LES X ET LE DISQUE -
Charles Koechlin, Jean-Claude Helffer, Jean-Pierre Ferey, Pierre Schaeffer : une petite
discographie
Jean SALMONA (56)
Article paru dans la
Jaune et la Rouge en janvier 1993 (numéro spécial "Les X et la musique")
reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de la Jaune et la Rouge.
Charles Koechlin
Elève de Fauré, comme Ravel, ami et admirateur d'Eric Satie, maître de Darius Milhaud,
auteur d'une douzaine d'ouvrages sur la musique, dont un célèbre traité d'harmonie,
Charles Koechlin (1867-1950) est un de ceux qui auront compté dans la musique française
du 20ème siècle. Il appartenait à une famille aisée d'industriels alsaciens du
textile, et décida de se consacrer à la musique au cours d'un long séjour de
convalescence en Algérie en 1889 ; il avait contracté la tuberculose à l'X ce qui lui
valut d'être réformé à sa sortie. de l'Ecole.
Si Koechlin est moins connu que plusieurs de ses contemporains, il le doit sans doute à
la singularité de son oeuvre, extraordinairement multiforme, et qui ne relève d'aucune
école.
Pour pénétrer la musique de Koechlin (plus de 200 oeuvres, dont moins de la moitié a
été éditée, et dont très peu sont disponibles aujourd'hui en enregistrement), la
meilleure voie est l'Album pour Lilian, qui date des années 30. Koechlin était
alors fasciné par les stars hollywoodiennes et s'est consaçré, pendant deux bonnes
années, non à écrire de la musique de film, mais à composer à la gloire du çinéma.
L'Album pour Lilian est dédié à l'actrice anglaise Lilian Harvey. Il s'agit
d'un ensemble de pièces brèves, les unes pour piano, les autres pour flûte et piano,
d'autres encore pour Ondes Martenot et clavecin, d'autres enfin pour soprano, piano et
flûte. Ces pièces témoignent d'une maîtrise absolue de la forme : mélodies à la
Fauré, fugues, pièces polytonales, atonales, voire dodécaphoniques, et dont aucune,
curieusement, n'est vraiment mineure. Les textes confiés à la soprano, qui sont aussi de
Koechlin, sont à la limite du canular, comme les titres de certaines pièces de Satie,
alors qu'il s'agit, comme pour Satie, d'une musique tout à fait sérieuse, c'est-à-dire
que le compositeur a prise au sérieux et que l'auditeur appréciera comme telle. L'Album
de Lilian a été enregistré par Kathrin Graf, soprano, Philippe Racine, flûte,
Daniel Cholette, piano et clavecin et Christine Simonin, Ondes Martenot (1 CD ACCORD 201 232),
avec Vers le Soleil et sept Monodies pour Ondes Martenot, oeuvre
étrange et clairement picturale, et qui témoigne à la fois de la recherche constante
par Koechlin de formes nouvelles en même temps que d'une grande concision (la plus courte
de ces oeuvres dure 45 secondes, la plus longue 4 minutes).
On peut alors passer à une oeuvre plus ambitieuse . Le Buisson Ardent, poème
symphonique en deux parties d'après Jean-Christophe de Romain Rolland
(1938-1945). Il s'agit d'une vaste composition symphonique à caractère philosophique et
mystique, le chef d'oeuvre de Koechlin (au sens artisanal du terme), qui symbolise, comme
la partie du même nom de l'oeuvre de Romain Rolland, la renaissance de l'instinct
créateur, et qui suit Jean-Christophe de manière tout à fait littérale : Koechlin
annote la partition suivant les chapitres du roman. Tout cela pourrait être très
ennuyeux : c'est très beau et très nouveau, ni romantique attardé, ni dodécaphoniste
formel. On pourrait citer précisément à son prapos une phrase extraite de Jean-Christophe
: "S' il voulait fixer ses visions avec fidélité, il devait commencer par
oublier tout ce qu'il avait jusque là entendu ou écrit, faire table rase de tout
formalisme appris, de la technique traditionnelle, rejeter ces béquilles de l'esprit
impotent, ce lit tout fait pour la paresse de ceux qui, fuyant la fatigue de penser par
euxmêmes se couchent dans la pensée des autres"
Le matériel orchestral est important : outre l'orchestre traditionnel, cinq saxophones,
un grand orgue, un piano, de nombreuses percussions et des Ondes Martenot. Un très bon
enregistrement du Buisson Ardent a été réalisé par le Staats Philharmonie
Rheinland-Pfalz dirigé par Leif Segerstam (1
CD CYBELIA CY 812 ). Sur le même disque figure Au
Loin, pièce symphonique brève, à mi chemin entre Scriabine et Alban Berg, et la Sonate
pour piano et violoncelle, par Véronique Roux et Philippe Bary, très proche de
Fauré, bien construite est un plaisir pour l'oreille.
