Musique : les interprètes
Claude ABADIE (38
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Article paru dans la Jaune et la Rouge en janvier 1987 (numéro spécial "Les X, les lettres et les arts")
reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de la Jaune et la Rouge.

On dit que les mathématiques et la musique font bon ménage. Je veux bien l'admettre, bien que manquant d'éléments de jugement, éléments qui me semble-t-il ne peuvent être que statistiques.

Ce qui paraît par contre évident, c'est qu'il est extrêmement difficile de mener de front deux carrières au plus haut niveau, une carrière musicale et une autre, pour la simple raison que le véritable professionnalisme implique un engagement complet. Certams surdoués parviennent à s'en approcher, mais le moment vient où ils doivent néanmoins choisir, ce qui bien évidemment constitue une décision difficile.
Dans la communauté des polytechniciens vivants je connais quatre cas, tous différents, et tous intéressants. Ce disant je dois deux séries d'excuses : à ces quatre artistes de les qualifier de « cas », et à ceux dont je ne parle pas, d'avoir peut-être ignoré leur existence ou sous-estimé leur importance.

En tout premier, le plus ancien et le plus incontestable, Claude Helffer (42) a fait récemment l'objet dans ces colonnes d'un long article qui va m'amener à être ici relativement bref à son sujet. Le numéro d'avril contenait en effet un « entretien avec Claude Helffer » au cours duquel celui-ci répondait à mes questions sur ses études, sa carrière, son expérience de concertiste international, sa conception de la musique et notamment de la musique contemporaine. Il est en effet, dans la constellation des pianistes vivants, celui dont le nom est le plus étroitement associé à ceux des grands compositeurs de cette seconde moitié du 20ème siècle, ce qui ne l'empêche pas de jouer aussi les classiques (au sens large) puisqu'il a publié notamment plusieurs sonates de Beethoven et l'intégrale des oeuvres pour piano de Debussy et de Ravel.

Claude Helffer

Pour atteindre un haut niveau dans n'importe quelle discipline, il est une condition nécessaire : commencer très jeune. Si je dis nécessaire et non « absolument indispensable » c'est parce que le mot a dans notre langage ce caractère rigoureux qui dispense de tout superlatif : celui qui n'a pas commencé à étudier la musique avant dix ans n'a aucune chance d'approcher du sommet. Aucune. Heureusement, à un âge aussi tendre, on peut mener plusieurs disciplines de front, celles-ci n'exigeant pas encore l'exclusivité. Puis vient un moment où l'une doit prendre le pas, et c'est ce qui est arrivé à tous nos camarades : à partir de la Taupe, la double vie n'est plus possible, et, comme les autres, Helffer a laissé passer la musique au second plan. Puis il a commencé une carrière professionnelle dans la ligne de son diplôme, dans la banque en l'occurrence, la musique occupant seulement la totalité de ses loisirs. A 26 ans, il a eu l'occasion de sauter le pas, et c'est ce qu'il a fait, encouragé et soutenu par son professeur le pianiste Robert Casadesus. Il s'est lancé dans la carrière artistique, ce qui, dit-il, était d'une imprudence folle. On sait ce qu'il en est advenu, mais était-ce si imprudent qu'il le dit ? Oui et non. Certes il avait brûlé ses vaisseaux, mais en cas d'insuccès, ou de succès insuffisant, il pouvait toujours revenir à la nage, un gros diplôme et les qualités qu'il implique constituant une bouée bien utile. Il aurait perdu quelques années, mais il aurait sûrement réussi à réintégrer le marché du travail, fut-ce avec au fond du coeur une déception indélébile.

