Décembre 1999
Fins de siècles
Tant crie-t-on Noël qu'il vient
François Villon
Les fins de siècle sont plutôt une commodité de langage pour désigner un style -
souvent assimilé, bizarrement, à une certaine décadence - qu'une césure chronologique.
Aussi sont-elles généralement à géométrie variable : Rachmaninov ou Jules Romains
pouvaient encore écrire très " fin de siècle " en 1930. On pardonne d'autant
plus facilement à tous ceux qui, moutonniers conduits par les media, se réjouissent
bêtement de fêter la fin de siècle de l'ère chrétienne avec un an d'avance (à
propos, quid des fins de siècles islamique, judaïque, bouddhiste et autres religions
dont les repères temporels ont eu la chance d'échapper au diktat de la société de
consommation?)
Chausson
Chausson a bien des points communs avec les Nabis, et notamment Vuillard, qui était son
ami : musicien intimiste, dans la lignée des Romantiques, respectueux de la forme
classique, mais qui a concentré toute sa créativité dans la couleur. Le Poème pour
violon et orchestre, créé en 1897, est l'archétype de la musique française fin de
siècle, lyrique et chromatique mais tournant le dos à Wagner, un chef d'uvre
mineur qui renvoie avec les vieilles lunes Saint-Saens et autres D'Indy. Vadim Repin le
joue avec le London Symphony dirigé par Kent Nagano (1 CD ERATO 39842 73142),
d'une façon hyper-lyrique, superbement fidèle à l'esprit de l'uvre, et inattendue
de la part d'un violoniste qui, il y a peu, se distinguait par une certaine froideur
distanciée. Sur le même disque, la Symphonie Espagnole de Lalo, enlevée et
égale à elle-même (proche des Pompiers, si l'on poursuit l'analogie picturale), et,
last but not least, Tzigane de Ravel, morceau de bravoure inspiré et génial
dont la version avec orchestre est très supérieure à celle pour violon et piano.
Friedenstag de Richard Strauss
On ne dira jamais assez la distance qui sépare la musique raffinée et décadente de
Strauss du personnage assez ignoble qu'il fut, condescendant avec les jeunes compositeurs
comme Schoenberg, veule avec le pouvoir du IIIème Reich - contrairement à la légende
qui voudrait en faire un opposant au moins silencieux au nazisme* (mais il est loin
d'être le seul créateur dont l'uvre est sans rapport avec l'homme : que l'on songe
aux autres ignobles personnages et écrivains de talent que furent Céline et Brasillach).
L'édition d'un quasi inédit de Strauss est un événement : ainsi, Friedenstag,
opéra en un acte, sorte d'hymne à l'amour et à la paix, devait avoir à l'origine un
livret de Stefan Zweig qui ne put mener celui-ci à bien, comme on peut s'en douter.
Récupéré par le pouvoir, cette uvre pacifiste fut créée en 1938 à la veille de
l'invasion de la Tchécoslovaquie et jouée en 1939 devant Hitler pour les 75 ans de
Strauss. Mais ces circonstances ne font rien à l'affaire : Friedenstag est, avec Elektra,
un des rares opéras de Strauss dont la musique dépasse les conventions du 19ème
siècle, et flirte même avec l'atonalité. L'enregistrement public de 1988 avec Wolfgang
Sawallisch et les churs et l'Orchestre de la Radiodiffusion Bavaroise (1 CD EMI 5 56850 2) permet d'entendre une grande soprano disparue, Sabine Hass. Ce n'est pas un
chef d'uvre mais une uvre intéressante, et une rareté.
(*) Lire dans sa correspondance avec Stefan Zweig sa lettre lamentable à Hitler lorsqu'il
perdit la présidence de la Reichmusikkammer.