Après le Buisson Ardent, on peut s'orienter vers des oeuvres plus difficiles,
comme les Heures Persanes, pièces pour piano enregistrées récemment par
Herbert Henck (1 CD WERGO 60137-50). II s'agit d'un ensemble de pièces qui s'appuient sur le prétexte d'un
programme orientaliste et descriptif pour explorer toute la palette du toucher
pianistique, avec des harmonies qui vont d'un debussysme à peine voilé jusqu'à des
structures harmoniques proches du jazz moderne, et des formes qui ne s'apparentent à
aucune autre forme connue, le tout d'une extrême subtilité et d'une parfaite
accessibilité.
Enfin, on peut citer, parmi les compositions les plus originales de Koechlin, homme libre,
curieux de tout mais non dilettante, explorant à fond les voies dans lesquelles il s'est
engagé, une étonnante série de pièces pour cor, instrument dont la sonorité très
"chargée" devait évidemment tenter Koechlin, parfois friand de musique
évocatrice au premier degré. La très belle Sonate pour cor, les quinze pièces
de l'Opus I80, et la série de douze Sonneries très brèves, ont été
enregistrées voici peu par Barry Tuckwel, accompagné par Daniel Blumenthal (1 CD ASW DCA 716 - distribution Schott Frères).
Claude Helffer
Si la musique contemporaine est rébarbative pour certains, c'est qu'ils n'ont pas
entendu Claude Helffer en parler et illustrer ses propos au piano. Son répertoire est
infiniment plus étendu : on se souvient, par exemple, de l'avoir entendu
interpréter en concert, il y a quelques années, le Concerto de Schumann ; mais ce sont
ses interprétations de la musique contemporaine qui ont assis sa renommée
internationale. En réalité, son parcours, de Debussy à Boulez, est rectiligne et
continu, et quatre enregistrements l'illustrent parfaitement.
Parmi les pièces de Debussy dont Claude Helffer a enregistré une grande partie de
l'oeuvre de piano, nous choisirons les oeuvres pour deux pianos et pour piano à quatre
mains, avec Haakon Austbö (1 CD
HARMONIA MUNDI HMA 1 90957). L'interprétation de
Debussy par Helffer qui, à notre avis, ne peut être comparée qu'avec celle de
Gieseking, peut être décrite en quelques qualificatifs simples : rigueur, clarté,
priorité à la couleur, honnêteté absolue par rapport au texte. Bien entendu, il y a
loin de la Petite Suite, de 1889, qui a le genre charmant de la musique de salon,
à la suite En Blanc et Noir, écrite en 1915, en passant par les Six
Epigraphes Antiques, composés pour Pierre Louÿs en 1900, ces deux dernières
oeuvres étant caractéristiques du nouveau langage musical qui est l'apport fondamental
de Debussy. Dans ces pièces que certains qualifient globalement
"d'impressionnistes" en toute bonne foi, Helffer est rien moins
qu'impressionniste, dans la mesure où cette notion implique une certaine dose de flou.
Avec Helffer, Debussy devient clair comme du Bach, séduisant comme du Mozart, et novateur
comme du ... Debussy.
ll était naturel que Claude Helffer s'intéresse à Bartok, dont il a notamment
enregistré les Six Livres de Microcosmos (2 CD HARMONIA MUNDI 1 90968/69).Microcosmos est un peu le Clavier Bien Tempéré de
Bartok, conçu initialement pour l'initiation pianistique de son fils de huit ans, et
devenu, au fur et à mesure que la composition avançait, une somme des acquis de la
musique du 20ème siècle, et exigeant, au moins pour le sixième volume, une technique
transcendante. Pièces courtes, limpides, rigoureuses mais non austères, poétiques et
colorées, il était normal qu'elles conviennent parfaitement aux doigts de Claude
Helffer, dont le Microcosmos est aujourd'hui devenu un classique de
l'enregistrement pianistique, au même titre que le Clavier Bien Tempéré par
Richter.
On retrouve la parfaite symbiose de Claude Helffer avec Bartok dans le 2e Concerto
pour piano (le moins joué), percutant et lumineux, enregistré en 1969 avec
l'Orchestre National dirigé par Ernest Bour, grand chef français injustement oublié, et
qu'accompagnaient sur le même disque le Concerto pour alto par son dédicataire
William Primrose, et Le Mandarin merveilleux (1 CD INA-ARCHIVES-VOGUE 672 006)
.