C'est ce qu'il faut rappeler à Jean-Pierre Ferey (75) qui vient de franchir le Rubicon et qui, comme Helffer quelque trente ans avant, entame la très difficile carrière de concertiste. Il a commencé à étudier le piano à 6 ans au conservatoire du Mans, et a obtenu ses prix de piano et de musique de chambre à l'âge de 15 et 16 ans, en même temps qu'il passait le bac. S'est alors posé le problème de son orientation, et, sous la pression ambiante, il a préparé l'X, abandonnant complètement le piano, et consacrant ses rares loisirs au sport plutôt qu'à la musique. Appartenant à la première promo installée à Palaiseau, il a suivi les classes de composition, harmonie et contrepoint du conservatoire de Créteil. Après avoir fait les Mines à titre civil, option géologie, il est entré comme chercheur dans une petite entreprise d'ingénierie géothermique : cela à mi-temps, grâce à un concours de circonstances favorables. Il a pu ainsi reprendre ses études de piano, avec Lélia Gousseau, professeur au conservatoire de Paris et à l'École normale de musique. En décembre 83, il prend des vacances pour se présenter au concours de Saragosse - trois semaines de préparation et deux semaines de concours - où il obtient le 4ème prix, en concurrence bien sûr avec des pianistes "à plein temps". Moins d'un an plus tard, il met fin à son activité d'ingénieur, considérant d'une part qu'il ne pourra désormais faire de progrès sérieux qu'en s'y consacrant totalement, d'autre part que le risque vaut d'être couru." Si je ne l'avais pas fait, dit-il, je l'aurais regretté toute ma vie".

Jean-Pierre Ferey

Depuis, il vit uniquement de ses concerts, mal la première année, puis de mieux en mieux. Ses concerts dont il est souvent le producteur, louant la salle et se payant sur le prix des places. Son répertoire est étendu, sa palette . très large : lors du concert qu'il a donné en septembre à Palaiseau, elle couvrait de Haydn à Dutilleux.
Jean-Pierre Ferey : retenez son nom, allez l'entendre et faites le connaître. Il le mérite.

Depuis la parution de cet article, tout en poursuivant sa carrière de pianiste avec des concerts et des enregistrements, Jean-Pierre Ferey a créé une maison d'édition de disques, Skarbo, dont le catalogue peut être consulté à l'adresse http://www.netbeat.com/labels/Skarbo_262.htm

Si Helffer et Ferey ont largué les amarres, Andréani et Cadé ont intégré le corps des Télécommunications qu'ils n'ont pas quitté depuis. Leurs situations vis à vis de la profession musicale sont toutefois assez différentes.

René Andréani a commencé le piano à 7 ans et a suivi le cursus habituel du conservatoire de Marseille où il a obtenu un 2ème prix, pendant qu'il était en math sup. Comme les autres, il a donc fait de la musique très tôt et très sérieusement, et comme les autres il a abandonné à l'époque des concours, est entré à l'X en 1957, puis à l'ENST.
Depuis toujours il était tenté par la direction d'orchestre. Malheureusement, à Lille où il a eu sa première affectation, il n'y avait pas de classe de direction d'orchestre. Alors il a fait du théâtre, une autre envie qui le travaillait.
En même temps que le cours d'art dramatique, il a suivi la classe de chant du conservatoire de Lille. Il a mené ces deux activités de front, a obtenu un prix d'excellence de chant, comme baryton-basse, un prix d'art lyrique et un prix d'art dramatique. A noter en passant que ces disciplines sont assez complémentaires, l'une aidant le comédien à placer sa voix, l'autre le chanteur à soigner son texte. Il s'est alors mis à faire du théâtre en professionnel dans la troupe du Théâtre Populaire des Flandres.
Nommé à Paris, il a entamé une carrière marginale de chanteur professionnel, et a passé le concours de Radio-France, catégorie concert et catégorie opérette, concours qui ouvre droit aux engagements par la radio. Il a ainsi interprété divers rôles d'opérettes, et des mélodies, notamment de Brahms, Lecoq, Ravel, Caplet. Il a aussi chanté Leporello dans Don Giovanni de Mozart monté en province, toujours dans un cadre professionnel.