Bartok et Stravinsky
Bartok, lui, a été rien moins que fin de siècle : novateur, créateur explosant
d'originalité. Le Mandarin Merveilleux, ballet à l'argument érotique
suffisamment sulfureux pour l'avoir fait interdire en pratique jusqu'en 1945, est une
uvre extraordinairement forte, percutante, rarement jouée en concert, sans doute
une des pièces majeures de Bartok. Kent Nagano la dirige à la tête du London Symphony (1 CD ERATO 3984 23142 2), dont les cuivres et les bois sont à la hauteur d'une partition difficile.
Sur le même disque, Pétrouchka, de Stravinsky, autre ballet majeur du 20ème
siècle, est une uvre non moins richement orchestrée mais plus sage, avec ses
thèmes d'inspiration populaire.
Le Rossignol, et Renard, sont deux uvres beaucoup moins connues de
Stravinsky, deux contes au charme irrésistible. Renard, " histoire
burlesque jouée et chantée ", qui appartient à la période suisse de Stravinsky,
est dans la veine de l'Histoire du Soldat : un texte truculent, une musique d'orphéon
très subtile, alternant les rythmes et les modes, musique quasi cubiste. Le Rossignol
(de l'Empereur de Chine, d'après Andersen), est un conte lyrique en trois actes à
la musique très recherchée, très fin de siècle, à laquelle on prend un plaisir
raffiné. La version enregistrée en 1998 par les solistes et l'Orchestre de l'Opéra de
Paris dirigés par James Conlon (1
CD EMI 5 56874 2) permet de découvrir une soprano
véritablement exceptionnelle, Natalie Dessay, une de ces voix à la fois pures et
terriblement sensuelles que n'aurait pas désavoué Homère pour personnifier les Sirènes
auxquelles Ulysse eut du mal à résister.
Fin de siècle américaine
Ying Huang est une soprano au timbre moins pur mais à la voix plus sensuelle encore, à
qui le compositeur Tan Dun a fait appel pour son opéra Le Pavillon Rouge, sur un
texte chinois du 16ème siècle, opéra dont un disque présente des extraits sous le
titre accrocheur de Bitter Love(1
CD SONY 099706 165828). La musique s'inspire de
toute évidence des musiques orientales traditionnelles - chinoise et indienne - et
pourrait susciter la méfiance si elle n'était aussi séduisante et aussi bien écrite et
orchestrée . Quant aux inflexions rauques que prend parfois la voix de Ying Huang, elles
sont bien mieux venues et moins artificielles que celles de certaines uvres vocales
contemporaines, sérielles ou autres.
Wynton Marsalis, n'est plus seulement le meilleur trompettiste de jazz d'aujourd'hui, que
les non-initiés avaient découvert dans Mo'Better Blues, le film de Spike Lee,
où il doublait l'interprète principal : il est devenu le pape du jazz " officiel
", en prenant notamment la tête du Big Band du Lincoln Center, un peu l'homologue de
l'Orchestre National de Jazz français. Mais qui s'en plaindrait ? Il écrit à présent
de la musique de ballet, et de la musique de chambre, qui méritent que l'on s'y arrête.
Tout d'abord Sweet Release, avec précisément le Lincoln Center Jazz Orchestra ,
est au jazz d'aujourd'hui ce que fut la musique de Duke Ellington jadis : orchestrations
superbes, mise en place impeccable, et ce quelque chose de plus qui fit le Duke unique.
Marsalis mèle les tempos (5/4, 6/4), les timbres et les styles, de King Oliver à
Gillespie, et joue lui-même comme on n'a plus joué depuis longtemps, depuis Armstrong
puis Miles Davis de la grande époque.. C'est vraiment une réussite, ce que le 20ème
siècle finissant produit de mieux dans le genre. Sur le même disque, Ghost Story, plus
austère, pour saxo alto, piano, deux basses et percussions, est une belle uvre de
musique contemporaine
De même que le Quatuor à cordes du même Wynton Marsalis, remarquablement
écrit, très contrapuntique, aux thèmes inspirés par la musique populaire
traditionnelle du Sud, qui accompagne sur un autre disque une Suite qu'Ellington aurait pu
écrire s'il vivait aujourd'hui
et s'il avait fait, comme Marsalis, la synthèse de
tous les styles, A Fiddler's Tale Suite . Le Quatuor est joué par le Quatuor
Orion, et la Suite par Marsalis et des musiciens de la Société de Musique de chambre du
Lincoln Center . Allons, Messieurs les intellectuels de la musique contemporaine
cérébrale, ne faites pas la fine bouche, et vous, les intégristes pour qui la musique
dite sérieuse commence à Bach et finit à Ravel , venez écouter : voilà de la vraie
musique vivante, qui parlera, on peut en faire le pari, au public de la salle Pleyel comme
aux jeunes des banlieues : peut être un exemple pour la musique du siècle à venir ?
