Portrait d'un intellectuel en musique : François NICOLAS (67)
Alain BONARDI (86)

Article paru dans la Jaune et la Rouge en janvier 1993 (numéro spécial "Les X et la musique")
reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de la Jaune et la Rouge.

François NICOLAS est résolument compositeur, il est aussi, et avec la même intensité et la même volonté, un intellectuel. Son itinéraire aurait pu être totalement différent: issu d'une famille où l'on fait l'X de père en fils, il aurait pu accomplir avec brio un parcours professionnel exemplaire dans l'industrie ou l'administration, comme nombre de nos camarades. Non. Car le gène polytechnicien dut dans son patrimoine héréditaire s'accomoder d'un autre gène, celui du musicien. N'avait-il pas un grand-père fou de musique, à qui il doit ses premières " très riches heures musicales ", qui le poussa au piano et à l'orgue, avec des professeurs admirables comme Albert Alain ?

Arrêtons-là cette évocation romanesque, digne des meilleurs biographes du siècle passé, un peu dans le style suranné d'un Henri Ghéon, qui dans ses promenades avec Mozart, transforme notre cher Amadeus en petit ange. Je sais trop que François Nicolas n'apprécie ni cette prose facile, ni ce genre galvaudé de la biographie trop belle et flatteuse.

La démarche de François Nicolas est liée à une sorte de déclic qui se produisit lorsqu'il fit, vers l'âge de trente ans, la connaissance du compositeur américain Robert Carl. Auparavant, il avait été un amateur éclairé, pratiquant avec succès le piano, la musique de chambre, et même le jazz et ses improvisations. En fait, Robert Carl lui fit découvrir non seulement la musique contemporaine, mais aussi et surtout ce qu'est la composition. C'est alors qu'il saisit que la composition offrait la possibilité de lier de façon unique la sensibilité et l'intellectualité.

A côté d'une activité à mi-temps en tant qu'économiste au ministère de l'Industrie, François Nicolas a alors commencé à suivre en auditeur libre des cours d'écriture musicale au Conservatoire, c'est-à-dire les traditionnelles classes d'harmoriie, de contrepoint et de composition. Cela lui a donné l'opportunité de rencontrer, dans ce cadre, de nombreux compositeurs, ce qui est fondamental dans la perspective actuelle de la musique contemporaine. En effet, une des caractéristiques de la musique contemporaine est qu'elle ne colporte pas de savoir, qu'elle n'offre d'ailleurs pas de prise à un savoir . La "connaissance"  ne se transmet plus selon l'ancienne filiation maître-disciple : il est donc impératif pour un compositeur contemporain de rencontrer d'autres compositeurs et musiciens pour établir une relation de discussion. Je citerai François Nicolas lui-même : "Traditionnellement il (le compositeur) héritait de la plupart des catégories qui lui étaient nécessaires et ses études étaient ce moment de transmission de l'héritage où quelque maître vénérable instruisait son élève de l'état des choses. Ce régime de transmission s'est interrompu (...) je prends cette rupture comme le symptôme d'une impossibilité à transmettre désormais un savoir et les catégories qui le structurent".

François Nicolas

Confronter ses idées à celles d'autres musiciens, scientifiques ou penseurs, expliquer sa conception de la musique contemporaine sont parmi les activités qui tiennent le plus à coeur à François Nicolas. A côté des cours qu'il fit aussi bien au Conservatoire de Paris qu'aux sessions de Darmstadt (le grand rassemblement estival de l'avant-garde contemporaine), il prononce de nombreuses conférences (citons, par exemple, "Traversée du sérialisme" dans le cadre des Conférences du Perroquet, exposant une formalisation des étapes du sérialisme et de son essence). La complémentarité de disciplines de pensée comme les mathématiques, la philosophie et la musique l'ont conduit à créer un groupe de travail réfléchissant sur des sujets comme "Calcul parallèle et polyphonie", "Lambda-calcul et modèle fonctionnel : déploiement dans la musique", "L'incertain dans les calculs musicaux"...

Dans sa démarche, François Nicolas n'a pas oublié pour autant la composition, puisqu'il a écrit une dizaine d'oeuvres pour des effectifs "acoustiques" : citons Ligne d'Ombre pour onze instruments (1988)) et Deutschland pour quatorze instruments et mezzo soprano (écrite en 1989, d'après les poèmes de Hopkins, Le naufrage du Deutschland).