Avec l'intégrale de l'oeuvre pour piano de Schoenberg, on franchit un pas de plus dans la
modernité, même si l'essentiel de ces pièces a été composé entre 1909 et 1929, alors
que Microcosmos fut écrit entre 1926 et 1937. En enregistrant cette intégrale (1 CD HARMONIA MUNDI 190752) Helffer nous offre, d'une certaine manière, un parcours en raccourci de la
musique qu'il joue et qu'il aime, puisque les trois pièces pour piano de 1909 sont assez
debussystes (même si elles sont atonales), alors que la pièce Opus 33a de 1929
est rigoureusement dodécaphonique. De ces pièces qui rivalisent en concision avec celles
de Microcosmos (la plus courte dure 30 secondes et la plupart d'ertre elles
n'excède pas trois minutes), Claude Helffer donne par sa seule interprétation une
explication de texte limpide, qui fait de ce disque la meilleure des introductions
possibles à la musique dodécaphonique.
On en arrive ainsi aux trois Sonates pour piano de Pierre Boulez, enregistrées
il y a une dizaine d'années par Claude Helffer et reprises aujourd'hui en compact (1 CD ASTREE AUVIDIS E7716). La première sonate date de 1946, la troisième de 1957. Trois aeuvres
destructrices, qui tournent définitivement le dos à la musique tonale, et même à la
musique dodécaphonique à la Schoenberg. Ceux à qui la musique sérielle est familière
ne trouveront certainement pas d'interprétation aussi " intelligente ", au sens
propre du terme, c'est-à-dire parfaitement assimilée et recréée que celle de Claude
Helffer. Pour les autres, qui, en revanche, restent fermés à cette évolution drastique
de la musique de notre temps, dont seul l'avenir dira si elle constituait une voie
prophétique ou une impasse, il faut leur recommander de trouver une occasion d'entendre
Claude Helffer expliquer ces sonates comme Hagège explique une langue étrangère et,
comme lui, la rendre intelligible et donc aimable.
Au total, à travers cette courte discographie, Helffer s'affirme comme ce qu'il est
aujourd'hui aux yeux de tous les amateurs exigeants de musique de piano : un artisan
superbe, modeste et lumineux de l'évolution du piano moderne.
Jean-Pierre Ferey
Trente trois ans séparent les promotions d'Helffer et de Ferey. Ferey n'a pas encore
choisi son " créneau ", comme on dit aujourd'hui un peu niaisement, et son
répertoire s'étend de Rameau à Malipiero. Mais curieusement, comme s'il existait en
quelque sorte une caractéristique propre aux X musiciens, on trouve dans son mode
d'interprétation une filiation avec celui de Claude Helffer, la même volonté de
rigueur, le même choix d'être clair, la même honnêteté qui amène non à chercher à
épater l'auditeur en inventant une interprétation à tout prix originale d'une oeuvre
connue, mais à servir l'auteur au mieux, en suivant sa musique au plus près.
Pour ceux qui ne connaissent pas encore Jean-Pierre Ferey, la meilleure façon d'aborder
sa technique d'interprétation est d'écouter son enregistrement de Suites de Danses
pour piano (1 CD SKARBO SM 61), qui comporte les Danses Populaires Roumaines de Bartok, l'Alborada
del Gracioso de Ravel (extrait des Miroirs), trois pièces pour clavecin de
Rameau et la Suite opus 14 d'Albert Roussel. Les Danses Populaires Roumaines sont
parmi les oeuvres les plus séduisantes, les plus immédiatement accessibles de Bartok.
Ferey les joue avec retenue, sans leur donner un ton trop tzigane, ni insister sur le
caractère percutant du piano de Bartok. L'Alborada del Gracioso de Ravel est
enlevée avec sobriété et couleurs, alors qu'il s'agit d'une pièce techniquement
difficile et où les pianistes mettent souvent l'accent sur la virtuosité. La Suite de
Roussel est une découverte : Roussel est généralement éclipsé par Ravel et quelques
autres de ses contemporains, peut-être parce qu'il est moins immédiatement séduisant.
Mais cette Suite choisie par Ferey, originale par ses rythmes, ses harmonies, sa
construction, pourrait bien contribuer à le sortir d'un relatif oubli.
Enfin, les trois pièces de Rameau, fort justement jouées au piano (et non au clavecin),
donc dépourvues d'une partie bien inutile de leurs ornements, sont un véritable régal.
Toujours chez Skarbo, maison d'édition discographique qu'il a créée, Jean-Pierre Ferey
vient d'enregistrer les Variations Symphoniques pour piano et orchestre de César
Franck (1 CD SKARBO SK 3921) avec l'orchestre symphonique du Mans dirigé par José-André Gendille. Il
s'agit là d'une oeuvre pour laquelle existent de nombreuses références discographiques.