Novembre 1999
Des provisions pour l'hiver
Fortunato l'uom che prende / ogni cosa pel buon verso / e tra i casi e le vicende / da
ragion guidar si fa./ Quel che suole altrui far piangere / fia per lui cagion di riso / e
del mondo in mezzo i turbini / bella calma trovera.
Lorenzo Da Ponte, Cosi fan tutte, 1789
Deux opéras, deux opérettes
Tous les grands éditeurs rééditent en cd des enregistrements microsillon qui ont fait
date. Ainsi EMI, avec la collection " Great recordings of the century ", où
viennent de paraître coup sur coup deux opéras enregistrés par Karajan en 1954 à une
semaine de distance : Cosi fan tutte et Ariane à Naxos.
Pour nombre d'entre nous, Cosi est l'opéra majeur de Mozart, le plus humain, le
plus moderne, le plus attachant. Il a d'ailleurs longtemps été considéré comme
sulfureux, et n'a vraiment trouvé sa place qu'après la dernière guerre. L'ex-nazi
Karajan en désapprouvait, paraît-il, le livret, tout comme Wagner. La version qu'il nous
en donne (3 cd EMI mono 5 67064 2) est intéressante à plus d'un titre : une distribution fabuleuse -
Elisabeth Schwartzkopf en Fiordiligi, Nan Merriman en Dorabella, Guglielmo est Rolando
Panerai et Ferrando l'extraordinaire et oublié Léopold Simoneau, - l'Orchestre
Philharmonia avec des bois et des cuivres sans doute inégalés à ce jour (les pupitres
sont tenus par des solistes de dimension internationale, comme le corniste Dennis Brain ).
Elle est aussi paradoxale : cette oeuvre douce-amère, et même désespérée, est jouée
" plate ", distanciée, sans beaucoup d'inflexions, alors que sous son apparence
d'opera-buffa elle est tout simplement dramatique. Mais cette distance-même correspond
bien au goût d'aujourd'hui, vraisemblablement à l'insu de Karajan.
Ariadne auf Naxos, toujours avec le Philharmonia et Schwartzkopf, est une
réussite exceptionnelle, sans doute grâce à Irmgaard Seefried dans le rôle du
compositeur et Rita Streich en Zerbinetta, et aussi parce que Karajan est sans doute à ce
jour le meilleur interprète de Strauss, dont il avait été l'élève et dont il
connaissait par cur les partitions (2
cd EMI mono 5 67077 2). L'opéra, dans le droit
fil du Chevalier à la Rose, lui aussi sur un livret de von Hofmannsthal, est
peut-être de tous ceux de Strauss celui qui a le plus de charme, le plus subtil, le plus
" rétro " aussi : une petite merveille de musique 18ème/19ème sublimée.
Strauss avait toujours voulu ignorer ce qui se passait autour de lui, dans le domaine
artistique comme en politique, et on frissonne en évoquant la représentation d'Ariane
donnée à Vienne en juin 1944 pour son 80ème anniversaire, avec précisément Seefried
dans le rôle du Compositeur. Mais il n'y faut point songer, et se réfugier dans sa
musique : cet enregistrement est un chef d'uvre. Signalons au passage que la
qualité technique de ces deux enregistrements mono est stupéfiante, inexplicablement
supérieure à celle de versions récentes numériques et stéréo.
