Pierre SCHAEFFER (29),
figure janusienne de la musique "concrète"
Alain BONARDI (86)
Article paru dans la Jaune et la
Rouge en janvier 1993 (numéro spécial "Les X et la musique")
reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de la Jaune et la Rouge.
Inventeur de la musique concrète, Pierre Schaeffer se présente avant tout comme
un expérimentateur. Tour à tour compositeur, poète, romancier, homme de radio et de
télévision, il s'est essayé à de nombreuses formes d'expression artistique. Dans le
cadre de cet article, c'est le théoricien de la musique " concrète " et le
compositeur qui est présenté, avec la volonté d'expliciter clairement sa démarche.
Janus : dieu romain des commencements, des portes, entrées et passages. Dans les arts, on
le représente pourvu de deux visages, regardant dans des directions opposées.
Je crois que Pierre Schaeffer est en quelque sorte le " Janus " de ce que
nous appellons la musique "concrète", qui est bien un commencement, un passage
que la création contemporaine a emprunté, grâce à lui. Mais Janus possède deux
visages, et Schaeffer aussi : il regarde dans deux directions opposées, le passé et le
présent (mais pas l'avenir).
Mais avant toute chose, je crois qu'il est nécessaire ici d'exposer clairement la
démarche de Schaeffer, qui représente un moment-clé de l'histoire musicale de notre
siècle.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'avénement des techniques
électro-acoustiques allait permettre la manipulation directe du son. Pierre Schaeffer,
qui travaillait à la Radio, se passionna alors pour l'enregistrement du son, sa
reproduction, sa manipulation (découpage de brefs fragments, montage côte-à-côte
d'éléments choisis, utilisation de procédés de traitement du signal...) qui repoussent
à l'infini les limites de l'espace sonore. Il définit pour la première fois le terme de
"musique concrète" dans la revue Polyphonie en 1948 : "Nous
appliquons le qualificatif d'abstrait à la musique habituelle du fait qu'elle est d'abord
conçue par l'esprit, puis notée théoriquement, enfin réalisée dans une exécution
instrumentale. Nous avons en revanche appelée notre musique "concrète", parce
qu'elle est constituée à partir d'éléments préexistants empruntés à n'importe quel
matériau sonore, qu'il soit bruit ou musique habituelle, puis composée
expérimentalement par une construction directe".
Pierre Schaeffer |
Remarquons immédiatement que, contrairement à de solides
préjugés, et contrairement à ce qui est parfois même colporté dans des ouvrages
spécialisés, le mot " concret " dans l'expression " musique .concrète
" ne veut pas dire que l'on va s'intéresser uniquement à des bruits du quotidien,
enregistrés au micro et ensuite traités par différents appareils. Je m'explique : la
musique, au sens où nous l'entendons habituellement est " abstraite " car elle
procède par " abstraction" de l'écriture. D'abord "entendue'', imaginée
(c'est là qu'intervient ce que l'on appelle l'oreille interne du compositeur) et pensée
(il est nécessaire qu'une pensée forte soutienne l'ensemble d'une ceuvre), la musique
est ensuite écrite, ce qui constitue une opération d'abstraction. L'écriture consiste
en fait à inscrire la musique dans un espace abstrait à deux dimensions : les hauteurs
et le temps. Puis, dans un deuxième temps, une formation musicale se penche sur la
partition et la " réalise ", l'interprète. La musique " concrète "
en revanche, escamote l'étape de l'écriture.
II est important de comprendre que, par le biais de la notation classique, il est
impossible au compositeur de stipuler complètement quel son il veut faire entendre.
Prenons un exemple : supposons que je veuille faire entendre un son de violoncelle dont
j'ai fixé uniquement les paramètres " physiques " : attaque, soutien (régime
continu), décroissance, avec leurs durées et les fréquences associées. La notation
classique, même en surchargeant la partition en écrivant tout autour des portées, ne me
permet pas de le faire. Dans cette perspective, constatons qu'un des gros problèmes de la
musique contemporaine est la notation de gestes instrumentaux et d'effets à obtenir
terriblement complexes. Certains peuvent penser que la notation par tablatures, comme
celle des guitaristes ou de certains instrumentistes baroques, permet de résoudre le
problème, en ce sens que cette notation spécifie très exactement le geste à produire :
par exemple, cette notation indique la position des doigts sur la guitare, plutôt que la
note à produire. Mais on comprendra aisément que cette notation ne suffit pas à
désigner complètement tel ou tel phénomène sonore, dans toute sa complexité.
C'est alors que, brillamment, Schaeffer propose de fixer le son en l'enregistrant, sachant
qu'il ne pouvait être décrit dans sa plénitude par la notation classique. En 1975, il
s'expliquait à propos de sa démarche dans un entretien radiophonique : "Le mot
concret ne désignait pas une source. ll voulait dire qu'on prenait le son dans la
totalité de ses caractères. Ainsi un son concret, c'est par exemple, un son de violon,
mais considéré dans toutes ses qualités sensibles, et pas seulement dans ses qualités
abstraites qui sont notées sur la partition. Je reconnais que le terme concret a été
vite associé à l'idée de sons de casserole, mais, dans mon esprit, ce terme voulait
dire d'abord qu'on envisageait tous les sons, non pas en se référant aux notes de la
partition, mais en rapport avec toutes les qualités qu'ils contenaient".