Nous en avons entendu de multiples, et certains ont même le souvenir d'une
interprétation en concert de Samson François, il y a de nombreuses années. Eh bien, la
version Ferey est parmi les meilleures qu'il nous ait été donné d'entendre, claire,
mesurée, ni ultra-romantique, ni excessivement classique, légèrement distanciée,
exactement ce que l'on aime. Il est intéressant de noter que le même disque comporte
deux enregistrements d'oeuvres pratiquement inédites : l'Allegro Symphonique de
Gabriel Fauré, une petite merveille, à écouter toutes affaires cessantes, et la Symphonie
en la d'André Messager, qui n'est pas un chef d'oeuvre impérissable, mais qui
révèle, à ceux qui ne connaissent de Messager que ses opérettes légères et
raffinées, son côté "sérieux" dans une oeuvre de jeunesse écrite à 22 ans,
dans le droit fil du xIxe siècle, et avant qu'il ne dirige, comme on le sait, la
création de Pelléas et Melisande de Debussy.
Le troisième enregistrement de Jean-Pierre Ferey est une révélation : il présente des
oeuvres pour piano de Gian-Francesco Malipierio, compositeur italien contemporain (mort en
1973) relativement peu connu en France, de tradition très debussyste (pour ceux qui ne le
connaissent pas, son style pianistique est, d'une certaine manière, entre Debussy et
Bartok) ( CD CYBELIA CY 1104). Il s'agit de plusieurs séries de pièces courtes, très denses, dont les
titres évoquent assez bien l'esprit : Lueurs, Résonances, Masques qui
passent, non pas descriptives, mais déçrivant plutôt un état d'âme, pour l'auditeur
un état d'écoute; musique très nouvelle, très subtile, qui nécessite un dosage très
fin du toucher et une grande sensibilité.
En révélant au public une oeuvre pianistique majeure (il s'agit du seul enregistrement
de ces oeuvres disponible au catalogue), Jean-Pierre Ferey, encore jeune musicien, prend
une orientation qui mérite un grand coup de chapeau, et qui laisse bien augurer des
projets qu'il poursuit à la fois en tant qu'interprète et éditeur discographique.
Pierre Schaeffer, last but not least
En réunissant en un coffret superbe et passionnant l'oeuvre musicale de Pierre Schaeffer
de 1948 à 1979, et les oeuvres communes écrites avec Pierre Henry de 1950 à 1953 et en
1988, le groupe de recherche musicale de l'INA (GRM) présente à la fois la genèse de la
musique concrète et l'essentiel de ce qu'il faut savoir d'une des personnalités les plus
fortes de la musique contemporaine et, n'ayons pas peur des mots, de l'un des personnages
clés de la France du 20ème siècle (1
coffret INA-GRM de 4 CD et un livre C1 006/9). Le
premier des quatre CD présente les incunables de la période 1948-1950, avec les cinq Etudes
de bruits (Etude aux chemins de fer, Etude aux tourniquets, Etude
violette, Etude noire, Etude pathétique) le Diapason
Concertino, les Variations sur une flûte mexicaine, la Suite pour 14
instruments et l'Oiseau RAI, toutes en version originale.
Le deuxième volume comprend des oeuvres plus connues : la Symphonie pour un Homme
Seul, popularisée à la fin des années 60 par Maurice Béjart, le Bidule en ut,
l'Echo d'Orphée de Pierre Henry.
Le troisième volume intègre, outre une nouvelle version de quatre Etudes de bruits,
du Concertino Diapason et de la Suite 14, Masquerage, les Paroles
Dégelées, Etude aux Allures, Etude aux Sons Animés, Etude
aux Objets, le Diedre Fertile, et Bilude, cette dernière oeuvre
étant un petit chef-d'oeuvre d'humour pianistique construit sur une pièce de Bach.
Enfin, le volume IV comporte une série de documents, pour l'essentiel des dialogues, des
conférences et des séminaires, illustrés musicalement, et qui ont jalonné la
révolution musicale permanente de Pierre Schaeffer, depuis le tout début jusqu'à
aujourd'hui
.
Les quatre disques sont accompagnés d'un livre remarquablement présenté et illustré,
et qui démonte, à travers des textes de François Weyergans, Pierre Henry, Olivier
Messiaen, Antoine Goléa, et bien d'autres, les multiples facettes d'un personnage
fantastiquement séduisant, insaisissable, évolutif, iconoclaste et paradoxal au point de
démolir ce qu'il a contribué à faire naître, percutant, en un mot attachant. Tous ceux
qui veulent comprendre ce qu'a été l'aventure de la musique concrète, et pourquoi
après elle rien dans la musique contemporaine n'aura plus jamais été comme avant, tous
ceux d'entre nos camarades quï sont reconnaissants à l'X de leur avoir insufflé une
bonne dose de non-conformisme, de sens de l'humour et de créativité destructrice, se
doivent de placer cet ensemble de musiques et de textes au premier rang de leur
disco-bibliothèque : Pierre Schaeffer est leur maître.