Ravel n'a jamais été joué aux Folies Bergères ni Poulenc au Casino de Paris.
Bernstein, lui, doit faire enrager les académistes de tout crin : reconnu comme l'un des
chefs d'orchestre majeurs du 20ème siècle et peut-être le meilleur pédagogue qu'il y
ait jamais eu en musique, compositeur de musique " sérieuse " qui est aux Etats
Unis ce que fut Chostakovitch à l'URSS, il a aussi produit nombre d'uvres
populaires, dont West Side Story n'est que la partie visible en France. Wonderful
Town, écrit en 1952 en 4 semaines pour Broadway alors qu'il était l'assistant du
New York Philharmonic, doit beaucoup à Gershwin et autres Irving Berlin. Mais quelle
vitalité ! L'enregistrement qu'en donne Simon Rattle avec le Birmingham Contemporary
Music Group (1 cd EMI 5 56453 2) et une distribution de solistes du monde des musicals est new-yorkaise à
souhait, c'est-à-dire joyeuse et au premier degré, de ces musiques qu'affectionne Woody
Allen.
L'archétype de l'opérette américaine, c'est évidemment South Pacific, de
Rodgers and Hammerstein, succès légendaire de Broadway que l'on réédite dans la
version originale de 1949 (1 cd
COLUMBIA CB 811). On ne saurait trop recommander
ce disque aux nostalgiques des films en Technicolor avec Esther Williams, Xavier Cugat, et
bien entendu, Fred Astaire ou Gene Kelly.
Deux pianistes
On adore ou on déteste Glenn Gould, en raison de ses interprétations plus que
personnelles et souvent discutables. Mais il fait l'unanimité dans Bach et nombre d'entre
nous ont recours à ses Variations Goldberg dans les cas d'extrême difficulté -
moments de dépression, de doute, de décisions importantes - comme à une médecine
salutaire. On réédite son enregistrement de trois des Concertos pour clavier :
les n° 4 en la majeur, 5 en fa mineur, 7 en sol mineur (transcription de l'un des deux
concertos pour violon), avec le Columbia Symphony dirigé par Wladimir Golschmann (1 cd SONY SBK 66 759). Régularité de métronome, toucher hyper-travaillé, distance, tout ce
que l'on attend dans une interprétation optimale de Bach est là. Ecoutez l'ineffable Largo
du n°5, et essuyez vos larmes - de joie.
A des années-lumière de Glenn Gould, Arcadi Volodos ( on dit, paraît-il, Volodos tout
court comme on disait Thalberg ou Paderewsky) est l'incarnation-même de la virtuosité
transcendante, dont l'objet est non de faire comprendre le compositeur, mais de provoquer
l'enthousiasme pour l'interprète - à condition, bien entendu, que celui-ci possède la
technique appropriée. Or, Volodos la possède, cette technique magique, et il en apporte
la preuve dans un disque époustouflant - le mot, pour vulgaire qu'il soit, n'est pas trop
fort - de transcriptions (1 cd SONY
SK 62 691), dont les Variations sur Carmen dont
se jouait Horowitz (qui en était l'auteur), un arrangement du même Horowitz sur la 2ème
Rapsodie Hongroise de Liszt, le Vol du Bourdon de Rimsky-Korsakov arrangé
par Cziffra, et, moins classique, le Scherzo de la 6ème symphonie de
Tchaïkovsky (transcription Feinberg), et une extraordinaire Marche Turque à la
sauce Volodos, de la même farine, si l'on ose dire, que celle de Fazil Say. Ce qui est
plus étonnant encore, c'est que Volodos fait preuve dans des pièces rien moins que
virtuoses, comme le Largo de la 5ème sonate en trio de Bach, arrangé par
Feinberg, d'un toucher adéquat. Un grand bonhomme.
