmonique et mélodique, qui pourraient être de... Schumann (Robert).

Bach, Gesualdo

Erato publie le 4ème volume des Cantates par Ton Koopman, avec toujours le même soin de la clarté et de l'équilibre de l'orchestre et des voix. Il s'agit des cantates dites "profanes" (3 CD ERATO 630 15562 2), avec, bien sûr, l'Orchestre et les Choeurs Baroques d'Amsterdam.A la différence des cantates liturgiques, celles ci ont été composées pour un évènement singulier (funérailles, anniversaire, etc) et n'ont donc, du temps de Bach, été jouées qu'une fois; mais Bach en a repris des airs dans des cantates liturgiques. Qu'il s'agisse de cantates connues comme " Non sa che sia dolore " ou moins connues comme " Lass Fürstin, lass noch einen Strahl ", on s'émerveille: il est clair que Bach était incapable de composer des oeuvres mineures.

On reprend au même moment en cd le Magnificat et l'Oratorio de l'Ascension dans la version de Michel Corboz avec l'orchestre de chambre de Lausanne (1 CD ERATO 6301 79272), enregistrés en 1976 et 1979. On n'avait pas, alors, l'approche baroque de la musique de Bach, lancée par Harnoncourt, reprise par d'autres, et portée à la perfection par Koopman; et, dans le style classique non grandiose (c'est-à-dire pas à la Karajan), c'est ce qui s'est fait de mieux.

Pour terminer, une perle noire, une musique raffinée et vénéneuse, sans équivalent dans l'histoire de la musique: celle de Gesualdo, dont l'ensemble A Sei Voci a enregistré en 1984 les Répons du Jeudi et du Samedi saints (1 CD ERATO 6 301 79382). Enchainements d'harmonies contre nature, dissonances, ruptures de rythme: un avant-gardiste du 16ème siècle, sulfureux, à la vie aussi tourmentée que sa musique, qu'il faut découvrir toutes affaires cessantes, si vous n'êtes pas déjà de ses aficionados.

Avril 1997

En passant

Puisque tout passe faisons
la mélodie passagère
celle qui nous désaltère
aura de nous raison
R.M.Rilke, poèmes en Français

Pas très classique

Il est à la mode de faire canaille, en musique comme en cuisine. Mais est-ce bien nouveau, et que les musiciens habitués des salles de concert jouent de la musique de brasserie ou de casino, voire pire, et où ils veulent (voire pire), n'était-il pas la norme, jusqu'à ce que les académistes pincés de l'après guerre en décident autrement ? Ainsi le très bon violoniste Gilles Apap, de retour de Californie, enregistre avec les "Transylvanian Mountain Boys" (alto, guitare, basse) un très joli méli-mélo où figurent pêle-mêle Stravinski, Django Reinhardt, Prokofiev, Ernest Bloch, Strauss (Johann), et des airs folkloriques roumains et tziganes. C'est remarquablement joué, très enlevé, tout-à-fait ce que l'on aime : un vrai plaisir (1 CD SONY SK 62 838).

Le flamenco est une de ces musiques magiques, dont on sent qu'elles vont bien au delà de la perception que l'on en a, et que l'on n'en pénètrera jamais la réalité profonde, que l'on ne sera jamais un initié (comme le blues, par exemple, le vrai). Mais écouter suffit à nous émouvoir fortement, tant est grande la force presque paranormale de cette musique. Chano Lobato est un des plus purs parmi les interprètes vivants du Cante Jondo et il vient d'enregistrer une dizaine de chants avec Pedro Bacan, un remarquable guitariste dont les harmonies rappellent où Ravel a puisé les siennes (1 cassette AUVIDIS B 3840). Dans la même série, une très bonne anthologie de chanteurs et guitaristes marquants, pour qui approcherait le flamenco pour la première fois (1 cassette AUVIDIS B 3824).

Inédits

D'avoir été le contemporain de Mozart et d'avoir écrit le "Chant du Départ", d'avoir été, surtout, compositeur officiel sous la Révolution, le Consulat et l'Empire, aura sans doute nui à la réputation de Méhul, qu'on révèle presque, aujourd'hui, avec son opéra Stratonice (1792) enregistré par William Christie et les Cappella et Corona Coloniensis (1 CD ERATO WE 810). Musique vigoureuse, carrée et sans fioritures, bien construite, qu'admirèrent, parait-il, Berlioz et Cherubini, et qui fleure toute une époque de sentiments binaires et d'événements forts.