Puis il s'intéressa au matériau moderne, suivit un stage d'été d'initiation à l'informatique musicale à l'IRCAM en 1990, car l'idée d'avoir deux univers sonores séparés, l'instrumentarium traditionnel d'une part et les nouveaux dispositifs électroniques et informatiques d'autre part, lui semble très négative : il voit dans les nouveaux "instruments" une simple extension du monde instrumental "classique". Ses travaux à l'IRCAM sur la synthèse par modèles physiques (voir encadré ci-dessous) vont déboucher sur une commande d'une oeuvre qui sera exécutée début 1994. L'intérêt musical de ce type de synthèse est de garder des sonorités instrumentales "connues", mais de permettre la réalisation d'opérations impossibles avec des instruments classiques. On peut, par exemple, simuler l'excitation d'une plaque vibrante par un dispositif appliquant des modes "arco" venant d'un violon, et créer ainsi un hybride de deux instruments. Une des possibilités lés plus prometteuses est sans conteste la transformation progressive d'un instrument en un autre : par exemple, on peut avoir une corde pincée à l'instant t=0 qui se transforme en plaque vibrante à l'instant t=1, et cette plaque, par le choix des équations utilisées, garde le "souvenir" d'avoir été une corde.

En tant qu'intellectuel, la pensée de François Nicolas déborde largement sur d'autres domaines que la musique, et notamment sur la philosophie, puisqu'il entreprend actuellement une thèse d'esthétique sur "l'écriture musicale", suivie par Alain Badiou. Si ce sujet le passionne tant, c'est certes parce que l'écriture musicale exerce sur lui une fascination visuelle, mais surtout parce qu'il la conçoit comme un vecteur de la pensée musicale : "Je tiendrai même qu'en musique hors de l'écriture, point de pensée. Je n'entends pas gue l'écriture soit le tout de la pensée musicale - ceci n'aurait rigoureusement aucun sens car l'écriture, sans rapport au sensible, serait un pur et simple délire - mais que l'opération de l'écriture en ce qu'elle suppose d' écart creusé par rapport à l'immédiat de la sensation - l'écart du papier à musique et du son, l'écart de l'oeil et de l'oreille - est le point de départ de la pensée musicale, ce qui ouvre un espace vide par rapport auquel puisse opérer la pensée. S'il est vrai, comme toute une tradition philosophigue je crois le pose, que l'art n'existe que d'un rapport créé entre sensible et intelligible, l'écriture en musique est le vecteur de cette opération en ce qu'elle suppose a minima la disposition réglée d'un deux, le deux du son et de la note, le deux du matériau sonore et de la matière littérale".

Si François Nicolas se présente lui-même comme un intellectuel en musique, c'est parce qu'il croit que "pour que la musique reste aujourd'hui possible comme une pensée, il y faut le déploiement d'une intellectualité musicale". Je vois bien certains de mes lecteurs levant déjà les yeux au ciel, pensant qu'en matière d'intellectualité, la musique contemporaine en serait déjà trop pourvue. Je laisse à François Nicolas le plaisir de leur répondre : "C'est là un diagnostic erroné à mes yeux, diagnostic adossé il est vrai à une conception plutôt démagogigue de l'intellectualité qui, en France surtout, remonte trop loin pour que j'en fasse ici la généalogie. Je tiens qu'aujourd'hui la question de l'intellectualité musicale est encore devant le musicien plutôt que derrière lui".

Quant à la situation actuelle de la musique contemporaine, François Nicolas pense qu'on ne peut pas vraiment "trancher sur ce qu'est vraiment ce temps pour la musique : temps d'achèvement d'un art dont rien ne garantit a priori la pérennité, temps d'un nouveau commencement égal à l'Ars Nova (cela durera alors plusieurs siècles !) ou encore contretemps dont on ne sait à quoi il ouvre". Il faut selon lui assumer l'héritage sériel, sans retourner à quelque chose d'antérieur au sérialisme. Si le sérialisme a été un échec, il n'est en aucun cas une erreur. Ce qui paraît clair, c'est que nous sommes entrés dans une ère d' "action restreinte", selon le mot de Mallarmé : les compositeurs devront se situer dans le cadre d'une action restreinte, oublier l'illusoire notion de public communiant avec la musique léguée par le romantisme, pour s'adresser à quelques auditeurs, qui reconnaîtront dans ce qu'ils entendront un peu de la vérité qui est en eux. Les créateurs qui ne supporteront pas cette condition se mettront sous le diktat du quantitatif. Ce qui est musique ne va pas de soi, il s'agit d'une condition moderne de l'art. Il y a, comme le tenait Pierre-Jean Jouve, que la musique est rare, "plus encore que l'amour".

NB. Les citations de François Nicolas sont extraites de l'article " Pour une intellectualité musicale" paru dans la revue Inharmoniques n° 8-9 (novembre 1991 ), disponible à l'IRCAM.

Synthèse par modèles physiques et composition musicale (extraits d'un texte de François Nicolas)

La synthèse sonore organise les sons à partir de données élémentaires habituellement inaperçues : par exemple, à partir de sinus qui sont souvent considérés comme leurs atomes constitutifs. Pour ce travail, l'ordinateur est devenu indispensable, seule sa puissance de calcul permettant de traiter en très grande quantité les nombres nécessaires à ce type d'opérations.