Deux sopranos
Dans la très jolie collection déjà citée ici " Le voyage musical ", Erato
publie une anthologie de Chausson par Jessye Norman (1 cd ERATO 39 842): le
merveilleux Poème de l'Amour et de la Mer, avec Armin Jordan à la tête du
Philharmonique de Monte-Carlo, quelques Mélodies accompagnées par Michel
Dalberto, et, surtout, la Chanson Perpétuelle pour voix, piano, et quatuor, une
rareté sublime, qui vaut le déplacement, avec des harmonies et une atmosphère telles
que l'on s'étonne qu'un cinéaste tel que Rohmer ou Delvaux n'en ait pas encore fait son
profit.
D'une toute autre eau sont les Musiques de l'Espagne chrétienne et juive qu'interprètent
Montserrat Figueras et l'ensemble Hesperion XX dirigé par Jordi Savall (1 cd VIRGIN Veritas 5 61591 2). On a beaucoup glosé sur le Siècle d'or où se côtoyaient
harmonieusement les trois religions révélées. Ces pièces, poétiques et oniriques, qui
évoquent aujourd'hui pour nous à la fois musique arabe traditionnelle et ragas
indiennes, montrent une richesse créatrice que l'on ne trouve pas dans la musique
française de la même époque, et témoignent de l'apport irremplaçable à la musique -
comme à toutes les formes de l'art - du mélange des cultures, que l'on nomme joliment
aujourd'hui métissage.
Un seul Celibidache
Sergiu Celibidache a été, est encore aujourd'hui après sa mort un chef mythique dont
l'exigence quasi maniaque, le refus d'enregistrer, la pratique approfondie de la
philosophie - de Plotin à Husserl - et du bouddhisme zen, n'ont pas peu contribué à
entretenir la légende. Ceux qui ont eu la chance de l'entendre en concert - Bruckner il y
a dix ans à l'Opéra Bastille - ou de le voir à la télévision (par exemple dans un
fabuleux 5ème Concerto de Beethoven avec Benedetti-Michelangeli) peuvent
témoigner que la musique qu'il parvenait à extraire d'un orchestre avait un caractère
immatériel, quasi-divin. A travers des enregistrements réalisés en public (dont,
fidèle à ses principes, il n'aurait vraisemblablement pas approuvé la publication), et
notamment un Requiem Allemand et la 1ère Symphonie de Brahms, on peut
avoir une idée de ce qu'il fut. Le Requiem, à l'opposé de l'interprétation
charnelle et désespérée de Klemperer, est une longue marche vers le nirvana. La Symphonie
est un hymne à la sérénité, cette sérénité après laquelle nous courons tous -
ou feignons de courir, recherchant en fait dans le stress de l'action un divertissement au
problème fondamental que nous nous refusons d'aborder en face, celui de la vie et de la
mort - et que la musique peut nous aider, peut-être, à atteindre.
Juillet 1999
Mozart en vacances
" J'aime Mozart parce que c'est gai et sautillant "
Une dame interviewéee sur une radio périphérique
"Une partie du génie de Mozart tient à la sagesse à travers laquelle il
s'attache à l'absurdité de la vie"
Roger Norrington
Comme tous les créateurs majeurs, Mozart est inclassable, ce qui autorise toutes les
interprétations, qui vont en général du classique pur et dur style Haydn au romantique
style Beethoven. Et chacun de nous a, dans un coin de son coeur (ou de sa tête), ses
disques-culte, pour tel concerto, tel opéra, telle symphonie. Aussi, quand arrivent des
interprétations qui sortent des sentiers battus, a-t-on la sensation d'ouvrir la fenêtre
et de respirer une grande goulée d'air frais.