Auguste Franchomme qui fut, lui, un musicien du Second Empire, a le lyrisme plutôt Tchaïkovskien. On peut découvrir une douzaine de ses compositions pour violoncelle dans un disque récent (1 CD Harmonia Mundi 901 610). C'est très lyrique, très virtuose, le romantisme français même, et on l'écoute avec plaisir, en songeant à tous ces compositeurs français du 19ème siècle dont les oeuvres dorment peut-être dans les bibliothèques des conservatoires, et qui attendent d'être redécouverts.

C'est du début de la Troisième République que datent les compositions de Boëllmann, organiste assez original, qui rappelle parfois Franck, et que Jacques Kauffmann vient d'enregistrer (1 CD SKARBO SK 1967) sur les grandes orgues Cavaillé - Coll de Mulhouse. Ceux qui se passionnent pour l'orgue trouveront là une musique très subtile, très travaillée, qui rappelle parfois Franck; et qui mérite mieux que l'oubli dans lequel elle est tombée.

Romantiques

Brahms, tout d'abord, qui apparaît aujourd'hui à la fois comme le plus grand des romantiques et le premier des contemporains, Brahms qui, à la différence de Beethoven, a rompu tout lien avec le 18ème siècle. Deux publications coup sur coup d'enregistrements de ses oeuvres pour piano Op. 116, 117, 118, 119, l'une par Dmitri Alexeev (2 CD EMI 5 695212)  (enregistrements de 1976 et 1979, pour l'essentiel), l'autre par Andrea Bonatta (enregistrement 1997 - 1 CD AUVIDIS E 8599) . C'est là ce que Brahms a écrit de plus fort pour le piano, et qui entre si bien en résonance avec nos préoccupations (on se souvient que le film de Delvaux "Rendez vous à Bray" est entièrement construit sur les pièces de l'opus 119). Deux interprétations assez proches, celle d'Alexeev plus distante, peut- être. Ce dernier joue sur les mêmes disques les Klavierstücke de l'Opus 76 et les Etudes Symphoniques de Schumann, superbes, parfaites.

Le Quatuor Alban Berg aura réellement marqué la fin de ce siècle, et les enregistrements de Schubert réalisés au cours des années 80 et qui ressortent maintenant à l'occasion de l'année Schubert n'échappent pas à la règle : on n'a pas fait, on ne fera sans doute jamais mieux. Il y a là les quatuors 13, 14, 15 (dont "la Jeune Fille et la Mort"et "Rosamunde"), le quintette "la Truite", et le quintette pour cordes en ut majeur (4 CD EMI 5 66144 2). On se rappelle que Rubinstein disait de l'Adagio qu'il aimerait l'entendre au moment de mourir. Ecoutez-le par les Alban Berg et retenez vos larmes - de joie, bien sûr : vous n'êtes pas très loin du nîrvâna.


Mars 1997

Rondes de printemps

Une minute de printemps
dure souvent plus longtemps
qu'une heure de décembre
une semaine d'octobre
une année de juillet
un mois de février
Jacques Prévert

Concertos

Chez Sibelius, tout se passe, souvent, comme s'il avait traduit dans notre langue musicale - le langage tonal de l'Europe occidentale - un texte qui, sans cela, nous aurait été inaccessible, d'où une sorte de décalage. Le Concerto pour violon fait exception pour des raisons inexplicables, comme toujours en art, et compte parmi les cinq ou six très grands concertos romantiques de violon. Maxim Vengerov le joue avec le Chicago Symphony dirigé par Barenboïm (1 cd TELDEC 0630 13161 2), avec ce génie fulgurant que l'on n'a guère connu que chez Menuhin adolescent, et ce mélange exceptionnel et paradoxal d'absolue rigueur et de grâce quasi tzigane que l'on ne rencontre sans doute qu'une ou deux fois par siècle. Sur le même disque, le Concerto de Nielsen : intéressant, post-romantique, vaut le détour.

Le Concerto pour violon de John Adams (1993) est vraisemblablement ce qui a été écrit de mieux depuis ceux de Bartok, Berg, Stravinsky, Chostakovitch, avec une primauté absolue de l'expression et de l'émotion sur la forme, et Gidon Kremer, qui le joue avec le London Symphony dirigé par Kent Nagano (1 cd NONESUCH 7559-79600-2), est l'interprète idéal d'une telle musique, avec sa sonorité rugueuse et sa technique diabolique mais ni froide ni distanciée. On retrouve le même Gidon Kremer dans trois oeuvres de Schnittke, aux côtés de Yuri Bashmet et de Rostropovitch, dont le Concerto pour Trois dont ils sont les dédicataires (1 cd EMI 7243 I 55627 2), le Trio, et le Canon d'après Berg (superbe), avec les Solistes de Moscou. Musique très forte, lumineuse, intelligente, parfois pleine d'humour (le final du Concerto pour Trois), propre à réconcilier les plus réfractaires avec la musique contemporaine.