La synthèse par modèles physiques est une forme originale de synthèse sonore. Là où les méthodes traditionnelles considèrent le son comme un "signal", c'est-à-dire comme le mouvement d'un point idéal sur un segment de droite, la synthèse par modèles physiques conçoit la sonorité comme engendrée par le rayonnement d'une structure élastique et vibrante qui, dans la réalité musicale usuelle, sera matérialisée par l'instrument. Cette forme de synthèse "dissèque" moins le son qu'elle n'analyse les mouvements de la source physique pour en simuler les vibrations et par là calculer les différents signaux qu'elle produit. Selon le parti adopté à l'IRCAM d'une formalisation par superposition modale, les constituants dont "synthèse" est ainsi faite ne sont plus les éléments (sinus) ou les parties (formants) du son mais les "modes" du corps physique mis en mouvement, c'est-à-dire ses manières de vibrer, à certaines fréquences et selon certains coefficients d'absorption. Ce type de synthèse peut être alors conçu comme formalisation générale de structures vibrantes et rayonnantes qui interagissent entre elles sans que son potentiel de simulation s'épuise alors dans l'imitation des instruments musicaux traditionnels

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Cette synthèse, qui décrit plus complètement les phénomènes sonores, peut être vue comme un élargissement des techniques fondées sur le seul traitement du signal puisqu'elle est à même d'engendrer, comme cas particulier, ce que ces dernières produisaient déjà. Elle offre en plus, au prix sans doute d'un coût supplémentaire en temps de calcul, de nouvelles possibilités significatives : le son n'étant plus représenté par les oscillations d'un point (disposition au regard de laquelle l'excitation restait arbitraire) mais étant désormais conçu comme effet de la mise en vibration de tout un corps physique, les trois dimensions spatiales redeviennent prises en charge, ce qui autorise la reproduction de phénomènes sonores qui mettent nécessairement en jeu l'espace-temps, en particulier le rayonnement et les transitoires.


On peut ainsi calculer, au terme de la simulation, le signal émis en différents points de l'instrument et par là prendre en compte la façon dont un instrument, émettant des vibrations sonres en différentes directions, rayonne dans l'espace de la salle de concert, ce qui devait permettre de rendre compte plus exactement de la sensation sonore ultime.


La prise ou non en charge de l'espace-temps a une retombée sur les moments du son que privilégie telle ou telle forme de synthèse ; la synthèse traditionnelle tend à faire prévaloir la partie résonante du son quand la synthèse par modèles physiques restitue aux régimes transitoires du son (régimes immédiatement engendrés par la structure physique que simule l'ordinateur) toute leur importance pour le discours musical, singulièrement pour l'articulation et le phrasé.


Pour un compositeur, cette technique de synthèse n'apparaît pas neutre : elle permet d'aborder de manière spécifique la dynamique du son, son mode propre d'évolution et la manière dont il peut ainsi générer une temporalité musicale. Ceci peut s'illustrer des modèles instrumentaux que chaque type de synthèse tend à privilégier parmi ses utilisateurs : là où la synthèse traditionnelle manifeste une attirance toute particulière pour les sonorités de cloche dont les résonances (inharmoniques) sont pour elle une source constante d'inspiration, la synthèse par modèles physiques chercherait plutôt son modèle du côté du violon et autres instruments à cordes frottées dont la fragilité entretenue lui servirait plutôt de référence.


La conception même du son en est modifiée : là où le son est tendanciellement pris par la synthèse traditionnelle comme une " substance " malléable sans cause ni origine, comme un "corps" doté d'une épaisseur et d'une pérennité prolongeable à merci, la synthèse par modèles physiques aborde plutôt le son comme un effet, sa dimension "corporelle" étant ici reléguée à la réalité instrumentale; le son serait ainsi traité comme cette race, éphémère et fragile, d'un geste toujours sur le point de s'éteindre et presque déjà passé en sorte que la temporalité musicale qu'il suscite retrouve ici sa faculté expressive d'être cette fine pellicule qui s'expose au bord du vide, et décline librement une existence fragile, susceptible à tout instant de s'interrompre.


Le rapport à la notation musicale sur ordinateur en est également affecté. La synthèse par modèles physiques aborde plufôt l'écriture musicale sur ordinateur sous l'ancienne modalité de la tablature, ce type de notation où l'on inscrit le geste instrumental apte à engendrer le son souhaité plutôt qu'on ne paramétrise le résultat sonore - de la même manière que les partitions pour luth indiquaient jadis la position des doigts de l'instrumentiste plutôt que n'inscrivaient la "note" à produire. Si l'écriture musicale est bien un levier décisif du travail compositionnel en ce qu'elle impose à la pensée musicale de prendre ses distances par rapport au phénomène sonore immédiat pour mieux le tenir face à l'esprit, alors cet élargissement de ce que l'ordinateur est en puissance d'écrire n'est pas sans importance pour la pensée musicale de ce temps.