Les Sonates pour violon et piano
La belle musique que voilà ! Si vous connaissez mal les Sonates pour violon et piano, ou
bien si vous considérez que l'on n'a pas fait mieux depuis Goldberg-Kraus ou
Grumiaux-Haskil, courez écouter l'intégrale par Hiro Kurosaki et Linda Nicholson,
enregistrée entre 1991 et 1996 et tout juste publiée en France (4 cd ERATO 3984 25489 2). La nouveauté réside dans l'enregistrement sur instruments d'époque, et
notamment un pianoforte (de 1794). Et soudain, tout change : légèreté, distanciation,
une sorte d'air de ne pas y croire, et voilà Mozart mis à nu, parfois insouciant,
parfois amer, mais jamais lyrique ; un jeune homme génial et puéril, comme Rimbaud,
hypercréatif, mais qui ne s'appesantit pas sur ses trouvailles, dont certaines sont
parfois en avance d'un siècle. Comme le pianoforte est léger, comparé à un piano
moderne type Steinway, le violon se fait aérien, évite le vibrato qui prend aux tripes,
et le résultat est non une musique de salon incolore (c'était le risque) mais une
musique séraphique, fraîche, faite pour l'été.
L'Enlèvement au Sérail
L'Enlèvement est un opéra à part parmi les " grands " de Mozart, et un peu
bâtard, oscillant entre l'opera seria et l'opera buffa. D'où des interprétations
souvent ambigües, et toujours un peu soulignées, avec force percussions pour accompagner
cette quasi turquerie.
Là aussi, la pondération et la finesse qu'exige la musique baroque apportent un
dépoussiérage salutaire, avec un enregistrement inattendu par William Christie et les
Arts Florissants, produit par l' Opéra du Rhin, avec six solistes hors pair : Christine
Schäffer dans Konstanze, Patricia Petibon (soprano léger) dans Blonde, Ian Bostridge
dans Belmonte (2 cd ERATO 3984 25490
2). L'orchestration de Mozart, faite pour
souligner les effets " farce ", et qui supporte mal les grandes formations
classiques, révèle, grâce aux Arts Florissants, une grande subtilité d'écriture : de
la vraie musique viennoise comme on pouvait l'entendre du temps de Joseph II. Et l'on
découvre des airs superbes que l'on avait oubliés (on écoute peu l'Enlèvement, en
définitive).
Don Giovanni
De tous les opéras de Mozart, le plus commenté, le plus adulé (si bien qu'une sorte de
concours un peu ridicule le plaça, il y a quelques années, en tête de toutes les
oeuvres musicales de tous les temps) est aussi le plus joué. Et si l'on peut varier à
l'infini la mise en scène, il n'est pas facile de faire du nouveau avec la musique d'une
oeuvre aussi intemporelle. Là aussi, alléger était la solution, et jouer la partition
orchestrale à mi-chemin entre la musique baroque et la musique contemporaine. C'est ce
qu'a fait Roger Norrington à la tête des London Classical Players (3 cd VIRGIN 5 61601 2), avec une distribution de solistes très homogène : Andreas Schmidt en Don
Juan, Lynne Dawson en Dona Elvire, Amanda Halgrimson en Dona Anna en particulier. C'est
très intélligent, très clair, très fort. Ajoutons que la merveille du CD,
c'est-à-dire l'accès direct, permet d'entendre au choix la " version Prague "
ou la " version Vienne ". C'est Shakespeare joué par Peter Brook par opposition
aux productions classiques et grandioses. Vivent les vacances !
Juin 1999
Nostalgie
" Je vais vous dire une chose : il n'y a pas de grandes personnes "
Le " baron " Clappique, in A.Malraux, La Condition Humaine
Le bonheur, tout au moins l'émotion que l'on éprouve à revoir des paysages, rencontrer
des gens, écouter des interprètes, que l'on a vus, connus, entendus, enfant ou
adolescent, est évidemment ambigu : il n'est jamais certain que ce soit la qualité
propre de ces lieux, de ces personnes, de ces musiciens, qui nous touche. Aussi faut-il
faire preuve de prudence et de beaucoup de détachement pour être assuré d'un jugement
impartial.
Chopin par Samson François
Samson François a enregistré la quasi-intégrale de l'uvre pianistique de Chopin
entre 1954 et 1968, et ce sont ces enregistrements qui ont été numérisés et regroupés
en un coffret de 10 cd (10 cd EMI 5
73386 2). Il y a eu d'autres interprètes
marquants de Chopin : Cortot, Lipatti, Arrau, Rubinstein, aujourd'hui Argerich, Pires,
Pogorelich. D'où vient que les interprétations de ce pianiste irrégulier, fantasque,
fragile, soient devenues légendaires, des enregistrements-culte, vénérés même par les
jeunes pianistes ?