La musique concrète propose donc au compositeur un dialogue direct avec le matériau
sonore qui sera enregistré. Dorénavant, le compositeur façonne une matière sonore, de
même qu'un sculpteur ou un peintre donne forme à une oeuvre plastique. Le rapport entre
le musicien et le public en est profondément modifié : une fois réalisée, l'oeuvre
musicale est figée (elle est enregistrée), et le public y a un accès direct, puisqu'il
n'est plus besoin d'interprète, si ce n'est la personne qui s'occupe de la diffusion de
la bande sonore (en général le compositeur lui-même), qui peut faire varier les
paramètres de localisation spatiale du son (effets de " mouvement " du son), ou
ses qualités propres (écho, balance aigu-grave...).
Cela pose d'ailleurs un problème à de nombreuses auditeurs qui assistent à de tels
concerts : que faire en concert, face à des haut-parleurs, et rien d'autre ? La réponse
est pourtant simple... il suffit d'écouter. Ecouter des sons sans voir ne pose
physiquement et mentalement aucun problème, et les seules résistances à cela sont
socio-culturelles. I1 n'est pas obligatoire, pour dresser l'oreille, d'avoir quelque chose
à voir vers quoi la dresser. Soyons bien clair : il n'est pas nécessaire d'ajouter à un
concert de musique concrète un support visuel ; lorsqu'un orchestre joue la Neuvième
symphonie de Beethoven à la Salle Pleyel, personne ne réclame d'effets
psychédéliques ! En revanche, s'il s'agit d'utiliser cette musique dans un ballet
contemporain, le problème est totalement différent, car l'essence même de ce spectacle
est différente, et l'on sait avec quelle réussite un Béjart l'a fait.
La révolution induite par Schaeffer posait de nombreux problèmes : la conquête de la
nouvelle matière sonore exigeait de structurer un domaine encore vierge, afin d'éviter
de tomber dans la facilité d'une recherche désordonnée de l'effet sonore pour
lui-même. Il faut bien resituer ici, à la lumière de son Traité des Objets
Musicaux (1966), la nature de sa pensée, notamment par rapport au contexte
spécifique des années soixante : les ouvrages respectifs de Boulez et Schaeffer, Penser
la musigue aujourd'hui et le Traité des Objets Musicaux forment le dyptique
théorique de la musique de l'époque. Au sérialisme de Boulez, musique originellement
séparée du phénomène sonore par son dispositif abstrait d'écriture, s'oppose le
système de Schaeffer, qui réclame une pensée musicale construite du point de vue de la
perception. C'est là le sens véritable de sa déclaration, apparemment anodine : "toute
musique est,faite pour être entendue", ou encore "les signes musicaux
sont faits pour être entendus".
Saisir la musique du point exclusif de la perception conduit Schaeffer à considérer le
son comme une ressource d'objets, comme un gisement latent d'objets sonores. C'est du
point de vue d'une perception psycho-acoustique qu'il définira "l'objet
sonore", cet atome de timbre, que l'on peut isoler de toute situation musicale (par
exemple, en découpant tel ou tel petit morceau d'une bande magnétique) et que
l'expérimentation psycho-acoustique permet de délimiter, d'identifier et de
reconnaître. Une fois ces objets sonore définis, isolés de tout contexte musical, il
s'agit de les assembler, de construire des relations entre eux. C'est là que réside
toute la difficulté de sa démarche, dans le passage du "sonore" au
"musical". Schaeffer sait bien qu'il doit, pour arriver au seuil de la musique,
parvenir à engendrer des structures musicales (ce qui serait, par exemple, pour un
compositeur classique un thème, un sujet de fugue), mais ceci à partir d'objets sonores.
Citons son Traité : "Le passage de l' objet à la structure, le sens que la
structure donne à l'objet est la véritable naissance du musical". Hélas,
Schaeffer s'arrête au seuil de cette tâche colossale, et on ne sait exactement comment
il concevait de réussir, un peu par miracle, à tout engendrer de l'objet sonore.
Il est intéressant de rendre compte ici de l'avis de Boulez sur les objets sonores, il
les juge inaptes à la composition musicale : "D'un côté ils ne sont pas assez
neutres, ils sont trop caractérisés en eux-mêmes pour mettre en valeur une structure
musicale qui les relierait". Boulez entend par là qu'un son extrait, par
exemple, du ronronnement d'un moteur est trop signé, porte trop la marque de son origine
pour être inclus dans une structure musicale. "De l'autre, ils sont musicalement
trop pauvres car ils n'ont pas la capacité d'être finement variés selon les différents
mises en perspective qu'autorise une structure" : prenons l'exemple d'un thème
dont l'élan initial s'appuie sur un sol, et dont le posé final se fait également sur un
sol. Il est clair que cette même nôte sol n'a pas le même sens musical en début et en
fin de thème : nous ne l'entendons pas de la même façon. L'objet sonore en revanche,
selon Boulez, s'entend tout le temps de la même façon, qu'il apparaisse en début ou en
fin de structure.