Christian Zacharias est sans doute le plus mozartien des pianistes contemporains. Il s'est associé à Marie-Luise Hinrichs pour jouer deux concertos de Mozart assez connus mais rarement joués en concert, le Concerto pour deux pianos, et une version pour deux pianos du Concerto pour trois pianos (1 cd EMI 7243 5 56185 2), oeuvres rien moins mineures, élégantes et un peu amères, jouées avec la légèreté et la distance qui conviennent. Sur le même disque, la sonate pour deux pianos, plus convenue.

Et pour en finir avec les concertos, deux trouvailles: les concertos n° 4 de Scharwenka (1850-1924) et n°1 de Sauer (1862-1942), par Stephen Hough et le City of Birmingham (1 cd Hyperion CDA 66790). C'est beaucoup mieux que Mendelssohn et Grieg, moins pompeux que Tchaïkovsky, terrifiant d'exigence technique, bien construit, lyrique à souhait. A écouter toutes affaires cessantes si vous aimez les grands concertos pour piano bien romantiques et sans complexes, à la Liszt et à la Rachmaninov .

Symphonies

L'intégrale Mahler de Svetlanov avec l'orchestre symphonique d'Etat de Russie se poursuit avec les symphonies 2 (2 cd Harmonia Mundi RUS 288 136/37) et 5 (1 cd Harmonia Mundi RUS 288 134) , interprétations aussi enthousiasmantes que les précédentes. La n° 2, dite "Résurrection", avec soprano, alto et choeurs, est une des plus fortes et tourmentées de Mahler. Bourrée de connotations religieuses sans référence explicite au christianisme (on sait que Mahler, juif, s'était converti pour raisons d'opportunité sociale, comme cela était d'ailleurs dans l'air du temps : Stefan Zweig raconte, dans "Le monde d'hier", que Herzl, avant de concevoir le sionisme, avait formé le projet de convertir en masse tous les Juifs d'Autriche lors d'une grande cérémonie à la cathédrale de Vienne), viennoise par excellence, aussi pleine de contradictions que Mahler lui-même, oscillant entre l'abandon à la sensualité la plus décadente et les évocations de l'Apocalypse, c'est une oeuvre majeure où l'on peut voir, peut-être, l'annonce des grands cataclysmes qui vont secouer l'Europe quelques années plus tard.

La Cinquième, elle, est purement orchestrale et plus linéaire, si l'on ose dire, et elle aura beaucoup pâti de l'utilisation de son ineffable adagietto par Visconti dans Mort à Venise, occultant l'ensemble d'une oeuvre pourtant très unitaire. Svetlanov conduit avec sobriété et distance et révèle une symphonie beaucoup moins paroxistique que ce à quoi l'on a été habitué.

Par comparaison, la 3ème Symphonie de Bruckner apparaît comme simple et naïve, comme son compositeur, adorateur éperdu de Wagner, méprisé par Brahms et reconnu comme un grand par...Mahler. Barenboïm et le Philharmonique de Berlin la jouent au premier degré, comme une oeuvre presque beethovénienne (1 cd TELDEC 0630 13160 2).

Esa-Pekka Salonen a enregistré conjointement deux oeuvres de Bartok, deux oeuvres majeures du XXème siècle, le Concerto pour orchestre et la Musique pour cordes, percussion et celesta, avec le Philharmonique de Los Angeles (1 cd SONY SK 62598). La Musique pour cordes date de 1936 et témoigne qu'un créateur de caractère (et de génie) peut s'approprier une quasi idéologie artistique (celle de l'Ecole de Vienne), la dépasser, et faire une oeuvre fortement originale, personnelle. Le Concerto pour orchestre est, on le sait, une commande de Koussevitsky alors que Bartok, en pleine guerre, exilé aux Etats Unis, était dans la misère, et il éclate d'énergie et de force créatrice, tout en réalisant l'impossible synthèse de son oeuvre passée. Si le XXème siècle devait être symbolisé par une seule oeuvre musicale, plus que le Sacre du Printemps ou le Pierrot Lunaire, ce serait celle-là.