Il est difficile d'analyser de sang froid le jeu de Samson François, tant il fait appel
à la sensibilité de l'auditeur. Pour résumer, l'on pourrait dire qu'il joue " en
bistre ", comme on dit d'une photographie ancienne. Plus précisément, c'est d'abord
la couleur, c'est-à-dire le toucher et le jeu des pédales, qui est unique, au sens
propre du terme. Ensuite, Samson François joue Chopin d'une façon que l'on pourrait
qualifier de psychanalytique, si l'on ne craignait d'être pédant : à tout instant, dans
chaque uvre, il est totalement impliqué, il joue comme s'il était Chopin
lui-même, fulgurant, halluciné, amer, selon les cas, et nous fait rechercher au fond de
nous-mêmes, non seulement dans nos souvenirs d'écoutes de Chopin mais dans notre
mémoire tout court, ce qui y gît de plus secret. Il importe peu, dès lors, qu'il triche
parfois avec la pédale forte, qu'il abuse de la " una corda ", qu'il accroche
même le cas échéant : nous sommes possédés, sous l'emprise, dépouillés de notre
jugement objectif.
Bien sûr, Samson François a une superbe technique, son jeu reste mesuré, il ne
recherche pas d'effets originaux autres que ceux de la couleur. Mais ses interprétations
de Chopin relèvent de la magie. Nul n'a joué avant lui, nul ne joue aujourd'hui les
Ballades comme lui : jeu visionnaire, comme s'il les improvisait au fur et à mesure. Les
Scherzos sont proches, dans leur esprit, du Gaspard de la Nuit de Ravel. Et que dire des
Nocturnes presque debussystes, des Polonaises, des Préludes, des deux Concertos ? Même
les Mazurkas, interprétations dont la fragilité a été décriée par certains, nous
révèlent non cette élégance aimable et brillante à laquelle d'autres nous ont
habitués, mais une amertume, un désenchantement sans doute très personnels, mais qui
agissent comme un révélateur.
D'une certaine façon, Samson François, dans Chopin, est notre frère ; et même il est
chacun d'entre nous, avec nos " misérables petits tas de secrets ".
Zino Francescatti
Zino Francescatti était lui aussi français, marseillais plus précisément (ce détail
n'est pas neutre), et son jeu violonistique aux antipodes de Samson François. Il aura
personnifié le "violon français " par excellence, comme Robert Casadesus le
piano français, avec un jeu lumineux, virtuose mais mesuré, épuré. On publie
aujourd'hui en cd un bel ensemble d'uvres de musique française parfaitement
révélatrices de son art (2 cd SONY
SM2K 61722).
De Ravel, avec qui Francescatti avait travaillé son uvre pour violon, la Sonate,
Tzigane, la Berceuse sur le nom de Fauré, et Kaddish, transcription d'une des mélodies
hébraïques, le tout joué avec Arthur Balsam.
Suit un ensemble d'uvres jouées par le duo lui aussi légendaire
Francescatti-Casadesus : les deux Sonates de Fauré, que l'on placera au même niveau que
l'autre version de référence, celle de Barbizet-Ferras ; puis la Sonate de Franck,
dépouillée de tous les excès auxquels d'autre interprètes se sont livrés, et qui,
dans cette interprétation, justifie la légende selon laquelle elle aurait servi de
modèle à Proust pour la Sonate de Vinteuil.
Enfin, le Concert de Chausson, un des sommets de la musique française, que Francescatti
et Casadesus jouent avec le Quatuor Guilet. Il n'y a dans cette vision de la musique rien
de tourmenté, rien qui vienne forcer notre subconscient, mais une sérénité, une joie
paradisiaque, un goût subtil qui relèvent du bonheur envié de vivre en France