René Andreani

En même temps, il assouvissait enfin son envie de direction d'orchestre en s'inscrivant à l'École normale de musique dans la classe de Pierre Dervaux. Après avoir obtenu sa licence de concert de direction d'orchestre (c'est le nom du diplôme de l'ENM), et pour voir de l'intérieur ce qu'était un orchestre symphonique, il est entré dans l'orchestre des PTT comme timbalier. Il n'avait pas spécialement travaillé les percussions, mais les timbales ne sont pas hors de la portée d'un musicien ayant sa formation. C'est deux ans plus tard, en 1971, que le chef d'orchestre des PTT prit sa retraite et que le poste fut confié à Andréani. Il mène maintenant de front ces deux activités télécommunicantes d'ingénieur en chef à la Direction des Télécom de l'Ile de France, et de chef de l'orchestre et de la chorale des PTT. Il s'agit donc d'une activité musicale d'amateur, bien que nécessitant un niveau de compétence professionnel, d'autant que lors des concerts l'orchestre est renforcé par des musiciens professionnels, souvent issus du Nouvel Orchestre Philharmonique, qui ont la mission de structurer les différents pupitres, et dont il faut savoir se faire respecter.   Il n'est cependant plus intégré au milieu des musiciens professionnels, contrairement à Daniel Cadé (61), son collègue des Télécom.

Dès l'âge de 5 ans, Cadé a fait de très bonnes études de piano au conservatoire de Rouen. Il donnait son premier concert à 9 ans, dans la salle de l'Hôtel de ville de Rouen pleine de monde (souvenir d'enfance très fort), et vers 11-12 ans, il jouait à peu près toute la littérature pour piano jusqu'à Debussy-Ravel, Ravel dont à 15 ans il jouait tout l'oeuvre par coeur. Et puis, refrain connu, il a plus ou moins laissé tomber, pour recommencer, à l'X et à l'ENST, à jouer, mais surtout à organiser des concerts, notamment de musique contemporaine. C'est ainsi qu'il s'est plongé dans le milieu professionnel. En 1970 il travaille avec René Andréani, d'abord en accompagnant le chanteur (c'est avec Cadé qu'Andréani a passé ses concours à Radio-France) puis en interprétant les grands concertos classiques et romantiques avec l'orchestre des PTT. En même temps, il fait de la musique de chambre de façon assez informelle avec de jeunes premiers prix de conservatoire, avec lesquels il donne une quarantaine de concerts en 4 ans. Dans ce cadre de haute qualité, mais relativement restreint, il a pris conscience de ses insuffisances techniques (par rapport à ses ambitions) et en 1976, tournant décisif, il travaille pendant un an et demi avec Marie-Françoise Bucquet, grand professeur de piano, élève d'Alfred Brendel et de Léon Fleischer (célèbre professeur américain). A cette occasion, il a de nombreux contacts avec Brendel qui, sans lui donner de leçons à proprement parler, l'assiste de ses observations et de ses conseils. En 1977 il donne son premier récital, et en 1978 il s'intègre dans l'équipe des Grands concerts de la Sorbonne de Max Deutsch formée d'éléments de l'Orchestre de Paris et de l'Ensemble Intercontemporain. C'est ainsi qu'il joue l'intégrale de l'oeuvre pour piano de Schoenberg, ainsi que de nombreuses partitions de Liszt, notamment ses transcriptions d'oeuvres symphoniques. Son récital d'avril 1981 lui vaut deux colonnes d'éloges dans Le Monde sous le titre : « Un récital Daniel Cadé : défi et virtuosité ». Marié à Elisabeth Laurence, cantatrice anglaise qui fait une grande carrière internationale, il l'accompagne au piano dans des occasions telles que le festival de Glyndebourne (Village du sud de l'Angleterre où a lieu un festival renommé consacré à Ia musique d'opéra), au début de cette année, ou en décembre dernier à Lisbonne, dans le cadre de la Fondation Gulbenkian.