Piano X

Cinq élèves de la promotion 93, pianistes, témoignent, sur un cd enregistré en commun (1 cd Musicalix. Patrice Holiner, Ecole Polytechnique, 91128 Palaiseau Cedex - Fax 01 69 33 30 33), sous la direction de Patrice Holiner, sous le titre "X 93 au piano", de l'extraordinaire capacité des X à pratiquer la musique. Aline Clapeau en fait la preuve dans Chopin, Fabien G'Sell dans Mozart, Thibaut Wirth dans Schubert. Mais deux d'entre eux se détachent et jouent véritablement en professionnels : Alexandre Bouthors, dans la 2ème Rhapsodie de Brahms, oeuvre difficile et presque douloureuse, qu'il vit véritablement en la jouant, et Olivier Marco, dans une interprétation précise, enlevée, éblouissante, des Jardins sous la pluie de Debussy. Ils ont eu, de toute évidence, du plaisir à jouer, et ils donnent du bonheur à les entendre.


Février 1997

En se retournant

C'était un regard en arrière, certes,
mais ce fut aussi un regard dans le miroir
Igor Stravinski

Pulcinella

Comme le Rake's Progress, le Baiser de la fée, et bien d'autres, Pulcinella n'est pas un pastiche, pas plus que les Ménines de Picasso ou, à Montpellier, l'ensemble Antigone de Ricardo Bofill. Stravinski part d'un matériau, en l'occurrence des pièces de Pergolese, et il construit une suite dont la plupart des mouvements possèdent les thèmes, les harmonies, les rythmes du XVIIIème siècle, mais qui est, clairement, de la musique contemporaine, par un "je ne sais quoi" qui va bien au delà de l'ajout de quelques dissonances. L'instrumentation, extraordinairement travaillée et subtile, y joue un rôle majeur, et cela est d'autant plus perceptible que Pulcinella est joué par un orchestre de chambre. C'est précisément le cas de la version enregistrée par l'orchestre de chambre Teatre Lliure de Barcelone (1 CD Harmonia Mundi 901 609) dirigé par Josep Pons, bien connu par ses beaux disques de musique espagnole contemporaine. Une musique rien moins que vaine comme le sont souvent les suites de ballet, mais à la fois chaleureuse et raffinée, et qui procure un inexplicable sentiment de nostalgie, comme si nous avions vécu, dans une vie antérieure, dans ce XVIIIème siècle de rêve, et que le langage de Stravinski, notre langage, parvienne à en faire naître en nous l'improbable souvenir.

Cinq délices baroques

La musique ancienne a aussi ce pouvoir d'envoûtement, mais au premier degré, c'est-à-dire en faisant moins appel à nos réminiscences et plus à notre sensibilité, et à condition d'être très bien interprètée. Cinq disques tout récents de musiques qui vont de la fin du XVIème siècle au début du XVIIIème en témoignent.
De John Dowland, d'abord, par Paul O'Dette (1 CD Harmonia Mundi 907 163) - le meilleur des joueurs de luth contemporain-, le 4ème volume de l'oeuvre de luth, des oeuvres à la fois extraordinairement savantes et intemporelles, et qui en disent long sur le niveau de sophistication atteint par la musique en Angleterreà la fin du XVIème siècle. Musique à la fois recherchée et propice à la méditation, comme peut l'être la musique indienne de sitar.

De Frescobaldi, ensuite, contemporain italien de Dowland, des pièces non moins savantes, hyper-contrapuntiques, presque abstraites, les Caprices pour orgue (1er livre), que joue John Butt sur un orgue italien ancien (1 CD Harmonia Mundi 907 178), qui rappellent les polyphonies de Josquin des Prés, et qu'il faut écouter et détailler avec minutie, comme on lit un poème de Francis Ponge.

D'Alessandro Scarlatti, des Cantates pour contralto ou soprano, ou pour les deux, chantées par Gérard Lesne comme contralto et Sandrine Piau, avec l'ensemble Il Seminario Musicale (1 CD Virgin Veritas 5 45126 2), qui sont à l'operia seria ce que l'aquarelle est à la peinture de cour. Ecoutez Questo silenzio ombroso ou Marc'Antonio e Cleopatra et laissez vous gagner par l'émotion: ce furent amours très fines.