L'activité de recherche de Pierre Schaeffer s'est épanouie dans le cadre d'un
travail d'équipe, que ce soit au GRMC (Groupe de recherche de musique concrète) à
partir de 1 951, ou au GRM (Groupe de recherche musicale) à partir de 1958. On ne saurait
passer sous silence sa collaboration fructueuse avec Pierre Henry : tous deux se sont
entraînés mutuellement dans cette aventure de la musique concrète. Citons quelques
oeuvres écrites à l'époque : Etude aux Chemins de Fer, Etude aux Tourniquets,
Etude aux Casseroles ( 1948), Symphonie pour un homme seul (1949-1950), Etude
aux AIlures, Etude aux Sons animés, Etude aux objets (1958-1959), Le
Triède fertile (1976).
Je crois que cette évocation de Pierre Schaeffer serait incomplète, sans exposer une
thèse qui est certes personnelle, mais me semble bien rendre compte de l'homme qu'il est.
Il est important de se rappeler que Schaeffer est issu d'une famille d'instrumentistes,
qui a vécu de plein fouet l'ébranlement de notre musique "classique" au début
du vingtième siècle. La rythmique diabolique de Stravinsky, les "dissonances"
de Schoenberg, la fracture béante qui s'ouvrait sous les pas de ceux qui ont fait la
musique de ces années-là ont profondément marqué le milieu des instrumentistes, qui
avait l'impression que les créateurs ne s'adressaient plus à eux comme ils l'avaient
fait pendant des siècles, s'appuyant sur un système que l'on croyait éternel.
Désormais, les oeuvres seraient difficiles à jouer, à comprendre, à aimer, c'est du
moins ce qu'ils ont cru. C'est d'ailleurs le moment où la pratique musicale s'est figée
autour du répertoire du passé, clairement délimité. Je crois que les instrumentistes
ont ressenti cette évolution comme une fracture, et Schaeffer le dit lui-même, parlant
de "cataclysme" lorsqu'on l'interroge à ce sujet. Notons dans cette perspective
qu'il entretient un rapport dramatique avec la musique, affirmant à tout bout de champ
que notre musique n'a cessé de décliner depuis Bach, empruntant alors à Janus (comme je
l'évoquais en début d'article) le visage qui regarde dans le passé.
Et l'avenir'? Je crois que ce mot n'a pas de sens pour Schaeffer, car son attitude de
détachement et de remise en cause perpétuelle de ses propres acquis lui interdit
d'envisager l'avenir. En effet, pour envisager l'avenir, ne faut-il pas d'abord tenir pour
acquis le présent et le passé, sans constamment les remettre en cause ? Je crois que
cette attitude est typique de Schaeffer : tout jeune, il n'acceptait jamais telles quelles
les théories que ses professeurs lui enseignaient. Après avoir ouvert de nombreuses
portes à la musique concrète, le voilà qui critique de manière de plus en plus
systématique, comme par dépit, ce qu'il a mis en route, avec une amertume qui peut
certes se comprendre (son Traité des ohjets musicaux a été ignoré avec
mépris par la caste musicale), mais aussi un certain aveuglement par rapport à la
dynamique propre du phénomène qu'il avait suscité, notamment vis-à-vis des jeunes qui
se sont engouffrés dans l'aventure avec lui. Comme nous l'avons dit plus haut, le fait
d'affirmer que la musique ne fait que décliner depuis Bach, ne donne aucun sens au mot
"avenir", envisagé sous son angle musical.
Je pense que la démarche de Schaeffer vise l'instant présent, le moment : sa musique,
qui n'en est pas une en tant que telle, puisqu'il l'a conclu lui-même, nous libère pour
un moment du poids du déclin de la musique (tel que Schaeffer le ressent), elle ouvre
d'autres fenêtres, elle ne veut pas chercher une façon de sauver cet art, elle propose
autre chose, qui "arrache" provisoirement l'auditeur à cette chute générale.
Autre visage de Janus, qui fixe l'instant présent.
Je concluerai cet article en évoquant le nom de Michel Chion, qu'il me semble
indispensable de signaler. Ce compositeur, qui oeuvre dans le domaine de la musique
concrète, a su prendre acte de la démarche et de l'échec de Schaeffer. II ouvre
aujourd'hui une porte, celle d'un genre nouveau : au lieu d'essayer vainement de se faire
musique, le genre "concret" doit selon lui se transformer en " Art des sons
fixés ", c'est-à-dire, en quelque sorte le pendant musical du cinéma, qui est
l'art des images fixées. Un art nouveau naît, et Michel Chion en a déja formalisé de
façon cohérente ses différents aspects, notamment dans son ouvrage L'Art des Sons
Fixés, ou La Musique concrètement (éditions Metamkine). C'est remarquable
et courageux.