Daniel Cadé

II est donc, bien qu'assumant les fonctions de directeur adjoint de l'École nationale supérieure des télécommunications, immergé dans le milieu musical international, mêlé à des artistes qui sont bien loin de se douter que ce n'est pas son principal métier. Tout cela avec relativement peu de travail et pas plus d'une dizaine de sorties par an. Cadé possède à coup sûr une incroyable facilité.

De ces quatre biographies, et des réflexions qui se sont imposées à de nombreux musiciens amateurs doués, on est amené à donner une "approche marketing". Cela peut sembler assez méprisable, s'agissant d'Art avec un grand A, mais c'est une réalité terriblement présente pour ceux qui y sont confrontés. Dans la musique, il existe des besognes alimentaires. Un artiste qui ne donne pas assez de concerts pour nourrir sa famille doit consentir un certain nombre de concessions dont semblent être dispensés ceux qui figurent à un niveau flatteur dans l'organigramme d'une société ou d'une administration - ce qui est notre cas à tous, n'est-ce pas, mes camarades ? - accompagner des chanteurs .de variétés, faire du studio, de la radio, de la télé, ou être musicien du rang dans un orchestre; ou encore écrire de la musique de film, job rémunérateur mais réservé à ceux qui sont introduits dans les bonnes filières. "semblent être dispensés", ai-je écrit plus haut. Comme si le métier de directeur de société, par exemple, ne comportait que des aspects passionnants ou valorisants, comme s'il n'y avait pas AUSSI la routine, les besognes qu'il faut accomplir même si leur intérêt est mince.

Je pense que le Rubicon dont je parlais à propos de Jean-Pierre Ferey est de même nature que la création d'une entreprise personnelle. Yvon Gattaz, dans son livre "Les hommes en gris" déplorait le faible nombre de diplômés des grandes écoles qui créent leur propre affaire. C'est effectivement un plus grand risque à prendre pour quelqu'un qui bénéficie de la sécurité d'une feuille de paie solide à tous points de vue. Ce qui distingue le cas des artistes, c'est d'abord que le domaine couvert est totalement différent de ceux auxquels les ont préparés leur formation et leur expérience professionnelle, ensuite que le statut de « détachement » dont peuvent bénéficier parfois ceux qui appartiennent à un corps ou à un grand groupe ne leur est pas applicable, enfm qu'en cas de malheur leur errance dans des eaux non conformistes ne constitue pas un atout dans leur C.V. de reconversion.

Musiciens pittoresques

Plusieurs polytechniciens pratiquèrent la musique dans des conditions pittoresques.

Emile
Lemoine (1860), le père de la symédiane, avait fondé à l'Ecole un groupe nommé Philiopipobithouinique qui exécutait, dans les austères locaux du Joffre, des concerts de musique de chambre. plus tard, Lemoine fonda le club de la trompette que fréquentèrent les meilleurs musiciens de son époque.

Auguste François Brutus
Léonard, de la promotion 1812, fit une petite fortune comme apothicaire en vendant un purgatif de son invention, le sel désopilant. Il occupait ses loisirs en jouant du trombone, et en composant de courtes oeuvres musicales, La Nébuleuse, Le Sergent Rigolot, Il y a de l'oignon... que l'on pouvait se procurer chez lui, rue Saint-Anne, à condition d'en acheter pour dix francs.

René
Marty (1918), ingénieur de talent, déposa de nombreux brevets, généralement très sérieux, dont l'un pourtant, provoqua quelque étonnement : "procédé et dispositif pour élever la voix humaine", dispositif consistant en un tube rempli d'hydrogène dans lequel s'exprimait un chanteur, ce qui haussait sa voix de deux octaves.
Pour que le chanteur ne s'asphyxie pas, Marty mélangeait à l'hydrogène un peu d'oxygène. Le caractère dissuasif de ce mélange condamna cet intéressant appareil, que son inventeur fut seul à essayer.