Avec la Pastorale de Marc Antoine Charpentier, qu'interprête le Parlement de Musique (1 CD Accord 205 822), s'il ne s'agit plus de musique galante mais quasi-religieuse, le style reste galant, c'est presque de l'opéra, mais la construction est rigoureuse et plus austère. Les polyphonies sont assagies, les airs de grande douceur, les choeurs superbes, le tout dans une teinte paradisiaque bleu-pâle...

Enfin, de Froberger, sous le titre générique "Méditation", un ensemble de pièces pour clavecin tout-à-fait extraordinaires, hyper-expressives, innovatrices, bourrées de recherches contrapuntiques, de dissonances, sensuelles, complexes, enregistrées sur des instruments d'époque par Siegbert Rampe (1 CD Virgin Veritas 5 45259 2). Inconditionnels de Bach, courez écouter le Capriccio en ut et vous découvrirez, peut-être avec une légère déception, que Froberger, mort vingt ans avant la naissance de Bach, avait déjà esquissé les grandes lignes de la musique de clavier (et vous apprendrez aussi que Bach l'admirait...et qu'il avait été l'élève de Frescobaldi).

Le Quatuor Juilliard

Un quatuor de légende, dont le premier violon-Robert Mann-est le même depuis sa création en 1946, qui a fait découvrir à beaucoup les quatuors de Beethoven, Mozart, Bartok , et dont l'on fait revivre aujourd'hui en cd quelques enregistrements qui auront jalonné son existence, réalisés avec l'apport d'autres musiciens (2 CD Sony SM2K 62709). Ainsi du Quintette avec piano de Schumann, avec au piano Leonard Bernstein, enregistré en 1964, superbe de précision et de lyrisme contenu. Ainsi du Quintette de Franck avec piano, joué en 1978 avec Jorge Bolet. Les Dover Beach, lieder pour baryton et quatuor de Samuel Barber, sont chantés par Fischer-Dieskau. Aaron Copland joue la partie de piano dans son quintette pour clarinette, piano et quatuor à cordes, en 1966. Rudolf Firkusny se joint au Quatuor Juilliard en 1975 pour le Quintette de Dvorak. Last but not least, la Nuit Transfigurée de Schoenberg est jouée en 1991 avec, notamment, Yo-Yo Ma. Tout ceci est à la fois clair, rigoureux, mis en place à la microseconde, et en même temps rond, velouté, chaleureux.

Au total, il ne faut pas hésiter à se retourner, même si, comme Orphée l'apprit à ses dépens, cela déplait aux dieux. La vie est courte, et nous sommes, en définitive, la somme de ce que nous avons été au fil du temps.


janvier 1997

Filles en fleur mes églantines
vous mes printemps vous mes étés
l'hiver s'ent vient sonnez mâtines
plus ne suis ce que j'ai été
adieu mes amours enfantines

Anonyme, XVIème siècle

Espagne

La musique espagnole est un soleil d'hiver, dur et glacé comme la Plaza Mayor en janvier. La vraie musique d'Espagne est aussi loin des espagnolades de Chabrier et Lalo, et même des subtilités ibériques de Debussy et Ravel, que le Cante Jondo du flamenco pour touristes du Cafe de Chinitas. Et elle ne s'apprivoise pas facilement. Au piano,il lui faut un interprête qui s'y plonge corps et âme, au risque de se faire dévorer et de ne plus rien pouvoir jouer d'autre. Mais alors ce peut être la grâce, comme ce fut le cas pour Ricardo Vines, puis Alicia de Larrocha, et aujourd'hui pour Jean-François Heisser.

J.-F.Heisser joue en six disques plus qu'une anthologie, une somme de la musique espagnole de piano (6 CD ERATO WE 827). De Granados, les Goyescas, bien sûr, les Danses espagnoles et les Scènes romantiques. D'Albeniz, Iberia. De Falla, l'oeuvre pour piano (dont la rare Fantaisie Bétique). De Mompou le secret, les Chansons et Danses, Suburbis, les Chants magiques. Et aussi des oeuvres pour piano et orchestre, dont les Nuits dans les Jardins d'Espagne de Falla et l'extraordinaire et peu connu Concerto fantatisque d'Albéniz. Tout cela relève de l'art magique, et, à la réflexion, aucune autre musique aussi fortement "nationale", comme celles de Bartok ou Villa Lobos, ne possède ce pouvoir d'envoûtement qui fait paraître quelques instants, le temps de se ressaisir, Chopin fade et Schubert dérisoire. Un coffret composé avec soin, de très belles photos (de Michel Dieuzaide), quelques textes remarquables, notamment de Heisser lui-même, ajoutent au bonheur de l'écoute un plaisir d'un qualité rare.
C'est une toute autre vision de la musique espagnole, et même de la musique tout court, que celle de Magda Tagliaferro, fabuleuse virtuose des années 1910-1960, belle et brésilienne, à la technique héroïque, lumineuse dans Villa-Lobos, hallucinante dans la Sonate n°1de Schumann, trop extravertie pour atteindre, dans Falla , Granados, Albeniz, Mompou, à la magie de J.F.Heisser, mais éclatante, colorée, une Espagne plus chaleureuse et convenue (2 CD EMI Classics 5 69476 2). Une musicienne excessive et à la technique transcendante, comme il n'en est plus, sauf, peut-être, Martha Argerich...

Français

Si nous sommes la nation de la juste mesure, Yves Nat a sûrement été, mieux que tout autre, l'archétype de l'interprête français, solitaire, intérieur, soucieux de la musique plus que du public, un Richter de chez nous. Ses sonates de Beethoven sont restées, jusqu'à Pollini, la référence absolue. Une anthologie éclectique 1929-1955 révèle un Yves Nat moins connu, avec Chopin, Brahms (les intermezzi de l'opus 117, les Variations Haendel-extraordinaires), Liszt, Stravinsky (2 CD EMI Classics 5 69461 2): un musicien rigoureux, un peu austère, à l'opposé du virtuose mondain.

Autres interprêtes français plus jeunes, plus verts: Augustin Dumay et Jean-Philippe Collard, qui pourraient renouveler le duo de légende Ferras-Barbizet, et qui, avec l'incontournable Sonate de Franck, viennent d'enregistrer celle d'Albéric Magnard, rarissime petit chef d'oeuvre (1 CD EMI Classics 4 83599 2). Magnard est un peu le Jean Vigo de la musique française, musicien inclassable et presque confidentiel, à la sensibilité à fleur de peau, et qui mérite que l'on commence à le découvrir, au delà de la 3ème symphonie et de Guercoeur.

Reynaldo Hahn, dandy de la musique, ami de Proust et compagnon de Magda Tagliaferro, précisément, pourrait être à lui seul le symbole des salons parisiens de l'entre deux guerres. Et jamais plus, sans doute, on n'écrira de musique aussi raffinée, aussi peu prétentieuse, légère comme le champagne est léger, faite entièrement pour le plaisir. Ciboulette, la meilleure de ses opérettes, recèle, au delà de quelques airs jolis et archi connus, quelques gemmes, comme la chanson "ce n'était pas la même chose", ou l'ineffable-ne le ratez pas- adagio pour cordes qui sous-tend le monologue de Duparquet-Rodolphe. Distribution de rêve de 1983: Mady Mesplé, José Van Dam, Nicolaï Gedda, le Philharmonique de Monte Carlo (2 CD EMI Classics 5 66159 2)...

Bruno Walter

Comme Mahler ou, aujourd'hui, Bernstein, Bruno Walter est de ces rares chefs au charisme flamboyant, qui auront marqué leur époque. Sous le nom de la Bruno Walter Edition ont été rassemblés quelques uns des enregistrements les plus marquants avec le Philharmonique de New York et le Columbia Symphony. Citons pêle-mêle le Concerto de Schumann avec Eugen Istomin et le 5ème de Beethoven avec Serkin (1 CD SONY SMK 64489), la Symphonie "le Miracle" de Haydn , les Ouvertures et la musique funèbre maçonnique de Mozart (1 CD SONY SMK 64486), la Symphonie Rhénane de Schumann (un modèle) avec les ouvertures d'Egmont et de Leonore de Beethoven (1 CD SONY SMK 64488), enfin, last but not least, la 9ème de Bruckner, qui personnifie assez bien Walter par sa religiosité et son exaltation un peu naïve (1 CD SONY SMK 64483). Au delà des options philosophiques, sans doute le plus grand chef allemand du 20ème siècle -qui en a pourtant compté de très grands- par une exigence hors du commun et une intelligence de la musique, tout particulièrement de la musique allemande, dont on ne trouve plus guère d'exemple aujourd'hui, où les grands chefs sont plus "fins", plus attachés à la mise en évidence des subtilités de l'orchestration, de la "couleur". Bruno Walter, lui, était plutôt un adepte du noir et blanc, mais avec d'infinies nuances de gris.